Le rôle de la science dans le respect de l’Accord de Paris sur le climat

Le rôle de la science dans le respect de l’Accord de Paris sur le climat

Dossier : ExpressionsMagazine N°763 Mars 2021
Par Mounia MOSTEFAOUI (M2012)
Par Jean JOUZEL

Jean Jou­zel est cli­ma­to­logue, prix Vet­le­sen (2012), ancien vice-pré­sident du groupe scien­ti­fique du GIEC (lau­réat du prix Nobel de la paix en 2007 avec Al Gore), médaille d’or du CNRS, membre de l’Académie des sciences en France et aux États-Unis. Il a été inter­viewé par Mou­nia Mos­te­faoui (M2012), doc­to­rante au labo­ra­toire de météo­ro­lo­gie dyna­mique (LMD), dans le cadre de sa thèse pour iden­ti­fier les enjeux glo­baux et les prin­ci­paux acteurs scien­ti­fiques concer­nés par sa ques­tion de recherche : le rôle de la science dans le res­pect des enga­ge­ments de l’Accord de Paris pour le climat.

Cher Jean, je cherche à caractériser le rôle de la science dans le respect de l’Accord de Paris sur le climat, pourriez-vous me dire un mot à ce sujet ?

Il y a d’abord un niveau inter­na­tio­nal de l’Accord lui-même avec l’objectif cli­ma­tique à long terme qui est de limi­ter à une tem­pé­ra­ture bien en des­sous de 2 °C et si pos­sible à 1,5 °C. Cet objec­tif fixé dans les textes de négo­cia­tion et dans des décla­ra­tions poli­tiques s’appuie bien sur les rap­ports du Groupe inter­gou­ver­ne­men­tal d’experts sur le cli­mat (GIEC), qui ne pro­posent pas de recom­man­da­tions pres­crip­tives mais délivrent des revues de l’état de l’art à des­ti­na­tion notam­ment des déci­deurs politiques.

Mais le véri­table pro­blème vient du fait que les poli­tiques natio­nales ne sont pas à la hau­teur des constats pré­sen­tés dans les rap­ports du GIEC sur les­quels elles s’appuient néan­moins pour éva­luer le niveau d’engagement. Dans l’Accord de Paris, il est cité que, si les enga­ge­ments étaient tenus, on irait vers 55 mil­liards de tonnes équi­valent CO2 en 2030, alors qu’il fau­drait pas­ser à 40 mil­liards de tonnes équi­valent CO2 pour avoir des chances de res­ter à 2 °C, et res­ter bien en des­sous de cette valeur en 2030 pour gar­der des pos­si­bi­li­tés de ne pas dépas­ser 1,5 °C de réchauffement.

À la suite de l’Accord de Paris, le GIEC a été invi­té par la Conven­tion cadre des Nations unies sur le chan­ge­ment cli­ma­tique (CCNUCC) à pro­duire le rap­port 1,5 °C en 2018. Ce rap­port s’appuie sur le 5e rap­port du GIEC et le com­plète. Rap­pe­lons que c’est à par­tir de la Confé­rence de Copen­hague avec le 4e rap­port qu’il y a eu pas­sage d’un objec­tif qua­li­ta­tif vers un objec­tif quan­ti­ta­tif. Ce docu­ment indi­quait en effet clai­re­ment, et pour la pre­mière fois, que des objec­tifs de res­ter sous 1,5 °C ou 2 °C devaient être fixés. Ces objec­tifs chif­frés appa­rais­saient en détail dans les tableaux du résu­mé tech­nique du 4e rap­port du GIEC sti­pu­lant notam­ment que, pour avoir des chances de res­ter à + 2 °C, il fau­drait que le pic d’émissions de gaz à effet de serre ait lieu en 2020 au plus tard. Cela repré­sente entre 40 et 70 % de dimi­nu­tion en 2050, et la neu­tra­li­té car­bone par la suite.

“Les politiques nationales
ne sont pas à la hauteur
des constats présentés
dans les rapports du GIEC.”

Ain­si, l’Accord de Paris est moins pré­cis que les rap­ports du GIEC puisqu’on y évoque sim­ple­ment de façon assez floue « un pic d’émission le plus rapi­de­ment pos­sible » et une neu­tra­li­té car­bone à atteindre quelque part dans la deuxième par­tie du XXIe siècle.

Le rap­port spé­cial 1,5 °C réa­li­sé à l’invitation de la Conven­tion confirme les résul­tats du 5e rap­port du GIEC et le seuil de 40 mil­liards de tonnes équi­valent CO2 en 2030 pour que les 2 °C res­tent d’actualité. Un point nou­veau dans ce rap­port est le poin­tage d’un seuil entre 25 et 30 mil­liards de tonnes de CO2 pour gar­der des chances de limi­ter le réchauf­fe­ment à 1,5 °C. Il n’y avait en effet pas de chiffre dans l’Accord de Paris par rap­port à ce niveau d’ambition. Le rap­port 1,5 °C a aus­si fait res­sor­tir la néces­si­té de la neu­tra­li­té car­bone en 2050 pour atteindre l’objectif de 1,5 °C, et la neu­tra­li­té car­bone entre 2070 et 2080 pour main­te­nir un réchauf­fe­ment à + 2 °C.

D’autre part, il me semble que ce qui a ame­né les pays à rati­fier le pro­to­cole de Kyo­to en 1997 est vrai­ment le deuxième rap­port du GIEC indi­quant l’existence d’« un ensemble d’éléments qui sug­gèrent une influence per­cep­tible des acti­vi­tés humaines sur le climat ».

La for­mu­la­tion dans ce rap­port du GIEC est très pru­dente et, lorsque l’on se replonge dans les archives de l’époque, il res­sort que les poli­tiques se sont appuyés sur les tra­vaux des scien­ti­fiques, en fai­sant clai­re­ment état dans les médias de cette ori­gine scien­ti­fique des déci­sions politiques.

Ce n’est pas dans les textes que se situe le pro­blème : le texte de l’Accord de Paris – et même le texte de Copen­hague évo­quant déjà 1,5 °C 2 °C – s’appuie bien sur les connais­sances syn­thé­ti­sées par le GIEC, depuis la créa­tion de la CNUCC. Le pro­blème est en revanche dans le pas­sage à l’action.

D’après vous est-ce que la partie scientifique et les provisions associées au Monitoring, Reporting, Verification (MRV) sont des moteurs pour le respect des engagements de l’Accord de Paris pour le climat ?

Oui, je pense que c’est une bonne approche, y com­pris par rap­port aux pays en voie de déve­lop­pe­ment, « véri­fier, repor­ter, mesu­rer » : c’est inté­res­sant car tous les pays sont assu­jet­tis au MRV et cela amène ain­si une forme d’égalité.

Il m’arrive sou­vent de dis­cu­ter avec des repré­sen­tants de pays afri­cains par exemple dans les Confé­rences des Par­ties (COPs) ou dans le cadre du GIEC : pour ces pays, c’est l’adaptation qui compte avant tout alors que l’atténuation devrait éga­le­ment être à l’ordre du jour, même si je recon­nais per­son­nel­le­ment le poids his­to­rique et l’importance du concept de grand­fa­the­ring. Mais si on fait un cal­cul simple, même en admet­tant à l’extrême que les pays déve­lop­pés arrê­te­raient com­plè­te­ment d’émettre et si les pays en voie de déve­lop­pe­ment se déve­lop­paient autour des com­bus­tibles fos­siles, on irait bien au-delà de + 2 °C en 2100. Donc, dans le réfé­ren­tiel mon­dial et pour l’intérêt com­mun, les pays en voie de déve­lop­pe­ment doivent pou­voir se déve­lop­per sur une éco­no­mie sobre en car­bone en étant aidés par les pays dits développés.

Et au niveau national ?

Au niveau fran­çais, un orga­nisme est char­gé de suivre les émis­sions en France par sec­teur, le Centre inter­pro­fes­sion­nel tech­nique d’études de la pol­lu­tion atmo­sphé­rique (Cite­pa), année par année, sec­teur par sec­teur. Leur tra­vail de sui­vi est fait très sérieu­se­ment, pas seule­ment pour les gaz à effet de serre (GES) d’ailleurs, avec des tableaux dans un for­mat stan­dard sui­vant l’Accord de Paris. 

En ce qui concerne les actions poli­tiques fran­çaises en faveur de la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique, le tra­vail a véri­ta­ble­ment com­men­cé en 2003, quand Jean-Pierre Raf­fa­rin a annon­cé l’objectif fac­teur 4. Cet objec­tif a ensuite été main­te­nu par tous les gou­ver­ne­ments, sous tous les man­dats depuis Jacques Chi­rac. Il est mis en place en 2005 dans la pre­mière loi sur l’énergie puis est repris par l’équipe de Nico­las Sar­ko­zy dans le Gre­nelle de l’environnement. Cet objec­tif est pour­sui­vi par le gou­ver­ne­ment de Fran­çois Hol­lande dans la loi sur la tran­si­tion éner­gé­tique, et cette ambi­tion est rehaus­sée car on parle main­te­nant de neu­tra­li­té car­bone en 2050 dans la loi éner­gie-cli­mat. Cet objec­tif de neu­tra­li­té est aus­si un ali­gne­ment avec le rap­port 1,5 °C du GIEC sti­pu­lant que, pour res­ter autour de 1,5 °C, il fau­dra atteindre la neu­tra­li­té car­bone en 2050. Donc la loi est tex­tuel­le­ment ambi­tieuse en France de ce point de vue, elle s’appuie vrai­ment sur le diag­nos­tic des scientifiques.

“Le problème vient clairement de
la décorrélation entre les textes et la réalité
de tous les jours.”

En revanche, la fai­blesse dans la loi éner­gie-cli­mat réside dans le fait que, même si l’énergie repré­sente envi­ron 80 % des émis­sions de GES, pour les 20 % res­tants, c’est-à-dire pour le sec­teur agri­cole et ali­men­taire, il n’y a pas vrai­ment de cadre natio­nal. Or il fau­drait aus­si un cadre pour ces émis­sions. En France on est déjà en train de prendre du retard. En consul­tant la stra­té­gie natio­nale bas car­bone et les rap­ports du CESE, il res­sort que la ten­dance est à la baisse en termes d’émissions sur le ter­ri­toire natio­nal – tou­te­fois le bilan est plus pré­oc­cu­pant si on tient compte des impor­ta­tions et des expor­ta­tions en pre­nant en compte « l’empreinte carbone ».

La neutralité du GIEC est-elle une bonne chose d’après vous pour favoriser le respect des engagements de la France en faveur du climat ?

Je suis pour ma part assez atta­ché à la phi­lo­so­phie du GIEC qui consiste à ne pas faire de recom­man­da­tions. Si c’était le cas, je pense que nous per­drions en légi­ti­mi­té par rap­port à la pos­ture de pré­sen­ter des constats de façon neutre. Bien que les poli­tiques s’appuient sur les rap­ports du GIEC, le pro­blème encore une fois à mon avis vient clai­re­ment de la décor­ré­la­tion entre les textes et la réa­li­té de tous les jours.

Il me semble que les scien­ti­fiques accom­plissent leur tra­vail puisque, sur la ques­tion du cli­mat, les déci­deurs prennent appui sur les tra­vaux du GIEC, indé­pen­dam­ment du par­ti poli­tique en place, aus­si bien au niveau de l’Accord de Paris que dans les textes légis­la­tifs en France ou en Europe qui pour­suivent un objec­tif de neu­tra­li­té car­bone d’ici à 2050.

C’est à par­tir de ce constat de retard qu’Édouard Phi­lippe a rédi­gé une lettre de mis­sion pour la mise en place de la Conven­tion citoyenne pour le cli­mat : je suis dans le comi­té de gou­ver­nance de cette struc­ture. La lettre de mis­sion sti­pule que le comi­té doit être consti­tué de 150 citoyens repré­sen­ta­tifs, dont la mis­sion est de pro­po­ser des mesures qui per­mettent à la France de res­pec­ter ses objec­tifs à l’ho­ri­zon 2030, à savoir une dimi­nu­tion de 40 % au moins de nos émis­sions de GES par rap­port à 1990, et cela en pré­ser­vant un contexte de jus­tice sociale. Ces pro­po­si­tions sont ensuite exa­mi­nées soit par la loi, soit par des régle­men­ta­tions, soit par réfé­ren­dum. Mais il y a déjà une recon­nais­sance très claire du retard de la France.

Quels outils scientifiques servent actuellement pour les aspects de transparence dans l’Accord de Paris ?

Tu devrais aller voir Phi­lippe Ciais, membre de l’Académie des sciences, ici au LSCE-CEA (labo­ra­toire des sciences du cli­mat et de l’environnement), de nom­breux cher­cheurs tra­vaillent sur les aspects de moni­to­ring. Par ailleurs, au niveau de la par­tie car­bone, à l’échelle mon­diale, c’est le Glo­bal Car­bon Pro­ject dans lequel de nom­breux cher­cheurs du labo­ra­toire sont inves­tis et pour­ront répondre à tes ques­tions. Il y a aus­si un sui­vi des émis­sions par la Conven­tion (CNUCC) elle-même.

De plus, je te conseille aus­si à pro­pos des liens entre poli­tique et science de lire notre ouvrage Pour évi­ter un chaos éco­no­mique et finan­cier, avec Pierre Lar­rou­tu­rou. Enfin, je te donne cet autre livre, que je viens de publier très récem­ment, Cli­mats pas­sés, cli­mats futurs. Dans ce livre, je retrace notam­ment mon par­cours, et ce qui m’a conduit à cette car­rière de cli­ma­to­logue et dans les ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales comme le GIEC. J’y raconte notam­ment que j’ai eu de la chance de com­men­cer dès 1968 avec des men­tors formidables.

Avez-vous eu une vocation pour ce métier ? Avez-vous déjà douté au cours de votre carrière ?

Je ne dirai pas une voca­tion, mais il est vrai que j’ai eu la chance de tra­vailler avec des gens déter­mi­nants comme Étienne Roth dont je parle dans l’ouvrage Cli­mats pas­sés, cli­mats futurs pré­sen­té dans Le Monde du 3 octobre 2019 par Florent Georgesco.

Je n’ai jamais vrai­ment dou­té. La recherche qu’on fait à l’Institut Pierre-Simon-Laplace liée à l’étude de l’évolution du cli­mat et sa modé­li­sa­tion est pas­sion­nante. Par ailleurs, j’ai eu la chance d’être vrai­ment impli­qué dans la décou­verte du lien entre cli­mat et effet de serre en 1987 et d’a­voir contri­bué aux articles sur le forage gla­ciaire de Vos­tok. Cela a vrai­ment mar­qué les esprits à l’époque, tu n’étais pas encore née mais, dans les années 80, j’ai eu cette double chance de par­ti­ci­per à ces décou­vertes en France et de tra­vailler avec les deux plus grandes figures inter­na­tio­nales sur l’effet de serre. En 1983–1984, je choi­sis en effet d’aller au GISS et à New York où je ren­contre Jim Han­sen – qui reste une des grandes figures de notre métier au niveau de la modé­li­sa­tion, plu­tôt pro­tes­ta­taire par ailleurs – ain­si que Wal­ly Broe­cker, océa­no­graphe, qui était en 1975 le pre­mier à par­ler de chan­ge­ment cli­ma­tique dans son article « Cli­ma­tic Change : Are We on the Brink of a Pro­noun­ced Glo­bal War­ming ? » Ma car­rière a ain­si été for­te­ment impac­tée par ces ren­contres essen­tielles aux États-Unis.

Ensuite, dans les années 90, toute la pre­mière par­tie de ma vie pro­fes­sion­nelle, j’ai eu la chance d’être très impli­qué dans la décou­verte des varia­tions cli­ma­tiques rapides. Je suis allé au Groen­land, sur le ter­rain, et très rapi­de­ment il y a eu beau­coup d’intérêt des médias pour ce tra­vail d’équipe, ce qui a fait que les déci­deurs poli­tiques se sont aus­si inté­res­sés à nous.

Puis je me suis impli­qué dans le GIEC et au début des années 2000 j’ai pris la direc­tion de l’IPSL. Lorsque j’ai obte­nu le prix Vet­le­sen conjoin­te­ment avec Susan Solo­mon, il y a quelques années, nous avons aus­si par­lé du rôle des scien­ti­fiques dans l’alerte lors du dis­cours de récep­tion. J’ai tou­jours été inté­res­sé par la science et je pense que c’est vrai­ment le point de départ de l’action poli­tique sur la ques­tion du climat.

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