Crise climatique et agences de l’eau

Crise climatique et agences de l’eau

Dossier : ExpressionsMagazine N°786 Juin 2023
Par Bertrand GIRAUD (X59)

Son­ne­rie d’alerte d’un Ancien sai­si par la conscience de l’urgence du pro­blème de l’eau en France, dans le cadre du chan­ge­ment cli­ma­tique. Les agences de l’eau sont une créa­tion admi­nis­tra­tive très per­ti­nente pour assu­rer une poli­tique publique à l’échelon régio­nal. Mais sont-elles dimen­sion­nées pour faire face à l’ampleur du pro­blème ? Une action natio­nale et même inter­na­tio­nale est indis­pen­sable. Voi­là qui apporte de l’eau au mou­lin éco­lo­giste, qui risque d’en manquer !

Ce qui suit est une froide réflexion sur un sujet en fait brû­lant : com­ment nous, braves citoyens X, pour­rions valo­ri­ser l’outil que pos­sède la France pour gérer ce bien com­mun, essen­tiel et prio­ri­taire entre tous qu’est l’eau ? Les agences de bas­sin, encore dites agences de l’eau. Eau super-prio­ri­taire. Sans eau dis­po­nible et maî­tri­sée, pas d’agriculture ni d’industrie, et fina­le­ment pas de vie tout court. On parle d’économies et de nou­velles sources d’énergie. Il est urgent de décar­bo­ner ladite éner­gie. Mais man­quer d’eau est bien plus mor­tel. La France n’a pas été capable d’afficher un plan natio­nal d’urgence, tableau de bord à la de Gaulle, non auto­ri­taire, mais tableau com­bien néces­saire maintenant !

Carte des agences de l'eau
Carte des agences de l’eau. Source : https://www.lesagencesdeleau.fr/

Des agences de l’eau

Les agences de l’eau en métro­pole sont au nombre de six : Seine-Nor­man­die (SN), Loire-Bre­tagne (LB), Adour-Garonne (AG), Rhône-Médi­ter­ra­née-Corse (RMC), Rhin-Meuse (RM) et Artois-Picar­die (AP). Leurs noms décrivent bien leurs domaines, bas­sins ver­sants de petits fleuves côtiers ou de grands fleuves, et un peu moins bien les eaux sou­ter­raines et encore les eaux marines côtières. Dans les DROM-COM, si riches en bio­di­ver­si­té, regret­tons l’absence d’agences de coor­di­na­tion entre la poli­tique de l’eau et celle de la bio­di­ver­si­té. Les res­sources des agences viennent des prin­cipes « consom­ma­teur-payeur » et « pol­lueur-payeur », de grande soli­da­ri­té répu­bli­caine. En retour, les fonds col­lec­tés sont attri­bués à des pro­jets de créa­tion de res­sources en eau ou de res­tau­ra­tion de res­sources com­pro­mises, voire de simple conser­va­tion. Au cœur du méca­nisme de taxa­tion, puis de sub­ven­tions de pro­jets, voire de par­tage de l’eau, figure pour chaque agence un comi­té de bas­sin, organe essen­tiel­le­ment poli­tique où siègent toutes les par­ties concer­nées, col­lec­ti­vi­tés, agri­cul­tures, indus­tries, admi­nis­tra­tions, etc., toutes assoif­fées mais proches de leurs sous. Les experts tech­niques et finan­ciers des agences arbitrent des inté­rêts très opposés.

Les pro­jets sou­te­nus par ces agences résultent le plus sou­vent d’appels à pro­jets lan­cés par cha­cune. Cela induit une régio­na­li­sa­tion, béné­fique vu la diver­si­té des pro­blèmes locaux et la plus grande sou­plesse des soli­da­ri­tés régio­nales. Il arrive par exemple que l’aval soit sol­li­ci­té pour aider un pol­lueur amont à s’équiper pour cor­ri­ger ses méfaits. Mais cette régio­na­li­sa­tion et son risque de sau­pou­drage peuvent être peu com­pa­tibles avec la prise en compte de pro­blèmes glo­baux à l’échelle natio­nale, voire inter­na­tio­nale. Heu­reu­se­ment, récem­ment, les agences métro­po­li­taines ont lan­cé des appels d’offres com­muns. Et au moins RM a évi­dem­ment une sen­si­bi­li­té internationale.

Les agences de l’eau sont-elles de taille ?

Cet outil d’agences est-il bien employé ? Est-il de taille à affron­ter la crise cli­ma­tique ? On peut en débattre. Voi­ci, selon l’internet, les objec­tifs prio­ri­taires natio­naux : « – Gérer et par­ta­ger les res­sources en eau – Res­tau­rer les milieux aqua­tiques, leur fonc­tion­ne­ment natu­rel et la bio­di­ver­si­té – Garan­tir le bon état des eaux en rédui­sant les pol­lu­tions de toutes ori­gines et par temps de pluie – Agir pour pré­ser­ver et res­tau­rer la qua­li­té et les habi­tats natu­rels des eaux côtières. Un enjeu fort : pour anti­ci­per les consé­quences du chan­ge­ment cli­ma­tique, les agences se sont dotées d’un plan d’adaptation et y consacrent déjà plus de 40 % de leurs aides de 2019 à 2024. »

On voit vite (cf. enca­dré) que les agences ren­con­tre­raient des dif­fi­cul­tés à envi­sa­ger les tra­vaux, aque­ducs trans­ré­gio­naux par exemple, que peut exi­ger la crise. Sachant que le chiffre d’affaires annuel de Veo­lia Eau + Déchets en France en 2020 est de l’ordre de 5 mil­liards, une si grande entre­prise aurait un peu moins de mal à pré­fi­nan­cer une frac­tion de tels tra­vaux, mais il est cer­tain que de suc­cu­lents mar­chés en urgence natio­nale la moti­ve­raient, ain­si que ses consœurs et concur­rentes fran­çaises en eau et en BTP. La France, chan­ceuse, pos­sède des pilotes mon­diaux, Veo­lia déjà cité, Suez, Bouygues, Eif­fage, Vin­ci, etc.

Ce n’est pas seule­ment l’argent qui manque, mais le temps. La durée des grands chan­tiers, entre concep­tion et mise en ser­vice, peut dépas­ser la dizaine d’années, à cause des erreurs de concep­tion, pro­cès, mal­fa­çons, voire sabo­tages. Si le menu des séche­resses, inon­da­tions, tor­nades et incen­dies que pro­met le GIEC s’installe vite, les actuels pro­grammes d’action même après « plans d’adaptation » ne révèlent pas l’ambition néces­saire. Ce qui manque encore, c’est la coor­di­na­tion avec la poli­tique éner­gé­tique. Par exemple, il y a 38 tranches nucléaires en bord de fleuves et rivières fra­gi­li­sés et 18 tranches en bord de mer. Com­ment aug­men­ter le nombre en bord de mer pour four­nir l’énergie néces­saire au des­sa­le­ment inévitable ?

La lec­ture des plans d’action des agences illustre bien leurs grandes com­pé­tences et leurs manques de moyens. Faute de place, je ne décris ici, trop briè­ve­ment, que deux agences. Des para­graphes dédiés aux autres sont dis­po­nibles sur demande par tout lec­teur curieux.


Des moyens limités

Nos six agences affichent envi­ron 1 600 agents et dis­posent en prin­cipe de 12 à 13 mil­liards d’euros, à par­ta­ger, de res­sources éta­lées sur six ans pour leurs 11es pro­grammes d’action. Ça veut dire, au mieux, une pin­cée annuelle d’un mil­liard d’euros pour l’agence la mieux dotée, et plu­tôt entre 200 et 400 mil­lions d’euros. Et au mieux deux ou trois cen­taines d’ingénieurs et tech­ni­ciens pour conver­tir cet argent en actions concrètes. Pas de grands tra­vaux en vue. Par com­pa­rai­son et à la louche, 1 000 km d’autoroute coûtent envi­ron 5 mil­liards d’euros, 1 000 km de TGV envi­ron 15 mil­liards. On peut comp­ter envi­ron un mil­liard d’euros pour un parc éolien de 1 000 MW ; le tun­nel sous la Manche a coû­té autour de 10 mil­liards d’euros, et un EPR, quand sa construc­tion sera au point, est esti­mé à 8 mil­liards. Le pont de Nor­man­die, en incluant études, tra­vaux annexes et frais finan­ciers, a coû­té un mil­liard. Le prix d’un pipe-line de 1 000 km est de l’ordre de 1 à 2 mil­liards d’euros.


L’agence Seine-Normandie

SN finance, entre autres, « 1) des épu­ra­tions d’eaux de pluie en zone urbaine, 2) des répa­ra­tions de fuites dans les réseaux de dis­tri­bu­tion, 3) des actions dans le sec­teur agri­cole per­met­tant des chan­ge­ments de pra­tiques ou de sys­tèmes de culture, dont le déve­lop­pe­ment des filières com­pa­tibles avec la pro­tec­tion de la res­source en eau, et des milieux aqua­tiques et marins, 8) la lutte contre l’érosion des sols, la maî­trise des flux d’eaux super­fi­cielles pour limi­ter leurs impacts sur les nappes sou­ter­raines et les milieux aqua­tiques et humides, sur la res­source en eau sus­cep­tible d’être uti­li­sée pour l’eau potable et sur les zones d’usages sen­sibles à la pol­lu­tion micro­bio­lo­gique, 9) l’acquisition fon­cière pour la péren­ni­sa­tion d’une bonne ges­tion des sur­faces pour la pré­ser­va­tion à long terme des res­sources en eau et des milieux aqua­tiques, humides et lit­to­raux, et des ter­rains natu­rels connec­tés lorsqu’ils sont néces­saires à la bonne ges­tion des éco­sys­tèmes et per­mettent la res­tau­ra­tion de la bio­di­ver­si­té, 10) des stages pour des cher­cheurs scientifiques. »

L’agence Seine-Normandie couvre un linéaire côtier est de 650 km.
L’agence Seine-Nor­man­die couvre un linéaire côtier est de 650 km.

Le domaine d’action de SN contient 55 000 km de rivières, couvre 95 000 km2 de sur­face et donc implique, à la louche sur 100 m de pro­fon­deur, 10 000 km3 de roches plus ou moins aqui­fères. Le linéaire côtier est de 650 km, d’où, en effa­çant quelques zig­zags de côtes, envi­ron 400 km² d’eau de mer au large sur un km et donc, jusqu’à 50 m de pro­fon­deur, 20 km3 d’eau de mer à sur­veiller… ou à gué­rir ! L’action de SN, quelle que soit sa qua­li­té, ne peut être que ponc­tuelle. Si la grande séche­resse de 1976, année du fameux « impôt séche­resse », se repro­duit, on voit mal com­ment ne se repro­dui­rait pas aus­si la disette de four­rages dans les éle­vages de Normandie.

L’agence Adour-Garonne

AG annonce dis­po­ser d’environ 250 mil­lions d’euros par an, dont 59 % pour des actions por­tant sur l’agriculture, les milieux aqua­tiques et la bio­di­ver­si­té, la pro­tec­tion de la res­source en eau potable, la ges­tion des eaux plu­viales, les indus­tries, ensuite 28 % pour l’assainisse­ment domes­tique et le trai­te­ment de l’eau potable, enfin 13 % pour tout le reste.

Extrait de sa prise de conscience aiguë : « Aug­men­ta­tion de la tem­pé­ra­ture moyenne annuelle esti­mée entre + 1,5° et + 2,8° d’ici à 2050 ; le cli­mat actuel va se dépla­cer de 300 km vers le nord. L’évapotranspiration annuelle va aug­men­ter de + 10 à + 30 % d’ici 2050 par rap­port à la moyenne annuelle actuelle. Cette aug­men­ta­tion sera par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante au prin­temps et à l’automne. Une pro­bable réduc­tion des pluies et sur­tout plus d’évapotranspiration vont se tra­duire par moins d’écoulement des eaux et sans doute moins d’infiltration. Les étiages devien­dront plus pré­coces, plus sévères et plus longs, les bas­sins du Sud-Ouest seront les plus impac­tés de France par cette dimi­nu­tion des débits des cours d’eau, notam­ment en été et à l’automne. D’ici à 2040, une aug­men­ta­tion de + 4,5 à + 20 cm du niveau moyen de l’Atlantique est pré­vue. L’impact des tem­pêtes sera ampli­fié, accé­lé­rant l’érosion des côtes et entraî­nant des sub­mer­sions au moins tem­po­raires et des risques de sali­ni­sa­tion des espaces côtiers. En aggra­vant le défi­cit hydrique, le réchauf­fe­ment cli­ma­tique tend à assé­cher les zones humides, notam­ment celles de la façade lit­to­rale et celles des Pyré­nées. En plus de l’évolution de la tem­pé­ra­ture et de la sali­ni­té, les baisses de débit d’eau douce venant de l’amont du bas­sin risquent d’allonger le temps de pré­sence du bou­chon vaseux, accen­tuant les pro­blèmes de qua­li­té des eaux et les impacts sur la faune, la flore, et la capa­ci­té des micro-orga­nismes à autoé­pu­rer. L’influence du chan­ge­ment cli­ma­tique se fait sen­tir sur de nom­breux para­mètres phy­si­co­chi­miques des lacs, alté­rant leur fonc­tion­ne­ment bio­lo­gique. » Tout est dit. 

Mal­gré ces sombres pers­pec­tives, je n’ai pas trou­vé trace sur le site d’AG de pro­jets d’aqueduc, digue, réaménage­ment urbain, mise à l’abri d’industries cri­tiques, usine de dessalement.

“Aux plumes, citoyens !
Affûtez vos crayons !
Marchons, râlons,
Qu’une eau bien pure,
Abreuve nos régions !”

Questions à poser aux « décideurs »

S’il va y avoir trop d’eau en cer­tains endroits et à cer­taines périodes, com­ment la faire bien s’infiltrer ou la recueillir, la conser­ver, l’épurer au besoin, la trans­por­ter là où elle va man­quer ? S’il n’y a pas assez d’eau, com­ment évi­ter de la gas­piller et com­ment la par­ta­ger ? Quelles prai­ries, quels bocages ou quelles forêts créer ou amé­na­ger ? Quid des man­groves à créer, y com­pris en métro­pole, ou à entre­te­nir, pour pro­té­ger les zones côtières basses de tant de ter­ri­toires contre l’invasion marine ? Com­bien coû­te­ront ces pro­tec­tions et com­bien d’années dure­ront les tra­vaux, ques­tion par­ti­cu­liè­re­ment cri­tique, vu les urgences ? Com­ment mobi­li­ser les outils exis­tants, à savoir les agences de l’eau et autres com­pé­tences, entre­prises, admi­nis­tra­tions ? Com­ment rendre démo­cratiquement accep­tables les sacri­fices deve­nus néces­saires et les nui­sances asso­ciées ? Com­ment empê­cher les sabo­tages ? Si un auto­ri­ta­risme devient indis­pen­sable pour cette sur­vie, com­ment en évi­ter les abus ?

Que fait la puissance publique ? 

Faut-il s’en remettre à la « jeune géné­ra­tion » pour ces­ser de démis­sion­ner ? Des actions immé­diates, prio­ri­taires, sont néces­saires pour pro­té­ger nos cycles de l’eau à plu­sieurs échelles. Les agences de l’eau repré­sentent un tré­sor de com­pé­tence pour l’action régio­nale, mais leurs bud­gets, même récem­ment aug­men­tés, ne sont pas à la hau­teur de la tota­li­té des besoins locaux et régio­naux. Sur­tout, ces bud­gets ne per­mettent pas des actions d’ampleur natio­nale, voire inter­na­tio­nale. Des ques­tions sem­blables peuvent se poser concer­nant le BRGM et l’Ifremer, par­te­naires natu­rels des agences. Le Com­mis­sa­riat au Plan et le minis­tère de la Tran­si­tion éco­lo­gique ont évi­dem­ment déjà de solides esquisses de pro­gramme à mettre en œuvre. Mais il est extrê­me­ment regret­table que l’opinion publique, d’autant plus dif­fi­cile à moti­ver à cause de ses sou­cis quoti­diens et son « archi­pélisa­tion », ait été lais­sée incons­ciente des­dites prio­ri­tés, de leurs coûts et des sacri­fices à consen­tir pour la sur­vie de nos enfants et petits-enfants. Où est le plan à dix (vingt ?) ans pour l’eau, l’énergie, l’habitat, les trans­ports, la sécu­ri­té et la défense natio­nale ? Com­ment étendre le pro­gramme Shift de l’équipe de notre cama­rade Jan­co­vi­ci (X81) ?

Que peut faire le citoyen ? 

Que peut déjà faire chaque citoyen ? Si on n’a pas un ami PDG ou membre de cabi­net minis­té­riel ou autre « influen­ceur » à dis­traire de ses sou­cis à court (ou moyen ?) terme, une simple lettre à son dépu­té ou séna­teur, disant quelque chose du genre : « Les pro­blèmes de l’eau ne cessent de s’aggraver et menacent notre sur­vie. Les agences de l’eau ne financent que des actions trop locales. Pour­quoi ne don­nez-vous pas à notre pays les moyens de trai­ter les pro­blèmes à grande échelle ? », peut ser­vir. L’auteur du pré­sent point de vue a eu une expé­rience de trente ans d’interventions par­le­men­taires. Au bout de trois ou quatre cents lettres diri­gées vers des repré­sen­tants appar­te­nant à un même groupe par­le­men­taire, ledit groupe prend le sujet au sérieux.

Poster un commentaire