Le projet professionnel : qu’en pense le mentor ?

Dossier : Vie de l'associationMagazine N°744 Avril 2019
Par Jacques DEFAUCHEUX (72)
Par Nicolas BEAUDRE (81)

Depuis 2017, l’AX développe l’entraide bénév­ole au sein de la com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne sous la forme du men­tor­ing. Nous voulons ici éclair­er une dis­cus­sion qui est au cœur du men­tor­ing, celle qui con­cerne le pro­jet pro­fes­sion­nel du men­toré. Dans le par­cours du binôme, il peut arriv­er qu’un décalage appa­raisse entre les vues du men­tor et du mentoré.

Par­fois le men­tor n’adhère pas com­plète­ment au pro­jet du men­toré. Celui-ci s’en rend compte et regrette de ne pas être mieux soutenu dans une démarche encore frag­ile. Com­ment faire pour que l’échange soit posi­tif et qu’il con­solide la con­fi­ance ? Nous nous appuierons ici sur la com­mu­ni­ca­tion non vio­lente (CNV).

Comment engager le dialogue ?

Si le men­tor ne croit pas au pro­jet du men­toré, il peut d’abord se deman­der pourquoi il n’y croit pas : débouché insuff­isant, inco­hérence avec le pro­fil du men­toré, crainte sur ses capac­ités à men­er le plan d’action pour y par­venir ? Ce ques­tion­nement mon­tre que le men­tor cherche à éviter le juge­ment trop rapide.

Il peut ensuite engager le dia­logue. Mais il est plus mobil­isa­teur d’accompagner le men­toré là où il a envie d’aller, en le chal­lengeant, plutôt que de l’avertir en lui opposant les obsta­cles qu’il risque de ren­con­tr­er : com­ment vas-tu faire, com­ment vas-tu résoudre ce prob­lème ? Plutôt que : te rends-tu compte de la difficulté ?

Il faut être rigoureux sur la for­mu­la­tion : le « com­ment ? » per­met d’éviter une con­fronta­tion sur la valeur, la qual­ité, la crédi­bil­ité du projet.

S’inspirer de la CNV

Le principe de la démarche CNV est de met­tre la per­son­ne et la rela­tion au cen­tre, pri­or­i­taire­ment par rap­port au con­tenu du mes­sage et aux solu­tions, autrement dit de traiter les ten­sions par le dia­logue et le respect mutuel. Il faut pren­dre le temps d’installer un mode de com­mu­ni­ca­tion sere­in et effi­cace qui per­me­tte de rechercher ensem­ble une solu­tion selon une forme de coconstruction.

La CNV ne doit pas seule­ment être con­sid­érée comme un out­il de com­mu­ni­ca­tion pour résoudre les con­flits mais comme un art de vivre les rela­tions qui s’appuie sur l’expression des émo­tions, l’écoute de ses pro­pres besoins et des besoins de l’autre.

Ce préal­able de dés­escalade, avant tout échange sur les argu­ments et solu­tions, peut être perçu comme une perte de temps ; pour­tant ses avan­tages sont de per­me­t­tre de mobilis­er pleine­ment les éner­gies des deux acteurs, en abais­sant les ten­sions, et de libér­er leur poten­tiel de créa­tiv­ité si l’on a pu attein­dre un cli­mat d’ouverture dans l’échange. Il relève aus­si d’une pos­ture éthique qui con­siste à recon­naître à l’autre sa légitim­ité dans le débat, et de n’envisager que des solu­tions qui respectent l’un et l’autre. Enfin c’est une manière de traiter explicite­ment la dimen­sion émo­tion­nelle de la situation.

Au fond, l’enjeu pour le men­tor est de par­venir à exprimer ses doutes, ses réti­cences, ses argu­ments de telle façon qu’ils ne soient pas perçus comme des reproches ou une remise en cause per­son­nelle. Pour cela il doit « pré­par­er le ter­rain » du dia­logue afin de pro­téger la relation.

Mode d’emploi de la CNV

La pre­mière étape con­siste à exprimer d’emblée les élé­ments stricte­ment factuels. Une petite pré­pa­ra­tion préal­able est le plus sou­vent néces­saire. Le men­tor va « droit au but » sur la ques­tion de la via­bil­ité du pro­jet. Une longue intro­duc­tion ou des cir­con­vo­lu­tions ora­toires ris­queraient en effet de semer le doute sur des inten­tions cachées, voire provo­quer une sus­pi­cion de manipulation.

Ensuite, le men­tor doit assumer ses per­cep­tions et ressen­tis en mode
« je », c’est-à-dire en assumant humaine­ment ses pro­pos, ce qui leur con­fér­era finale­ment davan­tage d’impact. En même temps, c’est la mar­que d’une forme de rel­a­tiv­ité des opin­ions et des juge­ments du men­tor. Le men­toré peut alors dévelop­per sa pro­pre vision des choses, d’un point de vue for­cé­ment dif­férent au départ, sans que le dia­logue ne s’enferme dans une vision sim­pliste, manichéenne : bien / mal, adap­té / incon­gru, risqué / sécurisé…

Enfin le men­tor exprimera ses besoins réels, sans les con­fon­dre avec une solu­tion par­ti­c­ulière qui per­me­t­trait de les sat­is­faire, dans le but d’ouvrir le dialogue.

• Faits ini­ti­a­teurs : nature du pro­jet, marché, his­torique des échanges qui n’ont pas per­mis de dis­siper les doutes (ou de pass­er à l’action), feed­back lors des entretiens…

• Ressen­ti du men­tor : le dia­logue s’humanise.

• Besoins com­muns : con­fi­ance dans la via­bil­ité du pro­jet et de la démarche, clar­i­fi­ca­tion des enjeux et des objectifs.

À ce stade, comme en cas de doute, la refor­mu­la­tion est un out­il com­mode pour véri­fi­er ce que le men­toré a enten­du, y com­pris au niveau des inten­tions du mentor.

Identifier les besoins

Le plus sou­vent les besoins et objec­tifs du men­toré appa­raîtront, le dia­logue s’ajustera en ter­mes de besoins partagés, et il sera (enfin !) pos­si­ble d’argumenter, de pren­dre en compte le con­texte, et d’avancer vers des pistes de solutions.

Réca­pit­u­lons main­tenant par quelques exem­ples à quoi pour­rait ressem­bler le point de départ de l’échange :

• « Je voudrais te par­ler de ton pro­jet pro­fes­sion­nel. Nous avons échangé sur le sujet lors de nos deux dernières ren­con­tres et je suis inqui­et de la via­bil­ité de ce pro­jet ; j’ai besoin d’une dis­cus­sion claire et franche avec toi. As-tu perçu ce que j’ai essayé de te dire et pour­rais-tu refor­muler les risques, les dif­fi­cultés, que nous avons relevés ? »

• « Pour­rais-tu m’indiquer com­ment tu as enten­du les réserves, les craintes que j’ai exprimées à pro­pos de ton pro­jet et peux-tu partager avec moi ce que tu envis­ages de faire dans les prochaines semaines ? Veux-tu aus­si me pré­cis­er ce que tu attends de moi en tant que mentor ? »

• « Nous avons par deux fois évo­qué des dif­fi­cultés, des réserves attachées à ton pro­jet pro­fes­sion­nel. Je suis préoc­cupé car j’ai besoin de clarté dans nos opin­ions et de vis­i­bil­ité sur la stratégie que tu comptes met­tre en œuvre. Serais-tu d’accord pour dis­cuter de ton pro­jet ? Et, le cas échéant, pour par­ler d’un plan B, d’un plan C ? »

Pen­dant l’échange, le men­tor ne doit pas per­dre de vue le risque d’une perte de crédit ou de con­fi­ance de la part de son men­toré. La pos­ture men­torale exclut l’attitude de par­ent don­neur de leçons.

Le men­tor court aus­si le risque de démo­tiv­er le men­toré. C’est pourquoi il est néces­saire de réaf­firmer la con­fi­ance, d’exprimer son sou­tien, de rap­pel­er qu’il ne s’agit pas d’orienter les choix du men­toré, qui seul peut décider où il a envie d’aller, mais de l’aider à con­solid­er sa démarche globale.

Cha­cun doit ain­si pou­voir exprimer son besoin pour qu’il soit pris en compte par l’autre. C’est l’occasion d’un dia­logue intense qui peut
in fine ren­forcer con­sid­érable­ment la con­fi­ance et le lien. Les besoins ne sont jamais antin­o­miques, mais au con­traire partagés. Nous avons tous les mêmes besoins.

En résumé, la for­mu­la­tion selon la CNV est une manière d’établir la con­nex­ion pos­i­tive­ment, et d’aborder le prob­lème avec un max­i­mum d’ouverture pour faire place à des options nou­velles qui n’auraient pas for­cé­ment été imag­inées au départ.

Et le mentoré ?

Le men­toré peut lui aus­si éprou­ver des dif­fi­cultés à établir le dia­logue : peur de décevoir le men­tor, de per­dre sa con­fi­ance, de se sen­tir coupable, de ne pas se situer au niveau atten­du. Il ressent aus­si des besoins (qu’il doit pren­dre en compte) qui ne sont pas for­cé­ment faciles à assumer devant son men­tor : trac­er sa pro­pre route, assumer ses pro­pres choix et pri­or­ités, sa dif­férence, son droit à l’erreur… Avec peut-être la crainte de détéri­or­er la rela­tion, voire de per­dre son mentor.

L’enjeu pour lui est de faire enten­dre sa « petite voix », sa musique orig­i­nale, sa vérité, face à celui qui peut appa­raître comme un mod­èle. Pour ce faire, il doit sor­tir de sa zone de confort.

S’il lui est plus dif­fi­cile qu’à son men­tor de venir se posi­tion­ner « à sa place », compte tenu de la dis­symétrie d’âge et d’expérience pro­fes­sion­nelle, il pour­ra pro­téger autrement la rela­tion en se cen­trant sur l’enjeu le plus impor­tant pour lui, pour son iden­tité, et en exp­ri­mant son besoin réel et per­son­nel. Le dia­logue peut aus­si porter sur les critères per­ti­nents de val­i­da­tion d’un pro­jet professionnel.

Voici quelques exemples :

• « Quand je vois que tu émets des doutes sur la via­bil­ité ou la sécu­rité de mon pro­jet pro­fes­sion­nel, je me sens triste car j’ai besoin de sou­tien dans ma démarche. Serais-tu d’accord pour exam­in­er de manière lucide les risques de mon pro­jet et chercher com­ment adapter sa mise en œuvre sans lâch­er sur l’essentiel ? »

• « Quels com­plé­ments ou quelles con­sol­i­da­tions te paraî­traient néces­saires ? Des ini­tia­tives per­me­t­traient-elles de le sécuris­er davan­tage ? Quelle marge de manœu­vre pour ten­ter de le met­tre en œuvre en respec­tant un droit à l’erreur ? »

Le binôme doit s’efforcer d’éviter toute forme de marchandage ou com­pro­mis mou. Les choses impor­tantes doivent être dites, sans bous­culer l’autre.

Respecter les étapes de maturation du mentoré

Le men­tor est aus­si le témoin d’une phase de deuil chez le men­toré qui doit renon­cer au pro­jet idéal, voire aux rêves asso­ciés à ce désir : lib­erté totale, pres­tige, épanouisse­ment, réus­site immé­di­ate et écla­tante… Repren­dre con­tact avec la réal­ité peut deman­der du temps, induire bien des hésitations.

Le men­tor se pose alors la ques­tion : dans quelle direc­tion aller pour avancer ? Pour que le men­toré soit act­if et proac­t­if dans son inser­tion pro­fes­sion­nelle ? Com­ment lui laiss­er la lib­erté de con­stru­ire sa pro­pre expéri­ence tout en l’éclairant au mieux ?

Dans cer­tains cas, un tiers extérieur sug­géré par exem­ple par le men­tor ou par AX Car­rières peut être mieux placé pour délivr­er les mes­sages ou pour per­me­t­tre que ces derniers soient entendus.

Bien sûr, une fois l’échange cor­recte­ment engagé, c’est le moment de creuser les argu­ments, de les actu­alis­er, de les con­tex­tu­alis­er, de faire tra­vailler le men­tal. Autrement dit, le rôle du men­tor est de trou­ver l’angle d’attaque ou la porte d’entrée qui per­me­t­tra la prise de con­science, qui ren­dra le dia­logue pos­si­ble sans impres­sion de juge­ment. Le men­tor aura à cœur non pas de résoudre un prob­lème mais de faire émerg­er des voies d’avancée pos­si­bles, que le men­toré n’aurait pas for­cé­ment imag­inées, mais qui restent à sa portée, et cohérentes avec ses besoins ; et il aura tou­jours intérêt à faire appro­fondir par son men­toré les raisons de son choix : « Qu’attends-tu de ce pro­jet ? À quoi es-tu le plus attaché ? Que voudrais-tu avoir obtenu au final ? »

Ain­si s’impose l’engagement essen­tiel du prati­cien de la CNV : l’obligation de moyen qui porte sur la pos­ture et la manière de con­duire le proces­sus, à l’opposé de l’obligation de résul­tat qui con­sis­terait à con­va­in­cre le men­toré des faib­less­es de son pro­jet pour le remod­el­er à sa place !

Que faire si les doutes persistent ?

Le revers de la médaille c’est que le men­tor peut con­stater une absence de réac­tion du men­toré. Sans bien sûr dis­pos­er d’aucun moyen de con­trainte pour le faire chang­er d’avis. Avant d’entrer dans un mode con­fronta­tion ou ges­tion de con­flit, il s’agit de pass­er par une étape de val­i­da­tion ou con­sol­i­da­tion de la part du men­tor. Le men­tor doit aban­don­ner son rêve de toute puis­sance et de capac­ité à régler tout seul le prob­lème. Il s’agit d’une vraie dif­fi­culté appar­en­tée à un blocage rela­tion­nel avec son men­toré. Le men­tor est donc invité à con­tac­ter un tiers référent pour sig­naler la sit­u­a­tion. Plusieurs options sont pos­si­bles : pour­suiv­re dans une forme de con­fronta­tion vis-à-vis du men­toré, chang­er de men­tor, imag­in­er une ren­con­tre tri­par­tite, pro­pos­er de faire ren­con­tr­er le men­toré par un tiers…

On peut ici rap­pel­er la nature du lien de men­torat, qui con­tractuelle­ment ne com­prend aucune oblig­a­tion de résul­tat, ni de livrable.

Le rôle de AX Carrières

Le cas des vues diver­gentes sur le pro­jet du men­toré est l’une des sit­u­a­tions d’inconfort, par­mi celles que peut vivre le binôme. Une bonne pos­ture avec un peu de recul per­met sou­vent de préserv­er la con­fi­ance et la com­préhen­sion mutuelle. Est-ce suff­isant ? Si le men­tor (ou le men­toré) en doute, il peut tou­jours faire appel à un tiers, dès qu’il se sent capa­ble de décrire factuelle­ment ce qu’il vit, sans atten­dre une dégra­da­tion du dia­logue. AX Car­rières accueille toute demande issue d’un binôme et pro­pose un tiers capa­ble d’éclairer le deman­deur pour le temps néces­saire. Plus générale­ment, le rôle d’AX Car­rières est de favoris­er les échanges sus­cep­ti­bles d’aider les men­tors au sein de leur binôme et aus­si pour qu’ils puis­sent utilis­er cette riche expéri­ence humaine et pro­fes­sion­nelle dans d’autres contextes.


Bibliographie CNV

Rosen­berg (Mar­shall B.), La com­mu­ni­ca­tion non-vio­lente au quo­ti­di­en, Édi­tions Jou­vence, avril 2017

Rosen­berg (Mar­shall B.), Les mots sont des fenêtres (ou alors ce sont des murs), Édi­tions La décou­verte, avril 2016

Rosen­berg (Mar­shall B.), L’art de la réc­on­cil­i­a­tion. Respecter ses besoins et ceux des autres, Édi­tions Jou­vence, févri­er 2010

Van Stap­pen (Anne), Petit cahi­er d’exercices de com­mu­ni­ca­tion non vio­lente, Édi­tions Jou­vence, avril 2015

Van Stap­pen (Anne), Petit cahi­er d’exercices pour s’affirmer et oser dire non, Édi­tions Jou­vence, août 2016

Van Stap­pen (Anne), J’écoute mes besoins pro­fonds. L’approche de la CNV, Édi­tions Jou­vence, mars 2018


Pour tout renseignement sur le mentoring :

https://ax.polytechnique.org/page/carrieres-programmes-mentoring

Référence CNV : https://fr.wikipedia.org/wiki/Communication_non_violente

L’AX pro­pose régulière­ment des ate­liers « Mieux gér­er les con­flits » pour décou­vrir la CNV sur ax.polytechnique.org

Poster un commentaire