Le mécénat dans le développement économique de l’Ukraine

Dossier : UkraineMagazine N°547 Septembre 1999Par : Pierre TERESTCHENKO (37)

Compte tenu de ce que ma famille a été, en même temps que de nom­breuses autres, l’un des acteurs de cette expan­sion, François Baratin m’a demandé si je pou­vais rédi­ger un arti­cle retraçant l’his­toire de ma famille. Je le fais volon­tiers mal­gré ma dis­cré­tion naturelle, en recon­nais­sance de son rôle pour me per­me­t­tre de recon­stituer l’his­toire de la famille.

En effet, né en France de mère française en mai 1919, dans la péri­ode de boule­verse­ments inter­na­tionaux et fam­i­liers de la fin de la guerre, je n’avais pu recueil­lir suff­isam­ment d’élé­ments, du fait notam­ment que nous souhaitions tous éviter des ques­tions sus­cep­ti­bles de raviv­er l’amer­tume que pou­vait faire naître l’évo­ca­tion des temps heureux passés.

En dehors de mon père et de ma mère, cer­tains témoignages m’avaient été apportés par mon cousin ger­main Michel Dem­b­no-Tchaïkovs­ki, par mes cousins et cousines Mouraviev-Apos­tol, Ouvarof, Guey­don et Saknovs­ki, ain­si que par mes amis Legendre et Mas­son qui m’avaient rap­porté quelques vues intéres­santes de Saint-Péters­bourg et de Kiev.

Mais c’est au cours d’une réu­nion du Club des Annales des Mines que François Baratin et Pas­cal Lefeb­vre m’ont par­lé de l’Ukraine, du sou­venir que ce pays avait gardé de ma famille, et de l’hom­mage qu’il lui avait ren­du en redonnant à cer­taines rues le nom de ma famille et à cer­tains des musées le nom de leur ancien pro­prié­taire. C’est grâce à eux que, au cours d’un voy­age fait en octo­bre 1994, j’ai pu pré­cis­er toute une par­tie de l’his­toire famil­iale grâce notam­ment aux rela­tions qu’ils avaient nouées dans ce pays. Je souhaite donc leur ren­dre hom­mage pour cette action à mon égard.

J’ai con­nu depuis cer­taines per­son­nal­ités locales et notam­ment M. Kovalin­s­ki qui avait déjà pub­lié un livre sur les Mécènes de Kiev, dans lequel l’his­torique de plusieurs familles était rap­pelé. Par­mi eux, la famille Ter­estchenko est citée longue­ment grâce à l’im­por­tance et au nom­bre de ses réal­i­sa­tions. D’autres pub­li­ca­tions sur ce sujet ont paru également.

François Baratin m’en­cour­age à sus­citer des travaux d’his­to­riens afin de recon­stituer, sur des bases solides et de façon la plus com­plète pos­si­ble, l’his­toire de ma famille. L’in­térêt est qu’à tra­vers l’évo­lu­tion d’une famille, c’est un pan entier du développe­ment, tant économique que social et cul­turel, de l’Ukraine au XIXe siè­cle qui se dévoile.

Mais il s’ag­it d’un tra­vail dif­fi­cile et déli­cat de recherche d’archives car c’est une véri­ta­ble chape de plomb qui, pen­dant plus de soix­ante-dix ans, a recou­vert les réal­i­sa­tions de cette famille “cap­i­tal­iste”. Les témoignages de respect et d’ami­tié que les Ukrainiens me man­i­fes­tent en sont d’au­tant plus touchants. Aujour­d’hui, l’his­toire de la famille se résume à des images clairsemées, par­tielles, voire sans doute en par­tie légendaires. Je vais donc vous en présen­ter ici quelques-unes.

Statue du philosophe ukrainien H. Skovoroda.
Stat­ue du philosophe ukrainien H. Skovoro­da. © DATA BANK UKRAINE

Au début du siè­cle dernier, Arthème Ter­estchenko, dans une famille de cosaques ukrainiens, avait un petit com­merce de fab­ri­ca­tion de pain de haute qual­ité qu’il fai­sait dis­tribuer dans les régions avoisi­nantes ; il rap­por­tait en retour du pois­son qu’il livrait sur place. L’ac­tiv­ité s’é­tait éten­due pro­gres­sive­ment à de nom­breuses four­ni­tures pour l’ar­mée russe, notam­ment en Crimée.

Grâce aux lois autorisant cer­tains tra­vailleurs à racheter des ter­rains pour les faire fruc­ti­fi­er, la famille se mit petit à petit à acquérir des ter­rains dans la célèbre région des tch­er­noziom (ter­res noires excep­tion­nelles per­me­t­tant d’abon­dantes récoltes) et à cul­tiv­er de la bet­ter­ave sucrière dont l’ex­ploita­tion venait d’être décou­verte en France.

Son fils aîné, Nico­las Ter­estchenko, né au début du XIXe siè­cle, don­na une grande ampleur à cette activ­ité en dévelop­pant une véri­ta­ble indus­trie du sucre. Trois car­ac­téris­tiques mar­quantes de l’ac­tion de Nico­las sont à not­er. Tout d’abord, dans un pays où l’aîné béné­fi­ci­ait d’un statut priv­ilégié, il s’as­so­cia avec cer­tains de ses frères, dans le cadre d’une Société des Frères Ter­estchenko qui recueil­lait le fruit de leur tra­vail et le dis­tribuait notam­ment à tous les mem­bres de la famille pour leur per­me­t­tre de dévelop­per leurs com­pé­tences par­ti­c­ulières et de con­tribuer cha­cun à leur manière au développe­ment de l’entreprise.

La deux­ième car­ac­téris­tique de leur action est de s’être con­cen­tré sur des pro­duits de haute qual­ité : du point de vue tech­nique, leur pro­duc­tion de sucre a reçu notam­ment un diplôme de qual­ité lors de l’Expo­si­tion uni­verselle à Paris ; un doc­u­ment, établi à cette occa­sion, donne la descrip­tion des instal­la­tions de plusieurs usines et des avan­tages soci­aux dont béné­fi­ci­ait le personnel.

Enfin, troisième car­ac­téris­tique, chaque struc­ture indus­trielle était accom­pa­g­née de réal­i­sa­tions sociales : loge­ment de fonc­tion pour tout le per­son­nel, écoles pour les enfants, hôpi­taux, ter­rains de jeux…, chaque ouvri­er ayant un salaire, un loge­ment et un appro­vi­sion­nement en nourriture.

Ceci aboutit à un immense empire indus­triel dépas­sant les objec­tifs ini­ti­aux et à une for­tune con­sid­érable qui per­me­t­tait à la plu­part des mem­bres de la famille de jouir d’une aisance plus que con­fort­able et de se con­sacr­er à des œuvres d’u­til­ité publique.

Anoblie par le tsar Alexan­dre II, la famille eut pour devise “Notre effort pour le bien pub­lic”. C’est grâce à cet argent qu’ont pu être réal­isés, au moins pour par­tie, une cathé­drale à Gloukov, l’église Saint-Vladimir à Kiev, l’In­sti­tut poly­tech­nique, des dis­pen­saires de la Croix-Rouge, des hôpi­taux, des bâti­ments devenus depuis des musées. Par­mi les réal­i­sa­tions faites par l’un ou l’autre des deux frères et leur famille, il faut citer l’aide aux artistes pein­tres notam­ment ukrainiens, le musée d’art russe dans la mai­son de Fedor Arte­movitch, l’é­cole de pein­ture à laque­lle s’in­téres­sa par­ti­c­ulière­ment Ivan Nico­laïe­vitch et le développe­ment ain­si apporté aux œuvres de cer­tains pein­tres (Vrubel-Repine, Chichkine…).

Il faut citer égale­ment le développe­ment, sous l’im­pul­sion de Fedor Fedorovitch, cousin issu de ger­main de mon père, d’une fab­rique d’avions à par­tir de la for­ma­tion reçue à l’In­sti­tut poly­tech­nique de Kiev dont un autre ancien élève a été le fon­da­teur de l’in­dus­trie améri­caine d’héli­cop­tères, Sikorski.

L’une des réal­i­sa­tions les plus remar­quables fut celle du ménage Khanienko, Bog­dan et Bar­bara née Ter­estchenko ; de nom­breux dons ont été faits par eux au musée d’Art de Kiev lors de sa fon­da­tion et à la con­struc­tion d’un musée d’art du XVIIIe siè­cle qui vient d’être restau­ré et rou­vert le 30 mai 1999.

Kiev, monastère
Kiev, monastère. © DATA BANK UKRAINE

La fig­ure de Bar­bara Ter­estchenko est par­ti­c­ulière­ment émou­vante. Après avoir con­tribué, avec les moyens financiers de sa pro­pre famille, à réu­nir un pat­ri­moine artis­tique con­sid­érable, elle a refusé de quit­ter sa mai­son lorsque les Alle­mands, en 1919, lui ont pro­posé de se ren­dre en Alle­magne avec ses œuvres d’art pour les met­tre en sécu­rité. Elle res­ta droite, dans sa mai­son, reléguée dans une petite pièce de son pro­pre musée dont elle n’avait pas le droit de sor­tir et où elle est morte dans des con­di­tions mis­érables quelques années plus tard.

Nico­las mou­rut en 1902 et son fils aîné, Ivan, en 1903. Ce dernier avait qua­tre enfants, tous étab­lis en France après la révo­lu­tion, dont mon père, Michel Ter­estchenko, l’aîné des garçons, qui héri­ta de tout cet ensem­ble à l’âge de 17 ans. Son activ­ité fut au départ essen­tielle­ment ori­en­tée vers les arts. Con­seiller du Tsar pour les théâtres Marin­s­ki, sa car­rière fut ori­en­tée vers la lit­téra­ture, les bal­lets, l’opéra, cofon­da­teur avec Rach­mani­nov du Cer­cle Tchaïkovs­ki, finançant la recon­struc­tion de l’opéra de Kiev, faisant con­stru­ire des hôpi­taux après la déc­la­ra­tion de guerre.

Prési­dent du Comité de Guerre en Ukraine, il fit par­tie en mars 1917 du gou­verne­ment pro­vi­soire de Keren­s­ki dont il devint min­istre des Finances, puis des Affaires étrangères. Arrêté en octo­bre 1917 par les bolcheviks, il arri­va, grâce aux efforts con­jugués de sa mère et de sa femme (ma mère), à se réfugi­er en Norvège et ce serait une autre his­toire que de racon­ter cette nou­velle par­tie de sa vie mais il dut par­tir pour une nou­velle car­rière en dehors de son pays.

Il est impor­tant de not­er que tout ce qui avait été con­stru­it fut rayé de l’his­toire jusqu’à ce que vers 1990, peu à peu, l’his­toire anci­enne réap­pa­raisse. Une anec­dote qui me fut racon­tée par ma tante Pélagie vaut la peine d’être rap­pelée dans un con­texte slave et touchant. Ma tante me dit : “Ton père était très aimé de tous ceux qu’il côtoy­ait et notam­ment de ses ouvri­ers ; cer­tains d’en­tre eux ayant appris qu’un groupe d’ex­trémistes allaient incendi­er et ras­er sa pro­priété, ils cher­chèrent à préserv­er ce qu’ils pen­saient tenir le plus à cœur à ton père ; ils creusèrent un grand trou au pied d’un arbre et y enter­rèrent ce qui leur appa­rais­sait comme étant le plus appré­cié par ton père et notam­ment… son piano.”

J’ai été touché par les mar­ques de respect et d’ami­tié que j’ai eu l’oc­ca­sion d’ap­préci­er de la part des vis­i­teurs du musée Khanienko et aus­si de la direc­tion de cer­tains hôpi­taux con­stru­its par la famille, entretenus et agran­dis depuis, et c’est pourquoi, mal­gré mon âge, j’es­saie de par­ticiper à la restau­ra­tion économique de ce pays. Je me per­me­ts de résumer ci-après les raisons qui me parais­sent val­ables pour jus­ti­fi­er mon action :

  • la qual­ité de la pop­u­la­tion notam­ment des jeunes, l’ex­cel­lence de leur instruc­tion, leur com­pé­tence tech­nique et le désir de tra­vailler pour leur pays ;
  • la valeur du poten­tiel sci­en­tifique et cul­turel qui s’est man­i­festée au cours de plusieurs siè­cles et qui se poursuit ;
  • leur ouver­ture vers une atmo­sphère de lib­erté saine et maîtrisée.


Les dif­fi­cultés que col­por­tent com­plaisam­ment les jour­naux et qui freinent toute action con­struc­tive en France vers l’Ukraine tien­nent essen­tielle­ment au manque de tré­sorerie con­séquence de la guerre et du régime com­mu­niste, régime qui, au demeu­rant, appor­tait une sta­bil­ité de l’emploi apparente.

Toutes les pra­tiques aber­rantes dis­paraîtront d’elles-mêmes dès que le redé­mar­rage aura lieu. Notre devoir, comme notre intérêt, est de faciliter ce démar­rage et de ne pas s’abrit­er der­rière des appré­ci­a­tions néga­tives qui n’ar­rê­tent pas les efforts de cer­tains autres pays qui risquent d’être nos concurrents.

Mon rêve serait que nous puis­sions, notam­ment en regroupant des ini­tia­tives indi­vidu­elles et des PME inno­vantes, réu­nir des sommes mod­érées mais nom­breuses pour faire franchir cette étape dif­fi­cile actuelle à l’Ukraine.

Il s’ag­it du bien de l’Ukraine mais aus­si celui de la France qui devrait pou­voir en sur­mon­tant sa timid­ité obtenir une exten­sion de son ray­on­nement indus­triel et tech­nique. C’est en tout cas ce que, mal­gré mon grand âge, j’es­saie de promouvoir.

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