Jardins de Cocagne

Le Jardin des entreprenants

Dossier : ExpressionsMagazine N°739 Novembre 2018
Par Claude RIVELINE (56)

Selon cer­tains obser­va­teurs, le mod­èle économique occi­den­tal en est à son cré­pus­cule. Devant le désar­roi d’une société frag­men­tée et déprimée, de nom­breux citoyens s’engagent pour don­ner du sens à la vie et créer du lien social. Le Jardin des entre­prenants s’est don­né pour mis­sion de met­tre en avant toutes ces ini­tia­tives qui trou­vent des solu­tions nou­velles et locales aux maux de notre temps.

Jardins de Cocagne. © Christophe Goussard

En 1930, l’économiste J.M. Keynes annonçait, espérait même, que le jour était proche où la société n’aurait plus besoin de mobilis­er tout le monde pour sub­venir à ses besoins économiques fon­da­men­taux. Il antic­i­pait alors le risque d’une dépres­sion nerveuse uni­verselle si on ne savait pas faire pass­er le prob­lème économique à l’arrière-plan de nos préoc­cu­pa­tions, pour met­tre au pre­mier plan les vrais prob­lèmes de la con­di­tion humaine, à savoir ceux de la vie et des rela­tions entre les hommes. C’est à ce défi que s’attaque résol­u­ment le Jardin des entreprenants.

Ce temps annon­cé par Keynes, nous y sommes, en tout cas dans les pays dévelop­pés. Nous y sommes dans les faits, mais pas encore dans les esprits, enkys­tés dans les lec­tures économiques héritées du xixe siècle.

La part du travail

En 1840, l’essentiel de la vie était con­sacré à nour­rir, vêtir et loger la grande majorité d’une humani­té pau­vre ou men­acée par la pau­vreté. Peu d’éducation, pas de repos heb­do­madaire, pas de con­gés payés, pas de retraites. La qua­si-total­ité du temps éveil­lé était con­sacré à gag­n­er sa vie. Pas éton­nant que les oppo­si­tions idéologiques s’organisent alors autour des rap­ports de pro­duc­tion, au point que le marx­isme y voit la quin­tes­sence de la con­di­tion humaine.

Aujourd’hui, le tra­vail salarié d’un Français ne représente plus, selon l’économiste Pierre Lar­routur­ou, que 14 % de sa vie éveil­lée. On retrou­ve intu­itive­ment cet ordre de grandeur en obser­vant que sa vie se com­pose en gros d’un tiers d’études, d’un tiers de retraite et d’un tiers de vie active, au rythme de 35 heures par semaine pour la majorité des personnes.

VoisinMalin
Vois­in­Ma­lin. © Lucas Roxo

La persistance du paradigme économique

Mal­gré cela, les insti­tu­tions col­lec­tives sont repérées par les mêmes enjeux qu’en 1840 : la richesse nationale est mesurée par le pro­duit intérieur brut (PIB) et sa dérivée, la crois­sance, la san­té col­lec­tive par le taux de chô­mage, et les par­tis poli­tiques reposent sur les mêmes oppo­si­tions qu’en ce temps-là. Le monde n’est plus du tout le même, mais on a gardé les mêmes lunettes.

Cette aber­ra­tion est aisée à com­pren­dre : c’est le résul­tat du prover­bial « effet réver­bère », c’est-à-dire que l’on est irré­sistible­ment porté à regarder là où c’est éclairé, en l’occurrence par des chiffres. Le PIB est mesuré, en grande par­tie, par les caiss­es enreg­istreuses des super­marchés, et il est étroite­ment lié aux recettes de l’État, par l’intermédiaire de la TVA. Comme, en démoc­ra­tie, on ne remet pas en cause les crédits votés, en l’absence de crois­sance, l’État est qua­si paralysé, car out­re oblig­er et inter­dire, le moyen essen­tiel du pou­voir est dépenser. Voilà, en résumé, de quoi est com­posé le car­can qui pétri­fie nos idées.

Loos-en-Gohelle
Jean-François Caron, maire écol­o­giste de Loos-en-Gohelle.

Solitude et inutilité contemporaines

Nous sommes donc plus rich­es que jamais en biens matériels. Sommes-nous pour autant plus heureux ? Sûre­ment pas. Obser­vons par exem­ple que le PIB par tête, en mon­naie con­stante, est aujourd’hui, selon la Banque mon­di­ale, entre trois et cinq fois celui de 1960. Mais entretemps, la con­som­ma­tion de psy­chotropes, repère sig­ni­fi­catif des souf­frances morales, a été mul­ti­pliée par dix.

De quoi souf­frent nos con­tem­po­rains ? Non plus de faim, mais de soli­tude et du sen­ti­ment d’inutilité. Le drame du chô­mage ne s’explique plus guère par la perte de revenus tem­po­raire­ment atténuée par l’État-providence, mais par la perte d’un lien social. Descartes a dit : « C’est pro­pre­ment n’être rien que de n’être utile à per­son­ne. » De même, la soli­tude des enfants de familles décom­posées et la soli­tude d’une foule de retraités ne sont pas moins douloureuses, mais elles restent dans l’ombre. C’est là que se situe l’apport de l’École de Paris du man­age­ment et son pro­duit phare, le Jardin des entreprenants.

Réseaux d’échanges réciproques de savoirs
Réseaux d’échanges récipro­ques de savoirs.

Le rôle de l’École de Paris du management

Depuis plus de vingt ans, sous la direc­tion de Michel Berry (63), l’École de Paris du man­age­ment organ­ise env­i­ron cinquante réu­nions par an autour d’un ora­teur, qui expose en une heure ses réal­i­sa­tions devant un audi­toire de vingt à cent per­son­nes aver­ties, exposé suivi d’un débat d’une à deux heures avec la salle. Chaque réu­nion donne lieu à un compte ren­du rédigé avec soin, pub­lié dans le bimestriel Jour­nal de l’École, sou­vent traduit en anglais et dif­fusé sur le web.

Ces réu­nions enten­dent sou­vent des entre­pre­neurs au sens économique, mais d’autres met­tent en scène des acteurs de la vie col­lec­tive qui ani­ment des ini­tia­tives qui créent du lien social bien plus riche. Les plus spec­tac­u­laires vien­nent d’être rassem­blées sous l’appellation de « Jardin des entreprenants ».

Susciter la rencontre de deux mondes

En voici un exem­ple car­ac­téris­tique. Un jour, une insti­tutrice, Mme Héber-Suf­frin, envoie ses élèves étudi­er la vie en HLM. Ils ren­con­trent un chauffag­iste qui leur explique avec pas­sion son méti­er. Plus tard, il vient au cours pour véri­fi­er que les élèves l’avaient bien com­pris, et fait un cours qui pas­sionne élèves et insti­tutrice, puis il reste pour suiv­re avec pas­sion le cours de géo­gra­phie du pro­gramme. Voilà un lien social réus­si entre des parte­naires éloignés, sans con­tenu économique, cha­cun devenant élève et enseignant. Sur ce mod­èle, Mme Héber-Suf­frin et son mari ani­ment aujourd’hui les Réseaux d’échanges récipro­ques de savoir, qui comptent plus de 100 000 par­tic­i­pants en France et se mul­ti­plient dans le monde entier.

La chaussure à Romans.
La chaus­sure à Romans.

Mettre la lumière sur les entreprenants

Le Jardin des entre­prenants rassem­ble les exem­ples les plus spec­tac­u­laires d’initiatives pos­sé­dant ces car­ac­téris­tiques, et voici une courte liste d’exemples, thèmes, dévelop­pés sur son site, qui pro­curent lien social et joie de vivre à ceux qui y participent.

Romans-sur-Isère était con­damnée après la fer­me­ture de la dernière usine de chaus­sures, mais Christophe Cheva­lier réus­sit l’impensable : sauver cette indus­trie en faisant renaître les savoir-faire arti­sanaux et relancer tout le territoire.

Jean-François Caron, maire d’une ville du Pas-de-Calais sin­istrée par la fer­me­ture des mines, a un rêve chevil­lé au corps depuis 1981 : redonner leur fierté à ses conci­toyens, et créer un monde meilleur. Trente ans plus tard, la com­mune est la référence de la COP 21, on vient du monde entier étudi­er ce que con­coctent ces « Gueules noires » qui ne doutent plus de rien.

Les quartiers dif­fi­ciles se coupent de la société. Retiss­er le lien par la mobil­i­sa­tion des habi­tants, assur­er l’interface et même la tra­duc­tion avec les insti­tu­tions, c’est le pari fou de Vois­in­Ma­lin. Ce pro­jet, né à Grigny, essaime désormais.

Face à la mul­ti­pli­ca­tion des chômeurs qui veu­lent tra­vailler, Jean-Guy Henck­el crée en 1991 un Jardin de Cocagne alliant cir­cuits courts, inser­tion par le tra­vail et agri­cul­ture biologique. C’était vu comme une idée folle, mais le pro­jet a un développe­ment extra­or­di­naire, en restant fidèle à ses principes.

Deux étu­di­ants en Staps décou­vrent que les prin­ci­paux prob­lèmes des rési­dents de maisons de retraite sont la soli­tude et l’inactivité. Ils inven­tent une gym­nas­tique adap­tée, qui ren­con­tre un suc­cès con­sid­érable mal­gré des réti­cences des maisons de retraite et même du corps médi­cal. Aujourd’hui, le groupe asso­ci­atif Siel bleu inter­vient dans 5 000 lieux et compte 120 000 pra­ti­quants chaque semaine.

Siel bleu
Siel bleu.

Médiatiser et soutenir ce qui marche

Le Jardin des entre­prenants rassem­ble déjà trois cents exem­ples d’inspirations ana­logues. Ils don­nent l’image d’un pays jeune, inven­tif, con­vivial, mais dont les ini­tia­tives échap­pent large­ment aux regards de l’opinion, des médias et des poli­tiques, hyp­no­tisés par les reflets moros­es de la vie économique.

Son lance­ment a reçu l’appui de per­son­nal­ités de l’entreprise, de l’administration et de l’économie sociale et sol­idaire. Les Échos et Le Monde ont salué le pro­jet et la revue The Con­ver­sa­tion (dix mil­lions de lecteurs par mois) a créé une chronique appelée Le jardin des entreprenants.

La com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne devrait soutenir ce pro­jet, con­forme à sa tra­di­tion his­torique : il s’agit de faire en sorte que toutes les insti­tu­tions se préoc­cu­pent d’efficacité et de sens, qu’elles soient à la fois des entre­pre­neurs et des entreprenants.

Ressources

Keynes (J. M.), « Per­spec­tives économiques pour nos petits enfants », dans Essais sur la mon­naie et l’économie, Petite bib­lio­thèque Pay­ot, 1990.

Lar­routur­ou (Pierre), La semaine de qua­tre jours à la carte, sémi­naire « Crises et muta­tions », École de Paris du man­age­ment, novem­bre 1995.

Giraud (Pierre-Noël), L’homme inutile. Du bon usage de l’économie, Édi­tions Odile Jacob, sep­tem­bre 2015.

Descartes (René), Dis­cours de la méthode.

Le Jardin des entre­prenants : http://www.lejardindesentreprenants.org/

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