François Bourdoncle, polytechnicien, photographe

Harmoniser les dissonances, la vocation d’un photographe atypique

Dossier : TrajectoiresMagazine N°762 Février 2021
Par Jérôme de DINECHIN (84)

Après un long par­cours dans l’informatique, Fran­çois Bour­doncle (84) a embras­sé la car­rière pho­to­gra­phique. Son pro­fil aty­pique y a trou­vé un vec­teur de com­mu­ni­ca­tion et de com­pré­hen­sion du monde dans sa complexité.

François, tu es désormais photographe, peux-tu nous parler rapidement de ton parcours ?

Je suis X‑Mines 84, avec un début de car­rière dans la recherche en infor­ma­tique théo­rique, en France et dans la Sili­con Val­ley. J’ai ensuite créé Exa­lead, une entre­prise de logi­ciel que j’ai déve­lop­pée pen­dant dix ans puis reven­due en 2010 à Das­sault Sys­tèmes. J’ai fait éga­le­ment un peu de conseil en stra­té­gie à mon compte pen­dant quelques années, avant de déci­der de me consa­crer entiè­re­ment à la pho­to­gra­phie dite d’auteur, ou artis­tique (voir fjb.photo).

Justement, pourquoi avoir choisi la photographie ?

C’est une bonne ques­tion à laquelle je n’ai que très récem­ment trou­vé un début de réponse. J’ai tou­jours eu un appa­reil pho­to et j’ai com­men­cé par pho­to­gra­phier mes chats avec un 6 x 6 argen­tique. Mais je n’ai jamais eu de pas­sion au sens où l’entendent les membres de clubs pho­to par exemple, et je n’ai jamais été ten­té par le déve­lop­pe­ment argen­tique. Prendre des pho­tos en voyage était une sorte de réflexe mais pas une néces­si­té, je pré­fère en géné­ral mes sou­ve­nirs à une image. Et je n’ai jamais eu non plus de culture pho­to­gra­phique qui, il faut bien le recon­naître, est tou­jours très confi­den­tielle aujourd’hui, même chez les gens cultivés.

Alors je pour­rais peut-être dire que c’est à la suite d’une rup­ture sen­ti­men­tale et d’un stage de nar­ra­tion pho­to­gra­phique un été à Arles, il y a trois ans, que j’ai eu la révé­la­tion du pou­voir évo­ca­teur de la pho­to, et pris conscience que c’était une forme de lan­gage à part entière. J’ai aus­si consta­té que l’objet pho­to­gra­phique ne par­lait pas à la même par­tie de mon cer­veau que le genre de com­mu­ni­ca­tion ration­nelle que j’avais pu pra­ti­quer jusqu’alors. Enfin, j’ai été frap­pé de consta­ter, et je le suis tou­jours, à quel point la pho­to­gra­phie parle de celui ou de celle qui la regarde, plus que de l’artiste qui en est à l’origine. Cette prise de conscience m’a per­mis de pra­ti­quer une forme de lâcher prise dans ma com­mu­ni­ca­tion et j’ai trou­vé cela fascinant.

Quel regard sur le monde portes-tu en tant que photographe ?

Je consta­tais dans le même temps que le monde deve­nait de plus en plus réfrac­taire à toute forme de ratio­na­li­té, notam­ment à cause de la mon­tée des popu­lismes et de l’effet extrê­me­ment néfaste des réseaux sociaux qui, à l’extrême, peuvent conduire à n’accepter de par­ler qu’à des gens qui pensent comme vous. Or cet enfer­me­ment com­mu­nau­taire m’affecte pro­fon­dé­ment. J’ai donc déci­dé de consa­crer le reste de ma vie à « l’intime », sans pour autant oublier la manière de voir le monde que j’ai construite dans mes vies anté­rieures et en gar­dant intacte l’envie de trai­ter de cer­tains sujets afin de sus­ci­ter une réflexion chez le spec­ta­teur. Mais de manière indi­recte, comme si je par­lais de « l’ombre por­tée » de nos socié­tés sur l’intime, sans dénon­cer ni accu­ser per­sonne, le mili­tan­tisme étant par essence dans mon col­li­ma­teur. D’ailleurs, je ne suis pas loin de pen­ser que le mili­tan­tisme géné­ra­li­sé qui para­site notre monde actuel n’est au final que la forme la plus abou­tie d’un confor­misme contemporain.

Pour­quoi la pho­to­gra­phie, donc ? Eh bien jus­te­ment, pour échap­per au mani­chéisme des mots et lais­ser le spec­ta­teur entrer libre­ment en réso­nance avec les images, sans volon­té d’imposer une lec­ture et sans rien défi­nir de manière pré­cise, en ten­tant d’échapper ain­si à des conflits séman­tiques que je juge, par essence, stériles.

Tu associes souvent des photos plutôt abstraites ou conceptuelles avec d’autres plus figuratives. Pourquoi ?

En tant qu’enfant (sans doute) pré­coce, je me suis tou­jours sen­ti un peu déca­lé par rap­port aux autres. Intel­lec­tuel­le­ment plus agile, affec­ti­ve­ment plus pataud. Doué pour manier les concepts, nul pour le bri­co­lage. Et j’ai gar­dé cette dif­fi­cul­té à adop­ter un point de vue nor­mé sur les choses et à accep­ter bien enten­du que l’on (me) colle des éti­quettes. La com­plexi­té du monde m’a tou­jours pro­fon­dé­ment exci­té et j’ai tou­jours eu le plus grand mal à com­prendre qu’il n’en soit pas de même pour tout le monde. Du coup, les dis­cours réduc­teurs ou mili­tants me heurtent pro­fon­dé­ment, ain­si que l’incapacité que je peux res­sen­tir chez cer­tains à adop­ter le point de vue de l’Autre pour ten­ter de com­prendre son atti­tude ou ses réac­tions. J’ai tou­jours consta­té que la sim­pli­fi­ca­tion est la source de bien des pro­blèmes car, quand on sim­pli­fie, on fausse et on biaise inévitablement.

Que cherches-tu dans la photo d’art ?

Je crois que ce qui me fas­cine, fon­da­men­ta­le­ment, ce sont les dis­so­nances cog­ni­tives et esthé­tiques. Cela fait très long­temps que cela est le cas pour moi en musique où les dis­so­nances, et plus encore les rup­tures ou les glis­se­ments har­mo­niques, les chan­ge­ments de tona­li­té, sont une source d’émerveillement puis­sant, qui peuvent ins­tan­ta­né­ment me cou­per le souffle et me faire pleu­rer. Au fond, la com­plexi­té est la forme la plus abou­tie d’intelligence et ce qu’il y a de plus délec­table dans l’esprit humain. En tout cas pour ce qui me concerne.

“Créer un malaise qui engage l’esprit
de celui ou celle qui regarde mes photos
à sortir de sa zone de confort.”

Alors je pense que mon tra­vail pho­to­gra­phique, que je le veuille ou non, doit pro­ba­ble­ment pro­cé­der de la même approche autour des dis­so­nances. Esthé­tiques (par exemple figu­ra­tif-docu­men­taire vs concep­tuel-abs­trait) ou séman­tiques (comme jouer avec les codes, les confron­ter ou les détour­ner), pour créer un malaise qui engage l’esprit de celui ou celle qui regarde mes pho­tos à sor­tir de sa zone de confort et, sur­tout, de ses cer­ti­tudes, d’essayer de com­prendre. Pour faire court, de désta­bi­li­ser et de faire douter.

Comment donnes-tu corps à ton regard ?

Évi­dem­ment, pour don­ner une cohé­rence for­melle, il faut sans doute recou­rir à des arti­fices, comme le noir et blanc. Mais, au-delà de cet aspect for­mel, le noir et blanc est éga­le­ment un puis­sant outil de décon­tex­tua­li­sa­tion – le cer­veau ayant moins d’informations pour inter­pré­ter et recons­ti­tuer « la » réa­li­té – qui per­met de détour­ner, de réin­ter­pré­ter et d’engendrer le doute. Il y a d’autres pro­cé­dés tech­niques pour atteindre ces mêmes résul­tats bien enten­du, comme la dis­tance focale et le cadrage, l’angle de vue, le flou, etc. En uti­li­sant ces arti­fices, on peut faire coha­bi­ter des styles pho­to­gra­phiques tra­di­tion­nel­le­ment consi­dé­rés comme très dif­fé­rents, car au final on les détourne tous. En asso­ciant ou détour­nant des sym­boles éga­le­ment. Là où un pho­to­graphe comme Ralph Gib­son cher­chait les réso­nances (voire les har­mo­niques) visuelles, par­fois très sophis­ti­quées, je m’applique plu­tôt à har­mo­ni­ser les dis­so­nances. Et c’est une source de plai­sir infini.


« Au com­men­ce­ment, Dieu créa les cieux et la terre.
Puis il fit jaillir la lumière et la sépa­ra des ténèbres.
Ain­si fut le soir, ain­si fut le matin. 
Au sixième jour, Dieu deman­da à Adam de nom­mer les animaux.
Curieu­se­ment, il se gar­da bien de le faire lui-même.

Sur les liens entre lan­gage, sou­mis­sion et reli­gion, Paul Valé­ry écrit ces mots 
magni­fiques : « Il y a une clar­té appa­rente qui résulte de l’habitude de se servir 
de notions obs­cures. Cette clar­té est l’échange d’une obs­cu­ri­té consentie. »

Le mot, cari­ca­ture ambi­guë du réel, serait ain­si un mal nécessaire.
Néces­saire pour apai­ser nos angoisses, en rédui­sant la com­plexi­té du monde
dans lequel nous vivons. Mais aus­si fon­da­men­ta­le­ment problématique,
la cari­ca­ture et l’ambiguïté for­mant de tous temps le ter­reau de vio­lents conflits.

Car telle est la ter­rible dua­li­té du Verbe, à la fois libé­ra­teur, quand on est en mesure 
d’exprimer sa véri­té haut et fort, et alié­na­teur, quand on se sou­met volon­tai­re­ment à la 
parole d’autrui en échange d’une pro­messe de paix intérieure.

Ce livre évoque l’acte de défense aus­si fon­da­men­tal qu’hostile qui consiste
à nom­mer les choses, et ses consé­quences sur l’intime. »

Pré­sen­ta­tion de la série Ain­si Fut Le Noir par Fran­çois Bourdoncle


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