La Marine : Évolution des missions. La Marine et la place de la France dans le monde

Dossier : La DéfenseMagazine N°529 Novembre 1997
Par Philippe DURTESTE (58)

Il n’est guère pos­si­ble de par­ler des mis­sions qui incombent à la Marine nationale sans les replac­er tout d’abord dans l’en­veloppe des mis­sions générales des forces armées. Celles-ci ont été redéfinies dans le Livre blanc sur la Défense de 1994 ; fruit d’une longue réflex­ion engagée à la suite des trans­for­ma­tions poli­tiques et stratégiques sur­v­enues depuis 1989, il fait encore référence aujour­d’hui pour l’essentiel.

Ces mis­sions générales définis­sent la respon­s­abil­ité des forces armées à par­tir de trois grands cer­cles suc­ces­sifs, la défense de nos intérêts vitaux, celle de l’e­space européen, la paix et le droit inter­na­tion­al dans le monde, aux­quels il con­vient d’a­jouter, à l’in­térieur même du pre­mier cer­cle, la mis­sion de ser­vice pub­lic et de défense du territoire.

Appliquées à un cer­tain nom­bre de sit­u­a­tions génériques appelées “scé­nar­ios”, elles se sont traduites par de grandes fonc­tions opéra­tionnelles qui cor­re­spon­dent dans une large mesure aux final­ités majeures de notre action mar­itime, telles qu’elles se sont dégagées au cours des dix dernières années. Ces fonc­tions sont au nom­bre de quatre :

  • la dis­sua­sion qui demeure l’élé­ment fon­da­men­tal de la stratégie de défense de la France, et que la marine a prin­ci­pale­ment en charge avec la force océanique stratégique et ses sous-marins nucléaires lanceurs d’en­gins (SNLE ) ;
  • la préven­tion qui vise à éviter le développe­ment de sit­u­a­tions de crise ou de con­flit et qui tire large­ment prof­it de la vig­i­lance per­ma­nente des bâti­ments à la mer ;
  • la pro­jec­tion de puis­sance et de forces, essen­tielle à la crédi­bil­ité d’une stratégie de préven­tion et qui est aujour­d’hui la fonc­tion pri­or­i­taire des forces classiques ;
  • la pro­tec­tion du ter­ri­toire et des populations.


Dans un monde où il n’ex­iste plus de source de con­flit majeur en Europe mais où la paix demeure d’au­tant plus frag­ile que la libéra­tion des car­cans idéologiques et total­i­taires s’est traduite par d’in­nom­brables bouil­lon­nements, il fal­lait pren­dre en compte ce besoin de sécu­rité glob­ale qui néces­site tout à la fois une défense solide de l’essen­tiel et une capac­ité à agir le plus tôt pos­si­ble, en pro­fondeur donc loin si néces­saire, dans les zones de tension.

L’évo­lu­tion de notre stratégie glob­ale se traduit donc, en pra­tique, par le main­tien pour l’essen­tiel des mis­sions de la marine. La prise en compte des ori­en­ta­tions nou­velles de notre défense réside moins dans une redéf­i­ni­tion de ces mis­sions que dans une réé­val­u­a­tion des pri­or­ités attachées à cha­cun des volets de la stratégie navale qui en résulte.

Les pri­or­ités et les parts de bud­get qui y sont attachées ne sont pas les mêmes pour la marine que pour l’ensem­ble de la défense.

La mission de dissuasion

Dans ce domaine, la marine voit son rôle majeur con­fir­mé car elle con­serve avec la force océanique stratégique la respon­s­abil­ité de la mise en oeu­vre de la com­posante prin­ci­pale de l’outil de dis­sua­sion. Néan­moins, cette mis­sion devra s’ex­ercer avec un vol­ume de forces plus réduit cor­re­spon­dant à la réé­val­u­a­tion du seuil de suffisance.

De trois SNLE en per­ma­nence à la mer, le con­trat est passé à deux, ce qui ne néces­site que trois SNLE dans le cycle opéra­tionnel et reste com­pat­i­ble avec un parc de qua­tre SNLE au lieu des six exis­tant en 1995.

Ce for­mat a été ral­lié immé­di­ate­ment, c’est-à-dire dès la fin de 1996 et com­prend main­tenant un SNLE de la nou­velle généra­tion, Le Tri­om­phant. Cepen­dant pour assur­er cette mis­sion, il ne suf­fit pas de dis­pos­er des SNLE et de leur arme­ment : tout un envi­ron­nement est néces­saire ; cet envi­ron­nement com­posé de fré­gates, d’av­i­sos, de chas­seurs de mines, de sous-marins d’at­taque et d’avions de patrouille mar­itime, assure le sou­tien direct et indi­rect qui con­di­tionne la sécu­rité et donc la crédi­bil­ité de nos SNLE.

En out­re cette mis­sion de dis­sua­sion est égale­ment assurée par des mis­siles aéro­portés, à charge nucléaire ; ces mis­siles, mis en oeu­vre prin­ci­pale­ment par l’ar­mée de l’air, sont égale­ment sus­cep­ti­bles d’être délivrés par des avions opérant à par­tir d’un porte-avions, c’est-à-dire depuis presque n’im­porte où dans le monde.

La mission de prévention

Si les forces con­ven­tion­nelles par­ticipent tou­jours à la crédi­bil­ité de notre dis­sua­sion, elles ont retrou­vé aujour­d’hui dans l’ac­tion, des raisons d’être autonomes.

Frégate LAFAYETTE
Fré­gate Lafayette
© SIRPA/ECPA

La pre­mière de ces raisons est la “préven­tion”. Dans la logique de ce que l’on a appelé la “pos­ture per­ma­nente de sûreté”, la mis­sion de préven­tion se traduit pour la marine par l’ex­er­ci­ce d’une vig­i­lance per­ma­nente partout où nous avons des intérêts et tout par­ti­c­ulière­ment dans les zones économiques exclu­sives des départe­ments et ter­ri­toires d’outre-mer, en Atlan­tique Nord, point de con­ver­gence de nos appro­vi­sion­nements, en Méditer­ranée, lien entre l’Eu­rope, l’Afrique et le Moyen-Ori­ent. Cette vig­i­lance per­ma­nente est soit le fait d’un pré­po­si­tion­nement de forces de sou­veraineté chargées de faire val­oir les droits de l’É­tat, soit le fait de mis­sions de présence ou de ren­seigne­ment, à car­ac­tère systématique.

La mis­sion de préven­tion se traduit égale­ment par un pré­po­si­tion­nement dynamique de moyens aéro­mar­itimes, mod­u­la­bles en vol­ume et en qual­ité, man­i­fes­tant l’in­ten­tion de la France de con­tribuer au con­trôle des crises, tout en se ten­ant prête à l’ac­tion qui peut aller de l’é­vac­u­a­tion de ressor­tis­sants à la pro­jec­tion d’un groupe aéron­aval, en pas­sant par l’ac­tion humanitaire.

À l’ex­cep­tion des SNLE, tous les bâti­ments de la marine peu­vent par­ticiper à cette mis­sion mais les fré­gates de sur­veil­lance et les fré­gates Lafayette, bâti­ments de deux­ième rang, sont la tra­duc­tion courante de ce concept.

La mission de projection

SNLE Le Triomphant
SNLE Le Triomphant
© SIRPA/ECPA

C’est bien elle qui con­stitue aujour­d’hui la mis­sion pri­or­i­taire des forces clas­siques. Pour la marine, elle repose sur l’ex­is­tence et la per­ma­nence du groupe aéron­aval et du groupe amphibie.

Libres de se déplac­er sans entrav­es dans les eaux inter­na­tionales, ces forces mar­itimes, dont la nature de l’en­gage­ment peut être mod­ulée sur un large spec­tre par le pou­voir poli­tique, con­stituent un instru­ment priv­ilégié de ges­tion des crises. Leur pos­ture peut aller de la sim­ple présence démon­stra­tive à la démon­stra­tion de forces par des actions de rétor­sion, d’in­hi­bi­tion ou de frappe aéri­enne et com­prend aus­si la capac­ité à met­tre des forces à terre.

Pour ce qui est du groupe aéron­aval, la marine dis­pose de ses deux porte-avions avec leur groupe aérien et leurs bâti­ments d’escorte. Au début du siè­cle prochain, le fer de lance en sera le Charles de Gaulle avec les avions Rafale.

Pour ce qui est du groupe amphi­bie, le for­mat futur de la marine en 2002 prévoit qua­tre trans­ports de cha­lands de débar­que­ment, por­teurs d’héli­cop­tères et capa­bles de met­tre à terre les pre­miers éch­e­lons lourds d’une inter­ven­tion terrestre.

Dans tous les cas, asso­ciés à ces forces, les sous-marins nucléaires d’at­taque, out­ils priv­ilégiés de la maîtrise des mers, per­me­t­tent le con­trôle de la men­ace mar­itime adverse.

La mission de protection

C’est une mis­sion mul­ti­forme, car la pro­tec­tion dont la marine a la charge cor­re­spond à des men­aces de gen­res très var­iés, dont l’aspect mil­i­taire direct, relatif à la défense mar­itime du ter­ri­toire, s’est large­ment estom­pé au prof­it du ser­vice public.

Les mis­sions de ser­vice pub­lic représen­tent aujour­d’hui de 13 à 15 % de l’ac­tiv­ité de la marine, soit au titre de ses fonc­tions pro­pres — hydro­gra­phie, infor­ma­tion nau­tique, lutte con­tre les pol­lu­tions marines acci­den­telles — soit au titre de sa con­tri­bu­tion aux mis­sions com­munes des ser­vices de l’É­tat en mer, mis­sions qui s’ex­er­cent sous l’au­torité et la respon­s­abil­ité des préfets mar­itimes et qui com­pren­nent en par­ti­c­uli­er le sauve­tage en mer, le main­tien de l’or­dre pub­lic, la police administrative.

À l’éch­e­lon local, c’est-à-dire sur les trois façades, Manche-Mer du Nord, Atlan­tique et Méditer­ranée, les préfets mar­itimes sont déposi­taires de l’au­torité de l’É­tat et à ce titre sont respon­s­ables de la coor­di­na­tion des actions des divers­es admin­is­tra­tions agis­sant en mer.

Conclusion

En résumé, on peut dire que les grandes réflex­ions politi­co-stratégiques des dernières années ont péren­nisé l’ensem­ble des mis­sions exis­tantes de la marine, tout en remod­e­lant leurs pri­or­ités relatives.

Il n’est que de voir com­ment, durant les dix ou douze dernières années, le pou­voir poli­tique a util­isé large­ment la marine (guerre Iran/Irak, Koweït, Liban, Yougoslavie, Golfe de Guinée, Haïti, Comores, Soma­lie, Mururoa pour ne citer que les prin­ci­pales opéra­tions) et toutes ses com­posantes, pour s’en ren­dre compte.

Mais cette descrip­tion tra­di­tion­nelle ne représente qu’im­par­faite­ment la réal­ité : ce qui car­ac­térise fon­da­men­tale­ment nom­bre de mis­sions de la marine, c’est ce que l’on ne voit pas, ce dont on ne par­le pas.

Un navire appar­tenant à une marine mil­i­taire est un morceau de ter­ri­toire nation­al du pays dont il arbore le pavil­lon. De ce fait sa mis­sion, même non spé­ci­fique­ment définie, débute dès l’in­stant où il quitte les eaux ter­ri­to­ri­ales de son pays, se pour­suit où qu’il se rende, et revêt à chaque instant l’aspect que le pou­voir poli­tique décide de lui don­ner ; et le champ des pos­si­bil­ités est immense.

En mer, l’at­ti­tude du navire vis-à-vis de navires ren­con­trés peut aller, par exem­ple, de la plus extrême cour­toisie à la recherche osten­si­ble de ren­seigne­ments, voire com­porter des manoeu­vres d’in­tim­i­da­tion. Le pas­sage d’un navire de com­bat dans des eaux revendiquées par un pays, à qui la France ne recon­naît pas ce droit, est un sig­nal poli­tique clair ; il en est de même de la mise en oeu­vre d’aéronefs embar­qués dans des espaces aériens inter­na­tionaux que cer­tains pays pour­raient pré­ten­dre contrôler.

Au port, la diver­sité des atti­tudes pos­si­bles est grande, depuis l’escale sim­ple­ment tech­nique jusqu’à la récep­tion de hauts représen­tants du pays hôte, ou, comme ce fut le cas au Liban en 1996, jusqu’au débar­que­ment en grande céré­monie d’une aide annoncée.

Le navire de com­bat est à la fois un moyen et un véhicule de la poli­tique inter­na­tionale ; indi­ca­teur de la chaleur des rela­tions exis­tant avec un autre pays par le nom­bre et la nature des escales qui y sont faites, il devient un sig­nal dès lors que l’on fait vari­er de manière sen­si­ble ces paramètres. La posi­tion que la France veut avoir dans telle ou telle par­tie du monde se traduit tou­jours en ter­mes de présence et de com­porte­ment de navires de la Marine nationale.

De tout cela on ne par­lera guère ; il fau­dra atten­dre le déploiement d’une force navale, ou son emploi, pour qu’ap­pa­raisse publique­ment l’ex­is­tence d’une mission.

Rien de tout cela n’est nou­veau et les réflex­ions menées récem­ment n’ont pu, une fois de plus, que le con­stater. La mer est un espace qui, tout à la fois, sépare et unit, et la Marine nationale est, selon la poli­tique choisie, le vecteur de la sépa­ra­tion ou celui de l’union.

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