La défaillance, problème de gouvernance ou de volonté

Dossier : L'EuropeMagazine N°692 Février 2014
Par Alain LAMASSOURE

Les puis­sants d’Europe se réu­nis­sent péri­odique­ment en som­met. Cha­cun accepte la com­para­i­son : il s’agit de faire jouer en har­monie les exé­cu­tants du con­cert européen.

REPÈRES
L’architecture insti­tu­tion­nelle européenne com­prend deux piliers.

Les com­pé­tences com­mu­nau­taires sont exer­cées selon le mod­èle fédéral. Pro­posée par la branche exéc­u­tive, ici la Com­mis­sion, la loi européenne est adop­tée par un vote con­forme d’une cham­bre basse, le Par­lement, élu directe­ment par les citoyens, et d’une cham­bre haute, le Con­seil des min­istres européens, dont la com­po­si­tion dépend du sujet traité : min­istres de l’Agriculture, de l’Industrie, du Bud­get, etc.
Les com­pé­tences nationales sont coor­don­nées par des insti­tu­tions et des procé­dures qui relèvent, elles, du mod­èle confédéral.

Les deux piliers ont un cha­peau com­mun : le Con­seil européen.
Som­met des chefs d’État et de gou­verne­ment, il donne à l’Union ses grandes ori­en­ta­tions et il procède aux grands arbi­trages poli­tiques. En même temps, il assure la respon­s­abil­ité ultime du « con­cert » diplo­ma­tique et économique : le traite­ment de la crise des dettes sou­veraines a exigé vingt-qua­tre « som­mets de la dernière chance ».

L’étrange concert européen

Mais voilà un étrange opéra.

Les chanteurs et les chœurs sont instal­lés dans la fos­se d’orchestre, qui est amé­nagée en cham­bre sourde : invis­i­bles et inaudi­bles. Vous l’avez com­pris : il s’agit du Par­lement européen et de la Commission.

Chaque som­met européen est un con­cert qui n’a pas eu lieu

Les musi­ciens mon­tent fière­ment sur la scène. Vingt-huit solistes. Mieux : vingt-huit chefs. Chefs d’État et de gou­verne­ment. Ils exposent leurs augustes per­son­nes à l’admiration des caméras. Der­rière eux se cache le chef d’orchestre, le chef des chefs. Ils l’ont choisi à la con­di­tion expresse de ne pas lui obéir. Puis, tous tour­nent le dos au pub­lic. Et le rideau tombe.

Un rideau de fer : nul son n’en sort pen­dant tout le spec­ta­cle. Quand le rideau se lève, les vingt-huit solistes en sor­tent éblouis d’eux-mêmes. Ils vien­nent l’un après l’autre à l’avant-scène. Cha­cun inter­prète deux ou trois mesures de ce qu’il pré­tend avoir fait jouer à tous les autres pen­dant vingt-qua­tre heures : le vio­lon hon­grois une csar­das déchi­rante, la gui­tare espag­nole un som­bre fla­men­co andalou, l’orgueilleux orgue alle­mand une austère messe de Bach, l’accordéon français une valse musette, à la jambe plus leste. Le Bri­tan­nique se réjouit d’avoir infligé à tous les stri­dences dis­so­nantes d’une corne­muse inaccordable.

Cha­cun se fait applaudir par son seul pub­lic. Quand les pro­jecteurs sont éteints, le chef des chefs vient par­ler à des micros absents. Les chanteurs ? Ils con­tin­u­ent de vocalis­er dans leur cham­bre sourde. Une dépêche d’agence nous apprend qu’ils enton­nent l’Hymne à la joie. Pour eux-mêmes. Ain­si, chaque som­met européen est un con­cert qui n’a pas eu lieu. Faut-il s’étonner si les spec­ta­teurs se lassent ? Et si cha­cun réclame, à cors, à cris et à tweets, qui sa man­do­line napoli­taine, qui sa lyre cel­tique, qui son la-la-la-itou tyrolien ?

Une originalité historique

Avant de pré­cis­er tout diag­nos­tic sur la gou­ver­nance européenne, il faut pren­dre la peine d’en com­pren­dre l’originalité. Elle s’explique par l’histoire. L’union poli­tique de l’Europe est encore en chantier. C’est un pro­jet qui a com­mencé il y a soix­ante ans, et qui exig­era encore une ou deux généra­tions. L’objectif ini­tial était une chimère : ren­dre la paix per­pétuelle entre des enne­mis hérédi­taires. Nous l’avons fait.

Mais du coup, il nous faut traiter les prob­lèmes, rad­i­cale­ment nou­veaux, de la vie en com­mun de voisins désor­mais réc­on­cil­iés. Avec ou sans traité, impos­si­ble d’empêcher les touristes, les étu­di­ants, les salariés, les retraités, de voy­ager dans les pays voisins, les cap­i­taux de s’y inve­stir, les usines de s’y con­stru­ire, les mal­adies, les pol­lu­tions et les crises de s’y propager. C’est fait : la com­mu­nauté de des­tin est irréversible.

Combiner l’unité et la diversité

Il nous faut donc com­bin­er l’unité et la diver­sité. L’unité des règles de vie en com­mun et l’unité d’action à l’égard de l’extérieur, tout le reste rel­e­vant de la com­pé­tence nationale. Ce faisant, et au stade actuel de la con­struc­tion tou­jours en cours, nous avons con­servé au niveau nation­al des com­pé­tences majeures, que nous ne sommes pas encore prêts à trans­fér­er à l’Union, mais que nous ne pou­vons plus exercer séparé­ment sans tenir compte de ce que font nos partenaires.

Un mod­èle inapplicable
Le mod­èle fédéral clas­sique, améri­cain ou alle­mand, ne peut pas s’appliquer tel quel à l’Europe. Nous sommes abusés par le mot « État » quand nous par­lons des États-Unis d’Amérique. Les USA sont une seule nation, dont l’unité a été forgée dans la guerre d’Indépendance.
L’Arkansas n’est pas l’Espagne, ni le Dako­ta du Nord la Litu­anie. L’Union européenne se com­pose de plus de deux douzaines de nations, toutes égale­ment attachées à leur indépen­dance, les unes parce que celle-ci est anci­enne, les autres, au con­traire, parce qu’elle est toute récente.

C’est le cas évi­dent pour la poli­tique étrangère et la défense : cha­cun reste libre de son vote à l’ONU et de l’engagement de ses troupes, mais l’efficacité des déci­sions pris­es dépend large­ment de l’existence d’un con­sen­sus européen – ou de son absence.

Il en va de même pour la poli­tique économique. Les États mem­bres ont con­servé à leur niveau 98 % des moyens budgé­taires – le bud­get pro­pre à l’Union représente un quar­an­tième des bud­gets nationaux additionnés.

La fièvre quarte qui frappe l’Europe depuis la fail­lite de Lehman Broth­ers a ample­ment mon­tré qu’après un demi-siè­cle de marché com­mun et quinze ans de mon­naie com­mune, le mariage de nos économies est con­som­mé : toute mesure, tout événe­ment qui frappe l’un affecte les autres.

Et surtout, si nous voulons opti­miser la crois­sance de notre économie désor­mais une, il faut har­monis­er les poli­tiques économiques, donc budgé­taires et fis­cales, des uns et des autres : organ­is­er, en effet, le con­cert économique européen.

L’absence de volonté politique

Il y a deux manières de pédaler dans le vide en croy­ant ou en pré­ten­dant faire avancer l’Europe : réin­ven­ter la roue, ou « taper à suiv­re », comme dis­ent les rug­by­men en lançant le bal­lon vers l’avant sans être sûrs de pou­voir le rat­trap­er. Arrê­tons de deman­der un « gou­verne­ment économique » ou, ce qui revient au même, un ren­force­ment de la gou­ver­nance de la zone euro.

Le traité de Lis­bonne est une boîte à out­ils extrême­ment riche

Il y avait déjà l’Eurogroupe, avec son prési­dent pro­pre, et les som­mets informels de la zone. Cela est apparu comme insuff­isant. On a fini par for­malis­er l’un et les autres dans les traités. Apparem­ment, cela ne suf­fit tou­jours pas : de tous les par­tis poli­tiques français s’élèvent des propo­si­tions qui se dis­ent nou­velles, et qui ne changent que la couleur des rayons ou du moyeu de la même roue. Dont on feint de croire qu’elle n’existe pas encore, de peur d’être con­traint de s’en servir.

Car le vrai prob­lème de l’Europe économique, comme de l’Europe diplo­ma­tique, et finale­ment de l’Europe tout court, n’est pas un prob­lème de gou­ver­nance, c’est l’absence de vraie volon­té poli­tique. Si le « con­cert » donne tou­jours l’image que nous venons de car­i­ca­tur­er à peine, c’est par la volon­té des con­certistes – ou plutôt du fait de leur aboulie.

Une fuite en avant

De même, le taper à suiv­re, la fuite en avant insti­tu­tion­nelle, n’est qu’un moyen de cacher une inca­pac­ité à utilis­er les insti­tu­tions actuelles. Le traité de Lis­bonne a bien des défauts. Mais c’est une boîte à out­ils extrême­ment riche, dont le poten­tiel est resté large­ment sous-exploité.

Men­er une poli­tique énergé­tique com­mune, une poli­tique européenne de l’asile et de l’immigration, créer un impôt européen, har­monis­er les bases des impôts nationaux, jeter les fon­da­tions d’une Europe de la défense : le traité per­met désor­mais de le faire, si néces­saire en com­mençant à quelques-uns dans le cadre d’une coopéra­tion renforcée.

Jouer en harmonie, c’est pourtant possible

Entre le Con­seil européen de Laeken, qui a lancé la mise en œuvre de son élab­o­ra­tion, et l’entrée en vigueur de toutes les dis­po­si­tions du traité de Lis­bonne, à la fin 2014, douze ans se seront écoulés : ceux qui deman­dent aujourd’hui un nou­veau traité allant plus loin dans l’intégration ren­voient lit­térale­ment tout pro­grès aux cal­en­des grecques.

Qu’ils com­men­cent plutôt à utilis­er toutes les ressources qui sont déjà à leur dis­po­si­tion. Sans chang­er les traités, sans imag­in­er de nou­velles usines à gaz, trois pro­grès sont possibles.

Un président élu

Le pre­mier est à portée de nos mains. Toutes nos mains : celles des 500 mil­lions de citoyens européens. Selon le traité de Lis­bonne, le chef de l’exécutif européen, le prési­dent de la Com­mis­sion européenne, ne sera plus nom­mé par les gou­verne­ments, comme l’est un haut fonc­tion­naire inter­na­tion­al. Il sera désor­mais élu par le Par­lement, au lende­main de l’élection de celui-ci.

À la con­di­tion impéra­tive que les par­tis poli­tiques européens s’organisent pour que cha­cun choi­sisse et annonce son can­di­dat à l’avance, et con­duise une cam­pagne à l’échelle de l’Union, l’Europe dis­posera alors d’une per­son­nal­ité forte de la légitim­ité don­née par le vote de 500 mil­lions de citoyens. Elle aura un vis­age. Un respon­s­able. Un chef. Le vrai chef d’orchestre. Qui, à la fin des Con­seils européens, pour­ra ren­dre compte au Jour­nal télévisé de 20 heures à tous les Européens en même temps.

Des outils comptables et scientifiques

Le sec­ond pro­grès n’exige pas une volon­té surhu­maine. Il s’agit de dot­er les respon­s­ables de l’économie européenne des out­ils qui leur manquent.

L’urgence de poli­tiques européennes communes

Out­ils compt­a­bles et sci­en­tifiques. Pas de coor­di­na­tion des poli­tiques budgé­taires pos­si­ble tant que nous n’avons pas con­solidé nos bud­gets publics dans l’Union : faute d’avoir har­mon­isé nos con­cepts de compt­abil­ité publique, nous ne pou­vons dire qu’au doigt mouil­lé si l’addition algébrique des 28 bud­gets nationaux et du petit bud­get com­mu­nau­taire a aujourd’hui un effet pro­cy­clique ou contracyclique.

De même, com­ment les gou­verne­ments pour­raient-ils ajuster leurs par­ti­tions respec­tives pour par­venir à l’harmonie souhaitée, tant que l’expertise économique restera si balbutiante ?

La réha­bil­i­ta­tion de l’investissement pub­lic à gauche, la baisse de la pres­sion fis­cale à droite, et l’encouragement au lax­isme moné­taire des deux côtés : le monde des experts ne brille pas par la réno­va­tion du vieux logi­ciel libéral ou keynésien à la lumière des mul­ti­ples révo­lu­tions de l’économie mondialisée.

L’Europe a besoin d’un Keynes du XXIe siè­cle, qui mon­tre com­ment opti­miser, du point de vue sci­en­tifique, le pol­i­cy-mix moné­taire et budgé­taire, les poli­tiques macro et microé­conomiques, dans un ensem­ble con­sti­tué par vingt-huit pays qui parta­gent une même mon­naie et un même marché, lui-même ouvert sur une économie mondialisée.

Trop rares sont ceux qui, tel Philippe Her­zog, se sont essayés à cet exer­ci­ce. Or, c’est ici aux écon­o­mistes européens de jouer : les Anglo-Sax­ons en sont encore à com­pren­dre com­ment la zone euro a pu sur­vivre à leurs malé­dic­tions nobélisées.

Une volonté politique

Enfin, l’élément déter­mi­nant sera évidem­ment la volon­té poli­tique. Crises de la dette, Syrie, Lampe­dusa : jamais les événe­ments n’ont autant démon­tré l’urgence de poli­tiques européennes communes.

Et pour­tant, jamais les peu­ples et leurs gou­ver­nants n’ont été aus­si ten­tés de se repli­er sur le pré car­ré nation­al. C’est tout l’enjeu des prochaines élec­tions européennes : voulons-nous, ou ne voulons-nous pas ? En sor­tir, gag­n­er, réus­sir. Ensem­ble. La gou­ver­nance suivra.

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