IoT compteur Linky

IoT et acceptabilité sociale de l’innovation : le cas du compteur Linky

Dossier : Internet des objetsMagazine N°784 Avril 2023
Par Cécile CHAMARET (D12)

Les résis­tances à l’installation des comp­teurs Linky, para­doxales compte tenu de la gra­tu­ité de l’outil et des avan­tages poten­tiels qu’il pro­cure, con­stituent un cas d’école pour analyser les risques d’opposition et les actions à priv­ilégi­er lors de la dif­fu­sion de l’IoT, et plus générale­ment d’une inno­va­tion tech­nologique. La psy­cholo­gie de l’utilisateur final et les normes d’acceptabilité sociale jouent un rôle essen­tiel qu’il faut pren­dre en compte lors du lance­ment d’un tel projet.

Le déploiement et la dif­fu­sion de l’IoT ne pour­ront pas se faire sans une com­préhen­sion min­i­male, par les util­isa­teurs fin­aux, de ses apports, de sa valeur et de ses enjeux. Nég­liger la récep­tion de l’innovation par l’utilisateur final peut restrein­dre son adop­tion ou, pire, con­duire à nour­rir des con­tro­ver­s­es, créer des résis­tances et par con­séquent des retards dans le déploiement des innovations.

La nécessité d’une nette perception des avantages

Les moti­va­tions intrin­sèques à adopter des inno­va­tions exis­tent et sont liées à l’image de soi que l’on souhaite don­ner ou à une recherche de stim­u­la­tion grâce à l’usage de nou­veaux pro­duits ou ser­vices. Toute­fois, les nou­veaux pro­duits ou ser­vices sont avant tout adop­tés parce qu’ils présen­tent un avan­tage relatif par rap­port à l’existant. Et, même lorsque l’avantage relatif est perçu par le con­som­ma­teur final, il faut qu’il le soit de manière sig­ni­fica­tive pour en faire une inno­va­tion à suc­cès. En effet, on con­sid­ère que la plu­part des con­som­ma­teurs ont une préférence pour le statu quo quand il s’agit d’adopter des inno­va­tions. Cela s’explique notam­ment par l’ensemble des coûts asso­ciés : un coût financier certes, mais surtout des coûts psy­chologiques (liés aux habi­tudes, à la peur du change­ment), des coûts d’apprentissage du nou­veau pro­duit ou ser­vice. L’inertie est d’autant plus grande que l’irréversibilité est forte : les con­som­ma­teurs peu­vent adopter de nou­velles appli­ca­tions très facile­ment (il suf­fi­ra de la désin­staller s’ils n’en sont pas sat­is­faits) mais auront plus de mal à franchir le cap si le pro­duit con­cerné implique de renon­cer à l’existant. Une inno­va­tion est donc adop­tée par le con­som­ma­teur final non parce qu’elle est meilleure qu’un pro­duit exis­tant, mais parce qu’elle l’est significativement !


Lire aus­si : De l’Internet des objets au tout con­nec­té, quelle régu­la­tion en 2023 ?


L’acceptabilité sociale

D’un point de vue col­lec­tif, l’acceptabilité sociale est un enjeu majeur de l’innovation, par­ti­c­ulière­ment à l’heure où le rôle des tech­nolo­gies et leur capac­ité à par­ticiper à la tran­si­tion écologique sont dis­cutés. L’innovation doit être meilleure, mais aus­si accept­able du point de vue des normes col­lec­tives. Les acteurs de l’IoT, comme des autres inno­va­tions tech­niques et tech­nologiques, ont donc un intérêt à com­mu­ni­quer et à démon­tr­er les béné­fices de ce qu’ils pro­posent, en liai­son avec les normes et les enjeux du moment. L’entremêlement des poli­tiques publiques de déploiement de cer­taines inno­va­tions, des intérêts com­mer­ci­aux et des logiques de bien com­mun com­plex­i­fie la récep­tion de l’IoT par les con­som­ma­teurs fin­aux. À cet égard, le déploiement des comp­teurs com­mu­ni­cants en France est un cas d’école pour illus­tr­er l’importance de l’acceptabilité sociale des inno­va­tions en général, et de l’IoT en particulier.

Le cas des compteurs Linky

Le cas est par­ti­c­ulière­ment intéres­sant, car il con­cerne une inno­va­tion pro­posée sans coût pour l’utilisateur final et pour un objet avec a pri­ori des béné­fices bien supérieurs au pro­duit qu’il rem­place. Et, pour­tant, il a sus­cité de très vives réac­tions et résis­tances de la part des util­isa­teurs fin­aux. Le pro­jet de rem­place­ment des comp­teurs d’électricité tra­di­tion­nels par des comp­teurs com­mu­ni­cants est lié à la trans­po­si­tion d’une direc­tive européenne de 2009, qui pre­scrivait qu’en 2020 80 % des comp­teurs devaient être remplacés. 

Une communication ratée

L’analyse des pre­mières com­mu­ni­ca­tions et des relais de presse des­tinés à présen­ter les enjeux du rem­place­ment des comp­teurs tra­di­tion­nels par les comp­teurs com­mu­ni­cants mon­tre que ce sont cer­tains poten­tiels qui ont été mis en avant : la facil­ité de la mise en ser­vice et l’automaticité des relèves de con­som­ma­tion, ain­si que la facil­ité de suivi des con­som­ma­tions par les clients. Si ces béné­fices étaient réels, la per­cep­tion de leur valeur par les con­som­ma­teurs fin­aux a été très mit­igée. Très vite les risques asso­ciés et perçus ont créé des résis­tances fortes dans l’acceptation de l’innovation. Les risques perçus con­sis­taient notam­ment en des ques­tions de san­té et étaient liés à la per­cep­tion des effets poten­tielle­ment négat­ifs des ondes des nou­veaux comp­teurs. Portée par des col­lec­tifs de per­son­nes électro­sensibles, la résis­tance s’est ensuite dif­fusée avec un ensem­ble d’autres risques perçus. Très vite les util­isa­teurs fin­aux ne voulant pas de nou­veaux comp­teurs se sont regroupés sur les réseaux soci­aux, struc­turés en asso­ci­a­tion et tournés vers les munic­i­pal­ités, qui sont les pro­prié­taires des compteurs.

“Le grand public doit percevoir dans l’innovation un avantage significatif par rapport à l’existant.”

Nous avons mené une recherche afin de com­pren­dre le rôle de ces munic­i­pal­ités dans la résis­tance à l’adoption des comp­teurs com­mu­ni­cants et à leur dif­fu­sion sur le ter­ri­toire. L’analyse sys­té­ma­tique de près de 500 comptes ren­dus d’arrêtés munic­i­paux visant à frein­er le déploiement des comp­teurs com­mu­ni­cants sur les com­munes con­sid­érées mon­tre qu’il existe dif­férents types de com­bi­naisons d’arguments mobil­isés. Nous obtenons cinq clusters.

Des explications variées pour le rejet des Linky

Sans sur­prise, un des groupes de mairies insiste sur les risques perçus du fait du rem­place­ment des comp­teurs. Ces derniers sont des risques liés à la san­té, mais aus­si celui d’une util­i­sa­tion mal­in­ten­tion­née des don­nées privées (cyber­at­taque, util­i­sa­tion com­mer­ciale des don­nées, risques de fuite de don­nées, etc.). Un deux­ième groupe de mairies souligne l’absence de béné­fices perçus et le fait que le pro­jet de rem­place­ment a été par­tielle­ment aban­don­né dans d’autres pays européens. Un troisième clus­ter insiste sur le fait que les déci­sions de reclasse­ment sont du ressort des mairies, tan­dis qu’un qua­trième groupe met en évi­dence les risques liés à l’ordre pub­lic si les util­isa­teurs ne souhait­ent pas voir leur comp­teur rem­placé. Enfin, un dernier groupe insiste sur les argu­ments écologiques liés au rem­place­ment des comp­teurs (quel devenir pour les anciens comp­teurs qui fonc­tion­nent par­faite­ment ?), les nou­veaux comp­teurs ayant par ailleurs une durée de vie bien plus lim­itée. Ce dernier argu­ment mobil­isé mon­tre bien la néces­sité de com­mu­ni­quer sur les béné­fices les mieux val­orisés par les util­isa­teurs, puisque les comp­teurs com­mu­ni­cants favorisent des formes de sobriété mon­i­torée en don­nant accès à l’information de con­som­ma­tion en temps réel et en pré­parant les mis­es en réseau locales.

Une bataille qui n’est pas terminée

La recherche met par ailleurs en évi­dence une dif­fu­sion géo­graphique du phénomène de résis­tance, amenant les pou­voirs publics mais aus­si les pro­fes­sion­nels de l’IoT ou de toute autre inno­va­tion à réfléchir en amont à la néces­sité de « dérisqui­fi­er » les per­cep­tions des con­som­ma­teurs fin­aux en pre­mier lieu et de réfléchir à la valeur des béné­fices perçus par ces derniers. Sept années après le début du déploiement, le Linky con­tin­ue à sus­citer de très vives résis­tances. Les dernières en date sont liées à la capac­ité des four­nisseurs d’énergie de met­tre en œuvre des poli­tiques puni­tives à l’encontre des ménages dont on con­sid­ér­erait qu’ils sont de trop gros con­som­ma­teurs d’énergie. La bataille entre Enedis et les résis­tants est loin d’être ter­minée, entre d’un côté l’obligation pour ces derniers de bien­tôt pay­er s’ils n’ont pas le nou­veau comp­teur et, de l’autre, l’annonce après moult com­mu­ni­ca­tions con­tra­dic­toires que l’instal­lation du nou­veau comp­teur n’est pas obligatoire.

Tirer la leçon des difficultés passées

Après vingt ans de ter­giver­sa­tion et de change­ment de nom : télémétrie, Machine-to-Machine et main­tenant Inter­net of Things, la trans­for­ma­tion numérique impose un monde data cen­tric et l’IoT con­stitue un pas­sage oblig­a­toire pour obtenir des don­nées de qual­ité. Mais, comme souligné en intro­duc­tion de ce dossier, 70 % des pro­jets IoT ne passent pas l’épreuve du PoC. S’il n’y a pas de doute quant à la capac­ité de la tech­nolo­gie à offrir des nou­velles voies de ratio­nal­i­sa­tion des con­som­ma­tions à tra­vers leur mon­i­tor­ing, la clé réside toute­fois dans leur adop­tion par le grand pub­lic, lequel doit percevoir dans l’innovation un avan­tage sig­ni­fi­catif par rap­port à l’existant. La recherche mon­tre enfin que les inter­mé­di­aires d’innovation sont, dans le cas de Linky, les mairies qui peu­vent jouer un rôle sig­ni­fi­catif dans la résis­tance à l’innovation. C’est d’autant plus impor­tant à l’heure où les efforts de sobriété qui vont être néces­saires impliquent une syn­ergie entre poli­tique publique, tech­nolo­gie de mon­i­tor­ing et évo­lu­tion des com­porte­ments de consommation. 


Référence

Chamaret C., Stey­er V. & May­er J. C. (2020). “Hands off my meter !” When ‑munic­i­pal­i­ties resist smart meters : Link­ing argu­ments and degrees of resis­tance. Ener­gy Pol­i­cy, 144, 111556. 

2 Commentaires

Ajouter un commentaire

ALAIN RIEHLrépondre
7 avril 2023 à 10 h 39 min

Bon­jour, vous faites une approche intéres­sante de la ques­tion de l’ac­cept­abil­ité sociale des inno­va­tions tech­nologiques. Juste un regret, vous utilisez l’ex­em­ple de Linky, sans pré­cis­er de manière claire, que ce comp­teur n’est pas un “objet con­nec­té” à inter­net, mais relié au réseau pub­lic de dis­tri­b­u­tion d’élec­tric­ité et com­mu­ni­cant par CPL sur les lignes électriques.

Claude Bau­doin (X70)répondre
9 avril 2023 à 4 h 05 min

Un exem­ple sim­i­laire plus ancien (vers 2010), le déploiement de comp­teurs com­mu­ni­cants dans l’é­tat du Maine au nord-est des USA (600.000 comp­teurs seule­ment, c’est un petit état) s’est heurté large­ment aux mêmes prob­lèmes, sauf que là les munic­i­pal­ités ne sont pas par­tie prenantes. Le four­nisseur d’élec­tric­ité (Cen­tral Maine Pow­er Com­pa­ny) cher­chait à élim­in­er le coût des relevés effec­tué sur place par des agents, d’au­tant que les hivers sont longs et très froids. Une des inquié­tudes était qu’une fuite des don­nées per­me­t­trait de détecter les maisons inoc­cupées pour les cam­bri­ol­er. La solu­tion mise en place par CMPC a été d’au­toris­er les abon­nés le souhai­tant à con­serv­er leur comp­teur tra­di­tion­nel, moyen­nant le paiement d’une sur­charge pour com­penser les coûts humains asso­ciés. Un pro­jet de loi de 2013 visait à sup­primer cette sur­charge, mais n’a pas survécu son exa­m­en en commission.

Répondre