Guillaume Henri Dufour (X1807), ce polytechnicien qui fut général suisse

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°778 Octobre 2022Par Marc R. STUDER

Sait-on que l’École poly­tech­nique a dès son orig­ine for­mé un des plus bril­lants des citoyens de Genève, mil­i­taire, ingénieur, phil­an­thrope ? C’est bien ce qu’a été Guil­laume Hen­ri Dufour, X1807, né dans la république indépen­dante de Genève, dev­enue française à la Révo­lu­tion, au moment où il est lycéen.

Du 4 au 29 novem­bre 2022, la Suisse célébr­era les 175 ans de la guerre civile du « Son­der­bund », qui a déchiré les Suiss­es en novem­bre 1847 (voir arti­cle sur le site Inter­net lajauneetlarouge.com). La Diète fédérale (l’ancien Con­seil fédéral) aura eu fin nez de con­fi­er la dis­so­lu­tion de « l’Alliance séparée » au Général Dufour.

Mais qui est donc ce fameux Général Dufour, Suisse de l’X ?

Tout d’abord, ren­dons à César… : Guil­laume Hen­ri Dufour est d’abord un citoyen genevois (à sa nais­sance, Genève est une république indépen­dante), né en 1787 en exil à Con­stance (alors autrichi­enne) à la suite de la prise d’armes de Genève de 1782. En 1798, la France envahit Genève, et aus­si la Suisse, mais séparé­ment. C’est donc en qual­ité de citoyen français que le jeune Dufour passe son con­cours à Poly­tech­nique en 1807. Après l’entrée de Genève dans la Con­fédéra­tion helvé­tique en 1815, il doit choisir sa nation­al­ité. Il ren­tre à Genève en 1817 et devient dès lors citoyen suisse.

En 1807, l’X avait reçu un enfant, en 1817 la France rendait à la Suisse un homme, un mil­i­taire et un savant. La péri­ode des années français­es de Dufour, cap­i­taine du génie du Pre­mier Empire, aura donc duré dix ans. À rai­son, l’X peut donc se pré­val­oir d’avoir « for­maté » ce per­son­nage hors du com­mun. Pour l’anecdote, for­mé à l’X, à la péri­ode où elle fut la plus mil­i­tarisée de son his­toire par Napoléon Ier, il créera en 1819 l’École mil­i­taire fédérale cen­trale de Thoune, où il aura pour élève un cer­tain Louis Napoléon Bona­parte, futur Napoléon III.

Gravure de Hébert Fils dans Walther Senn, 1884, Le Général G.-H. Dufour, sa vie et ses travaux.
Gravure de Hébert Fils dans Walther Senn, 1884, Le Général G.-H. Dufour, sa vie et ses travaux.

Un citoyen très actif

De retour à Genève, Dufour va tout d’abord don­ner des cours (math­é­ma­tiques, géométrie, géodésie, hydraulique) à l’Académie de Genève. Rapi­de­ment, il se voit con­fi­er par l’État de Genève le poste d’ingénieur can­ton­al, chargé de l’urbanisme et des for­ti­fi­ca­tions. Cette même année 1817, il épouse Suzanne Bon­neton, fille de Théodore, graveur de médailles, qui lui don­nera qua­tre filles : Anne Octavie, dite Annette ; Louise Françoise ; Élis­a­beth ; et Amélie. Ingénieur de for­ma­tion, il est curieux et à l’affût des dernières inven­tions, comme l’expérimentation en 1822 d’une passerelle en fil de fer du Français Marc Seguin, qu’il va dévelop­per : l’année suiv­ante, il con­stru­it le pre­mier pont sus­pendu en fil de fer d’Europe. Par­al­lèle­ment, il pour­suit son engage­ment mil­i­taire, à la fois dans les mil­ices genevois­es (où il obtien­dra très vite le grade de lieu­tenant-colonel) et dans les troupes fédérales (où il con­servera son grade français de cap­i­taine jusqu’en 1820).

“Il construit le premier pont suspendu en fil de fer d’Europe.”

En 1819, il se lance en poli­tique, un engage­ment de longue haleine ; jugez plutôt : vingt-six ans de Grand Con­seil genevois, vingt-trois ans de Con­seil représen­tatif de Genève, onze ans de Con­seil nation­al, qua­tre ans de Con­seil aux États (Cham­bres fédérales), un an de con­seil munic­i­pal de la Ville de Genève, et vice-prési­dent de l’Assemblée con­sti­tu­ante en 1841. Il refusera même, en 1857, d’être con­seiller fédéral. Pour­tant, lorsqu’on essaie de résumer Dufour, ce n’est ni l’homme poli­tique, ni le médi­a­teur, ni le pro­fesseur, ni encore l’artiste, l’ingénieur ou l’homme qui ame­na le chemin de fer de Lyon à Genève, que l’on retient, mais plutôt le mil­i­taire, l’ingénieur, le car­tographe, l’homme de la Croix-Rouge.

Dufour et son état-major en 1847.
Dufour et son état-major en 1847.

Le militaire (1817–1867)

Cofon­da­teur, instruc­teur du génie, puis directeur de l’École mil­i­taire fédérale cen­trale de Thoune. Colonel fédéral en 1827. Chargé en 1831 d’organiser la défense de la Suisse en cas de con­flit européen. Quarti­er-maître général de la Con­fédéra­tion en 1832, soit chef de l’état-major général, brevet recon­duit à trois repris­es, en 1841, 1843 et 1847. Com­man­dant des mil­ices genevois­es lors des insur­rec­tions de 1841 et 1843. Général en 1847 lors de la guerre du Son­der­bund (pour infor­ma­tion, en Suisse, le grade de général désigne la posi­tion de com­man­dant en chef de l’armée mobil­isée ; il dis­paraît avec la fin du con­flit ; il n’y en a donc qu’un, rai­son pour laque­lle vous le trou­vez sou­vent avec une majus­cule). Dufour sera encore nom­mé par trois fois général : en 1849, dans l’affaire dite des réfugiés badois ; en 1856, dans l’affaire dite de Neuchâ­tel ; et en 1859, pour la sur­veil­lance de la fron­tière avec l’Italie lors des guer­res pour l’unité italienne.


Lire aussi : Novembre 1847 : guerre du Sonderbund, la guerre de sécession de la Suisse

Ce qu’on retien­dra surtout de sa car­rière mil­i­taire, c’est son humani­té lors de la guerre civile du Son­der­bund, lors de laque­lle il n’a jamais oublié qu’il fai­sait face à des frères d’armes qui s’étaient retrou­vés et qui devront encore à l’avenir se retrou­ver dans le même camp. Par sa tac­tique, sa vision de l’avenir et sa retenue, il a réduit à la fois la durée du con­flit et surtout le nom­bre des vic­times, acquérant ain­si unanime­ment dans la pop­u­la­tion le qual­i­fi­catif de « pacifi­ca­teur ». Ses ordres à ses com­man­dants de divi­sion et son mes­sage aux sol­dats con­fédérés restent par­mi les plus beaux textes human­istes, encore cités dans les académies militaires.

L’ingénieur cantonal (1817–1850)

Out­re les ponts sus­pendus, c’est tout le pour­tour de la rade de Genève que Dufour redes­sine. Dès 1827 et pen­dant dix ans, il va réalis­er au pas de charge l’aménagement des grands quais, du Jardin anglais et du quai des Bergues, avec le pont des Bergues (sous-ten­du par des chaînes) et l’hôtel des Bergues. Genève lui doit donc ce cachet de carte postale qu’elle a encore aujourd’hui. Avant lui, l’aristocratie locale tour­nait le dos au lac et à son hideux spec­ta­cle d’abattoirs, de bois à brûler et autres déver­soirs des fos­sés. Elle préférait diriger son regard vers les riants paysages de la campagne.

“Genève lui doit son cachet de carte postale.”

Le cartographe (1832–1865)

Au début du XIXe siè­cle, l’état-major fédéral se rend compte de la faib­lesse des cartes exis­tantes. Dès 1832, Dufour va s’atteler à un tra­vail d’envergure qui va lui pren­dre trente-trois ans. Après six ans de travaux prélim­i­naires, la Diète fédérale lui octroie un crédit en 1838 qui lui per­met d’ouvrir un pre­mier bureau topographique à Genève. Entre 1845 et 1865, ce sont 25 cartes au 1/100 000, appelées Cartes Dufour, qui sont établies. Dufour sera récom­pen­sé par le pre­mier prix à l’Exposition uni­verselle de Paris en 1855 et la Suisse recon­nais­sante lui con­sacr­era son « plus haut som­met de Suisse » (Höch­ste Punk­te der Schweiz), désor­mais renom­mé Pointe Dufour. L’influence de la car­togra­phie napoléoni­enne sur cette carte est indé­ni­able. Dufour va par­tir du Chas­ser­al pour son point de tri­an­gu­la­tion. À par­tir de relevés à la planchette sur le ter­rain, au 1/25 000 en plaine et 1/50 000 en mon­tagne, Dufour ingénieur va faire un tra­vail remar­quable de pré­ci­sion, comme en témoigne la com­para­i­son avec les don­nées GPS actuelles. Dufour artiste va y insuf­fler de la magie 3D grâce à un dosage astu­cieux d’éclairage zénithal et d’éclairage oblique, qui va per­me­t­tre désor­mais de visu­alis­er les reliefs. Enfin, Dufour vision­naire va réalis­er la pre­mière carte poli­tique de la Suisse ; avant l’heure, les lim­ites des États sou­verains sont gom­mées au prof­it des con­tours d’un État fédératif, qui ne pren­dra vrai­ment nais­sance qu’en 1848.

L’humaniste et l’homme de la Croix-Rouge

Dans son rap­port sur la guerre du Son­der­bund, Dufour rel­e­vait déjà à la fois l’utilité de con­vois san­i­taires organ­isés par les femmes de Zurich, qui pre­naient en charge rapi­de­ment les blessés sur les champs de bataille, et le dan­ger que représen­tait l’arrivée non coor­don­née de civils sur le théâtre des opéra­tions. Quinze ans plus tard, il va donc recevoir avec atten­tion les propo­si­tions d’Henri Dunant de for­mer du per­son­nel san­i­taire en temps de paix et de le pro­téger par un bras­sard dis­tinc­tif, accep­té par tous les bel­ligérants. Bien qu’initialement cir­con­spect sur la via­bil­ité d’un tel pro­jet, il accepte de s’y associ­er et va dès lors user de son pres­tige nation­al et de ses rela­tions inter­na­tionales pour con­va­in­cre un max­i­mum d’États de se réu­nir lors d’une pre­mière con­férence à Genève, en 1863, puis d’envoyer des plénipo­ten­ti­aires l’année suiv­ante afin de peaufin­er et sign­er la pre­mière Con­ven­tion de Genève, du 22 août 1864. Le Comité inter­na­tion­al de sec­ours pour les mil­i­taires blessés (futur CICR) est né ! Dufour en sera le pre­mier président. 

Comme le relève l’historien Jean-Daniel Can­daux : « Si pour nous les Suiss­es le grand fait de Dufour est d’avoir résolu la crise du Son­der­bund, pour l’humanité c’est d’avoir été l’un des pères fon­da­teurs de la Croix-Rouge… Si Dunant n’avait pas reçu l’appui de Dufour, la Croix-Rouge aurait peut-être con­nu le sort de beau­coup de ces entre­pris­es un peu utopiques, un peu idéal­istes, qui dis­parais­sent car elles ne trou­vent pas dans la pop­u­la­tion, dans les con­seils poli­tiques, les appuis nécessaires. »

En résumé

Peu de per­son­nal­ités en Suisse peu­vent se tar­guer d’autant de témoignages de recon­nais­sance : des noms de rue dans divers­es villes du pays, une uni­ver­sité des sci­ences, une caserne mil­i­taire, une foule de stat­ues, bustes, plaques com­mé­mora­tives, pein­tures et autres dessins, un bateau à vapeur, un tim­bre-poste, un bil­let de banque et, con­sécra­tion suprême… la plus haute mon­tagne du pays !

La Maison Dufour, le 8 mai 2021, pavoisée pour la journée mondiale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.
La Mai­son Dufour, le 8 mai 2021, pavoisée pour la journée mon­di­ale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.

La Fondation Maison Dufour et Les Salons du Général Dufour

La mai­son du Général Dufour, sise au 9A, rue de Con­t­a­mines à Genève, est aujourd’hui pro­priété de la Ville de Genève. En 1991, elle a été con­fiée aux bons soins de la Fon­da­tion pour la con­ser­va­tion de la Mai­son du Général Guil­laume Hen­ri Dufour avec pour but, comme son nom l’indique, de la con­serv­er, mais aus­si de la met­tre en valeur et de la faire décou­vrir au pub­lic. Com­muné­ment appelée « Fon­da­tion Mai­son Dufour », par analo­gie avec la Fon­da­tion Archives Dufour, elle a pour sec­ond objec­tif d’accueillir des asso­ci­a­tions civiles, patri­o­tiques et mil­i­taires, aujourd’hui au nom­bre de trente-cinq, pour leurs comités, con­férences et autres man­i­fes­ta­tions. L’Union des Français de l’étranger vient de faire une demande d’adhésion.

Par­mi ces sociétés fig­urent Les Salons du Général Dufour, créés en 2011, chargés de pour­suiv­re le troisième but de la Fon­da­tion : faire décou­vrir ou redé­cou­vrir la vie et l’œuvre de Guil­laume Hen­ri Dufour et, par ce biais, vis­iter un XIXe siè­cle encore fort mécon­nu du pub­lic. Dans le cadre de leurs activ­ités, Les Salons Dufour ont tis­sé au fil des ans de nom­breux con­tacts avec divers­es insti­tu­tions académiques, cul­turelles ou mil­i­taires, dont cer­taines français­es, comme l’association Vauban (bien con­nue des lecteurs de La Jaune et la Rouge !), Napoleon.org, le Sou­venir napoléonien (par sa délé­ga­tion suisse) ou encore l’École poly­tech­nique de Paris.

Le Général Dufour (Jean Winiger, comédien) posant avec les membres de la délégation X15 en stage à l'École polytechnique fédérale de Lausanne, le 18 octobre 2018.
Le Général Dufour (Jean Winiger, comé­di­en) posant avec les mem­bres de la délé­ga­tion X15 en stage à l’É­cole poly­tech­nique fédérale de Lau­sanne, le 18 octo­bre 2018.

Jean-Charles Bou, consul général adjoint de France à Genève, Gérard Miège, spécialiste des Bonapartes, Noëlle Languin-Martin, descendante du Général Dufour, et Marc R. Studer lors de l'inauguration de la Salle Thonney, le 18 octobre 2018.
Jean-Charles Bou, con­sul général adjoint de France à Genève, Gérard Miège, spé­cial­iste des Bona­partes, Noëlle Lan­guin-Mar­tin, descen­dante du Général Dufour, et Marc R. Stud­er lors de l’in­au­gu­ra­tion de la Salle Thon­ney, le 18 octo­bre 2018.

Les archives de l’X, la SabiX et Dufour 

Notre lien avec l’École poly­tech­nique s’est d’abord porté sur les archives, afin de mieux con­naître le pas­sage de Dufour en tant qu’élève. Notre représen­tante à Paris, Marie Pier­dait-Fil­lié, a aus­si pu remet­tre au Cen­tre de ressources his­toriques de la Bib­lio­thèque cen­trale un cer­tain nom­bre d’ouvrages sur Dufour. Plus récem­ment, à la suite de la vis­ite inat­ten­due et très appré­ciée à la Mai­son Dufour de Chris­t­ian Mar­bach (X56), mem­bre de son comité, nous nous sommes rap­prochés de la SabiX. Après dis­cus­sion avec Pierre Cou­vein­hes (X70), son prési­dent, il avait été envis­agé que la SabiX, en col­lab­o­ra­tion avec nous, éditât un ouvrage sur le Général Dufour. La Covid étant passée par là, les mesures san­i­taires pris­es de part et d’autre de la fron­tière ont gelé le projet.

Le Général Dufour par Claude Gondard
Le Général Dufour par Claude Gondard (X65).

Les sept chats du Général Dufour

Chris­t­ian Mar­bach, loin de se décourager des con­fine­ments renou­velés qui paraly­saient tout tra­vail col­lec­tif, m’a rapi­de­ment infor­mé de son inten­tion de porter indi­vidu­elle­ment ce pro­jet à son terme, sous le titre : Les sept chats du Général Dufour. Cet inti­t­ulé, quelque peu saugrenu à pre­mière lec­ture, a rapi­de­ment séduit par l’astucieux sub­terfuge d’utiliser des chats (quoi de plus attachant, proche et à la fois indépen­dant ?) pour se fau­fil­er dans l’intimité de la famille Dufour, aux divers­es étapes de sa vie, y puis­er de pré­cieuses con­fi­dences et en rap­porter de croustil­lantes anec­dotes, per­me­t­tant ain­si un éclairage tout à fait inso­lite sur la vie et l’œuvre de Dufour. Le livre vient de sor­tir chez Isidore Édi­tions. Comme l’a résumé Jean-Jacques Lan­gen­dorf, biographe de Dufour, dans sa pré­face du livre : « Avec Dufour et ses chats il [Chris­t­ian Mar­bach] s’est engagé dans une voie nou­velle, en poéti­sant un sujet aride et en lui con­férant de la légèreté. Et puis il aura aus­si le mérite d’avoir fait pénétr­er sept nou­veaux chats dans leur pan­théon littéraire. » 

Je ne peux que soulign­er ici le remar­quable tra­vail de recherche accom­pli, fort bien rédigé, qui allie sub­tile­ment his­torique et imag­i­naire et qui lui per­met au pas­sage quelques con­sid­éra­tions per­son­nelles. Je le remer­cie, par son ouvrage, d’avoir braqué les pro­jecteurs de la SabiX sur le Général Dufour, con­tribuant ain­si peut-être à inciter les X de Suisse à s’y intéress­er et – qui sait, pourquoi pas ? – à héberg­er leur asso­ci­a­tion dans la mai­son de l’un des plus pres­tigieux des leurs, dans notre pays.

Christian Marbach, Les sept chats du Général Dufour, Isidore Éditions, 2022.
Chris­t­ian Mar­bach, Les sept chats du Général Dufour, Isidore Édi­tions, 2022.

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