Bertrand de La Chapelle préside la réunion annuelle du projet « Internet & Jurisdiction » à Berlin

Gouvernance de l’Internet et gouvernance sur l’Internet

Dossier : CybersécuritéMagazine N°711 Janvier 2016
Par Bertrand De LA CHAPELLE (78)

L’architecture du réseau Inter­net est auto-gou­ver­née par des prin­cipes et méca­nismes ins­ti­tu­tion­nels glo­baux, sans fron­tières. En face les usages de l’Internet res­tent régis par des légis­la­tions et règles natio­nales. Peut-on faire évo­luer ces der­nières vers une gou­ver­nance ins­pi­rée de celle des réseaux ?

Le Som­met mon­dial sur la socié­té de l’information (SMSI) a adop­té en 2005 la défi­ni­tion sui­vante de la « gou­ver­nance Internet » :

« L’élaboration et l’application par les États, le sec­teur pri­vé et la socié­té civile, cha­cun selon son rôle, de prin­cipes, normes, règles, pro­cé­dures de prise de déci­sion et pro­grammes com­muns propres à mode­ler l’évolution et l’utilisation de l’Internet. »

REPÈRES

Liberté d’expression, vie privée, cybercriminalité, surveillance de masse, bouleversement de secteurs traditionnellement régulés, lutte contre le terrorisme : les enjeux liés aux usages de l’Internet ne cessent de se multiplier et occupent désormais la première page des journaux.
Les règles applicables n’en sont pas claires pour autant et les débats s’intensifient entre les partisans d’une réglementation la plus légère possible pour favoriser l’innovation et les tenants de l’instauration nécessaire d’un « code de la route » pour limiter les usages abusifs du réseau.

Un jeu multiacteurs

Deux élé­ments méritent une atten­tion par­ti­cu­lière dans cette défi­ni­tion. En pre­mier lieu, la recon­nais­sance que les dif­fé­rentes caté­go­ries d’acteurs (en anglais : sta­ke­hol­ders) ont un rôle, certes variable, à jouer dans l’élaboration et la mise en œuvre des régimes de gou­ver­nance rela­tifs à l’Internet. C’est le fon­de­ment de l’approche dite « multiacteurs ».

Le second élé­ment est le fait que la gou­ver­nance Inter­net concerne à la fois l’évolution du réseau et ses usages, en d’autres termes : la gou­ver­nance « de » l’Internet et la gou­ver­nance « sur » l’Internet.

Un écosystème institutionnel distribué

Contrai­re­ment au réseau télé­pho­nique, consti­tué pro­gres­si­ve­ment par la connexion entre réseaux natio­naux (comme en témoignent les indi­ca­tifs des pays), l’architecture tech­nique de l’Internet a été conçue sans réfé­rence par­ti­cu­lière au décou­page ter­ri­to­rial entre États. On dit sou­vent que l’Internet est sans fron­tières mais il est plus exact de dire qu’il est transfrontière.

LE DILEMME DU PRISONNIER

Imaginé par Tucker en 1950, le « dilemme du prisonnier » est celui auquel sont confrontés deux prisonniers qui auraient intérêt à coopérer, mais ne le font pas car ils ne peuvent communiquer. Cet exemple est transposable à de multiples domaines et peut s’appliquer à la gouvernance sur l’Internet : il illustre la nécessité d’une coopération internationale pour éviter une situation sous-optimale.

Un ensemble d’institutions a été pro­gres­si­ve­ment mis en place pour déve­lop­per et admi­nis­trer cha­cune des com­po­santes de la couche logique de l’Internet :

  • l’Inter­net Engi­nee­ring Task Force (IETF) et le World Wide Web Consor­tium (W3C) res­pec­ti­ve­ment pour les pro­to­coles TCP/ IP et HTML/http ;
  • les Registres Inter­net régio­naux (RIRs) pour la dis­tri­bu­tion des adresses IP ;
  • un réseau de « ser­veurs racine » et l’Inter­net Cor­po­ra­tion for Assi­gned Names and Num­bers (ICANN) pour coor­don­ner plus par­ti­cu­liè­re­ment le sys­tème de noms de domaines.

Une construction progressive

Cha­cune de ces enti­tés a été créée à mesure que le besoin s’en fai­sait sen­tir, par une coopé­ra­tion entre les acteurs concer­nés et non dans un cadre intergouvernemental.

Leurs moda­li­tés de fonc­tion­ne­ment sont variables, mais elles fonc­tionnent toutes sur un modèle par­ti­ci­pa­tif, dit mul­tiac­teurs, ouvert à tous. Elles consti­tuent un sys­tème de gou­ver­nance dis­tri­bué qui a garan­ti l’interopérabilité glo­bale d’une infra­struc­ture ser­vant désor­mais plus de trois mil­liards d’utilisateurs.

Ce suc­cès peut-il être repro­duit pour la gou­ver­nance « sur » l’Internet ?

Une gouvernance sur l’Internet encore embryonnaire

Ber­trand de La Cha­pelle pré­side la réunion annuelle du pro­jet « Inter­net & Juris­dic­tion » à Ber­lin en octobre 2015.

Si l’architecture tech­nique du réseau Inter­net est fon­ciè­re­ment glo­bale et agéo­gra­phique, il n’en va pas de même du sys­tème juri­dique inter­na­tio­nal. Celui-ci repose en effet sur des juri­dic­tions défi­nies par les limites ter­ri­to­riales des États.

Par consé­quent, la ten­sion entre les espaces et ser­vices en ligne – trans­fron­tières – et le patch­work des légis­la­tions natio­nales ne cesse de s’accroître.

La plu­part des pro­blèmes liés à l’utilisation de l’Internet sont extrê­me­ment dif­fi­ciles à résoudre dans le cadre du sys­tème west­pha­lien de sépa­ra­tion des sou­ve­rai­ne­tés et de non-ingé­rence dans les affaires inté­rieures des États.

Un enchevêtrement de règles incompatibles

Pire, en l’absence de trai­tés ou d’accords inter­na­tio­naux (à la notable excep­tion de la conven­tion de Buda­pest sur la cyber­cri­mi­na­li­té), gou­ver­ne­ments et pla­te­formes Inter­net s’en remettent aux outils dont ils dis­posent : lois natio­nales à l’application de plus en plus extra­ter­ri­to­riale et condi­tions d’utilisation (Terms of Ser­vice) éla­bo­rées unilatéralement.

Le résul­tat de ce « dilemme du pri­son­nier » est un enche­vê­tre­ment de règles poten­tiel­le­ment incom­pa­tibles ren­dant le pro­blème encore plus dif­fi­cile à résoudre.

Cette course aux arme­ments légale risque de frag­men­ter le cybe­res­pace et menace les béné­fices appor­tés par cette infra­struc­ture globale.

Des instances de dialogue à créer

Une coopé­ra­tion inter­na­tio­nale est néces­saire entre les dif­fé­rents acteurs pour éla­bo­rer les règles appli­cables à ces cybe­res­paces communs.

Mal­heu­reu­se­ment, les lieux per­met­tant un tel dia­logue n’existent pra­ti­que­ment pas. Certes, le Forum sur la gou­ver­nance Inter­net (IGF), créa­tion du SMSI, offre depuis 2006 un espace de dia­logue per­met­tant la mise à l’agenda et une dis­cus­sion entre tous les acteurs de leurs sujets d’intérêt ou de pré­oc­cu­pa­tion communs.

Mais la réus­site indé­niable de cette ren­contre annuelle, qui a sus­ci­té des imi­ta­tions inté­res­santes aux niveaux régio­nal (tel Euro­DIG) ou natio­nal (tel le FGI-France), ne per­met pas encore un tra­vail récur­rent en groupes de tra­vail pour éla­bo­rer, vali­der et mettre en œuvre de véri­tables régimes opérationnels.

Le sys­tème demeure incom­plet, embryon­naire. Com­ment aller plus loin ?

Conférence sur la géographie du cyberespace.
Confé­rence sur la géo­gra­phie du cyberespace.

Une approche pragmatique sujet par sujet

Le panel d’experts réuni en 2014 sous la pré­si­dence de Too­mas Ilves, pré­sident de l’Estonie, a, dans son rap­port, enté­ri­né l’idée d’une approche prag­ma­tique, sujet par sujet, selon un concept de « groupes de gou­ver­nance distribués ».

For­més à l’initiative d’un faci­li­ta­teur neutre, de tels réseaux de gou­ver­nance thé­ma­tiques (issue-based gover­nance net­works) ras­sem­ble­raient les acteurs concer­nés pour déve­lop­per et mettre en œuvre des régimes volontaires.

Cette métho­do­lo­gie est conforme à la pra­tique de coopé­ra­tion qui a don­né nais­sance à l’écosystème décrit plus haut pour la gou­ver­nance de l’Internet : des ini­tia­tives spon­ta­nées (bot­tom-up), émer­geant à mesure que les besoins sont iden­ti­fiés, ne néces­si­tant pas d’autorisation préa­lable et jugées uni­que­ment sur leur capa­ci­té à obte­nir un consen­sus autour de pra­tiques standard.

Les conditions de la réussite

Forum sur la gouvernance Internet (IGF) à Istanbul, 2014.
Un ate­lier du Forum sur la gou­ver­nance Inter­net (IGF) à Istan­bul en 2014.

La neu­tra­li­té des faci­li­ta­teurs, un effort d’identification et d’implication des divers acteurs per­ti­nents pour le sujet trai­té (gou­ver­ne­ments, socié­té civile, busi­ness, milieu aca­dé­mique, orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, opé­ra­teurs tech­niques), et une trans­pa­rence dans le compte ren­du de l’avancement des tra­vaux, tels sont quelques-uns des cri­tères néces­saires à la légi­ti­mi­té de telles initiatives.

C’est l’approche rete­nue depuis 2012 par le pro­jet « Inter­net & Juris­dic­tion ». Ce pro­ces­sus de dia­logue mul­tiac­teurs implique plus d’une cen­taine d’acteurs des divers sec­teurs à tra­vers le monde autour des conflits de juri­dic­tion rela­tifs à l’Internet.

Le pre­mier résul­tat de ce dia­logue est la pro­po­si­tion d’un cadre de coopé­ra­tion et de due pro­cess rela­tif aux requêtes trans­fron­tières en matière de sai­sie de noms de domaines, de retrait de conte­nus jugés illé­gaux et d’identification des utilisateurs.

Le nombre crois­sant de requêtes directes adres­sées par les auto­ri­tés publiques d’un pays à des opé­ra­teurs Inter­net situés à l’étranger sou­lève en effet des ques­tions essen­tielles de trans­pa­rence et de garan­ties procédurales.

Un laboratoire de la bonne gouvernance

Le sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) à Tunis
Le som­met mon­dial sur la socié­té de l’information (SMSI) de Tunis a four­ni une défi­ni­tion de la Gou­ver­nance Internet.
© DAVID WEEKLY

L’ère numé­rique lan­cée par le déve­lop­pe­ment irré­pres­sible de l’Internet a peu à peu des effets sur toutes les acti­vi­tés humaines. Sans sur­prise, poli­tique et régle­men­ta­tion n’y échappent pas, pla­çant des pro­blé­ma­tiques anciennes dans un cadre de plus en plus trans­na­tio­nal ou sou­le­vant des dif­fi­cul­tés entiè­re­ment nouvelles.

En s’appuyant sur les leçons du sys­tème qui a prou­vé son effi­ca­ci­té dans la gou­ver­nance du réseau lui-même (sans pour autant le repro­duire à l’identique), il nous appar­tient aujourd’hui de déve­lop­per les nou­veaux outils de la gou­ver­nance sur l’Internet et de prou­ver que l’approche mul­tiac­teurs peut four­nir des solu­tions prag­ma­tiques de coopé­ra­tion transnationale.

La gou­ver­nance Inter­net est un labo­ra­toire. Si nous par­ve­nons à déve­lop­per de nou­veaux méca­nismes de dia­logue et de coopé­ra­tion dans ce domaine com­plexe, tout laisse à pen­ser que cette métho­do­lo­gie trou­ve­ra de nou­velles appli­ca­tions dans d’autres domaines.

Nous pas­se­rons ain­si de la gou­ver­nance « de » et « sur » l’Internet à la néces­saire gou­ver­nance à l’ère de l’Internet. C’est dire l’importance des enjeux.

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