Hall d'assemblage d'avions

“Fly by wire” ou le pilotage électronique

Dossier : Trafic aérienMagazine N°535 Mai 1998
Par Bernard ZIEGLER (54)

Il restait à un indus­triel de pren­dre le risque com­mer­cial d’une telle inno­va­tion. Ce fut naturelle­ment le “chal­lenger”, Air­bus Indus­trie, qui le prit pour pénétr­er le marché du moyen-cour­ri­er alors totale­ment dom­iné par les deux géants Boe­ing et Douglas.

Les années 70

Très vite après la dernière guerre mon­di­ale ont crû, dans des pro­por­tions con­sid­érables, la taille et, avec l’avène­ment des réac­teurs, la vitesse des avions de trans­port. Les efforts sur les com­man­des de vol ont rapi­de­ment dépassé la capac­ité des mus­cles des pilotes. L’u­til­i­sa­tion de ” tabs ” pour pilot­er les grandes sur­faces de gou­vernes dev­enues néces­saires a per­mis d’y pal­li­er pour un temps. Mais la déf­i­ni­tion et le réglage de ces tabs étaient déli­cats et posaient des prob­lèmes de sta­bil­ité aéro­las­tique red­outa­bles. On dut donc, déjà sur les Con­stel­la­tions, intro­duire des ser­vo­com­man­des réversibles.

Même les pre­miers “jets” com­mer­ci­aux en restèrent là, plus par tra­di­tion de bureaux d’é­tudes aguer­ris que par néces­sité. À ma con­nais­sance la Car­avelle fut le pre­mier avion de trans­port civ­il entière­ment piloté sur les trois axes par des vérins hydrauliques irréversibles sans sec­ours mécaniques. C’é­tait, tech­nique­ment et psy­chologique­ment, un grand pas franchi.

L’in­tro­duc­tion des ser­vo­com­man­des irréversibles rendait néces­saire de restituer arti­fi­cielle­ment des efforts pour le pilote.

Avec l’aug­men­ta­tion de l’alti­tude de vol et du nom­bre de Mach, il fal­lut faire face à de nou­veaux phénomènes aéro­dy­namiques : restituer une sta­bil­ité de vitesse évanes­cente en haut sub­sonique, sta­bilis­er le roulis hol­landais, cette oscil­la­tions en lacet-roulis sur laque­lle le pilote se cou­plait facile­ment entre­tenant une valse d’abord incon­fort­able puis vite dangereuse.

Puis, avec l’ar­rivée de voil­ures plus fines, l’on dut faire face à des com­porte­ments à basse vitesse désagréables, voire dan­gereux et des ” trims ” automa­tiques, des pousseurs de manche firent leur apparition.

Des normes de sécu­rité de plus en plus exigeantes oblig­eaient à dou­bler, tripler par­fois quadru­pler tous ces auto­mates. Le long chem­ine­ment de plusieurs voies de câbles dans des avions qui ne ces­sait de grandir posait des prob­lèmes dia­boliques de frot­te­ment, de dilata­tion, de pro­tec­tion. Il fal­lait même se pré­mu­nir con­tre le blocage d’une ligne de com­mande en insérant des sys­tèmes de découplage.

Sans que les pilotes en aient tou­jours par­faite­ment con­science, il deve­nait impos­si­ble de pilot­er régulière­ment ces machines sans l’aide de tous ces automates.

Telle était la sit­u­a­tion dans les années 70, lorsque furent mis en ser­vice les pre­miers gros por­teurs (Wide bod­ies). Certes tous les prob­lèmes étaient réso­lus mais par des solu­tions de plus en plus com­plex­es qui posaient de solides casse-têtes aux pilotes lorsqu’ils devaient chang­er de machine et aux mécani­ciens qui entrete­naient et réglaient ces mécanismes.

En revanche, les prob­lèmes posés par le vol d’un gros avion super­son­ique civ­il parais­saient ain­si pra­tique­ment insol­ubles. Le Con­corde fut donc le pre­mier avion civ­il doté d’un pilotage élec­tron­ique. Les com­man­des étaient action­nées par des vérins élec­tro-hydrauliques dirigés par le pilote au tra­vers de cal­cu­la­teurs analogiques. Cepen­dant, par pru­dence vis-à-vis d’un sys­tème si nou­veau, l’ensem­ble restait dou­blé par un sys­tème de dernier sec­ours mécanique, un peu dif­fi­cile mais cer­ti­fi­able compte tenu de la très faible prob­a­bil­ité d’u­til­i­sa­tion. À ma con­nais­sance ce dernier sec­ours n’a jamais été util­isé en ser­vice, au moins dans sa total­ité, mais il impo­sait de main­tenir toute la tim­o­ner­ie de câbles et, bien sûr, un manche classique.

Une autre grande nou­veauté fit son appari­tion sur le Con­corde : le cal­cu­la­teur digital.

Le pilotage des entrées d’air dans tout le domaine de vol était d’une telle com­plex­ité qu’il fal­lut faire appel à cette toute nou­velle tech­nolo­gie pour le traiter.

La conception

L’ex­péri­ence accu­mulée sur le Con­corde entre autres dans ce domaine, avait con­va­in­cu les bureaux d’é­tudes européens qu’une nou­velle voie de pilotage était ouverte pour tous les avions. On ne répétera jamais assez com­bi­en le “désas­tre économique” de cet avion per­mit le véri­ta­ble décol­lage de l’in­dus­trie aéro­nau­tique européenne, comme, plus tard, un autre “désas­tre économique”, l’ex­plo­ration lunaire, per­mit des avancées fan­tas­tiques à la haute tech­nolo­gie des États-Unis. Cela devrait faire méditer les ama­teurs de “busi­ness plan” à court terme.

La matu­rité atteinte par les cal­cu­la­teurs numériques et le fan­tas­tique poten­tiel de cal­cul qu’ils promet­taient firent le reste. Dis­ons, pour être hon­nête, qu’il y eut même au début un ent­hou­si­asme un peu exces­sif : les cal­cu­la­teurs dig­i­taux étaient con­sid­érés comme très économiques et sans prob­lèmes (free of charge, free of trou­ble). Il fal­lut par la suite quelque peu déchanter mais peut-on avancer sans quelques illusions ?

La pru­dence dic­tait aux anciens de ne faire d’abord qu’un pre­mier pas et les pre­miers dessins d’une nou­velle archi­tec­ture de com­man­des de vol ne prévoy­aient en com­mande tout élec­tron­ique que la seule chaîne de lacet. Au sein des bureaux d’é­tudes, des esprits plus jeunes voulaient franchir le pas sur les trois axes d’un seul coup. Cette ten­dance était forte­ment soutenue par des ingénieurs et pilotes d’es­sai, lassés des imper­fec­tions des com­man­des clas­siques et des dif­fi­cultés, par­fois extrêmes, de leur mise au point. Leur vieux rêve, jusque-là inac­ces­si­ble, de qual­ités de vol irréprochables leur parais­sait main­tenant à portée de main.

Un com­pro­mis fut trou­vé par le biais d’une archi­tec­ture imag­i­na­tive : franchir com­plète­ment le pas sur les deux axes majeurs, tan­gage et roulis, mais con­serv­er en com­man­des clas­siques le trim de pro­fondeur et la direc­tion. On con­ser­vait ain­si un ” sec­ours ” sur le tan­gage par le trim et en latéral par le roulis induit par la direc­tion. Ce ne pou­vait être que d’un pilotage plutôt acro­ba­tique mais démon­tra­ble si la prob­a­bil­ité d’oc­cur­rence était suff­isam­ment faible. Les bureaux d’é­tudes se fai­saient fort de démon­tr­er une prob­a­bil­ité d’oc­cur­rence qua­si nulle, en matière d’aéro­nau­tique cela veut dire inférieure à 10–9. À titre de référence, tous fac­teurs con­fon­dus, la prob­a­bil­ité d’ac­ci­dent sur les meilleurs avions (les plus mod­ernes) est aujour­d’hui légère­ment inférieure à 10–6, ce qui est déjà tout à fait remarquable.

Cette archi­tec­ture avait de grands mérites :

. elle per­me­t­tait un gain de masse con­séquent, de l’or­dre de 250 kg sur un avion de taille moyenne, soit trois passagers !

. elle promet­tait des gains extrême­ment sub­stantiels sur les coûts de main­te­nance. Elle per­me­t­tait théorique­ment de totale­ment pro­téger l’avion con­tre les excur­sions hors du domaine de vol. Nous y revien­drons. Il deve­nait pos­si­ble de con­cevoir une famille d’avions de toutes tailles, ressen­tis iden­tique­ment par l’équipage, ce qui lais­sait espér­er des gains impor­tants dans les coûts d’en­traîne­ment et promet­tait à terme une amélio­ra­tion notable de la sécurité ;

. elle per­me­t­tait enfin d’ou­vrir la voie à tous les développe­ments futurs con­cev­ables, y com­pris l’in­tro­duc­tion d’avions naturelle­ment instables.

Il restait à met­tre la cerise sur le gâteau.

Mon pro­fesseur d’ar­chi­tec­ture à l’X nous avait expliqué que le matéri­au impo­sait large­ment l’ar­chi­tec­ture. Le goth­ique qu’im­po­sait la pierre aux cathé­drales deve­nait grotesque avec le béton ! Dans un cock­pit, le goth­ique c’é­tait le manche ou le volant qui per­me­t­tait à un pilote arc-bouté de tir­er plus de cinquante kilos pour bra­quer la gou­verne de pro­fondeur. Ce volant deve­nait super­fé­ta­toire pour com­man­der un cal­cu­la­teur que l’on pou­vait par­faite­ment pilot­er avec un mini-manche (joy stick). De plus, il encom­brait les cock­pits et cachait large­ment la planche de bord. Mais sa sup­pres­sion se heur­tait à deux obsta­cles. L’un, factuel, était qu’il retrans­met­tait sous forme de déplace­ments et d’ef­forts des infor­ma­tions essen­tielles à l’équipage. L’autre était d’or­dre essen­tielle­ment psy­chologique : les pilotes y étaient habitués !

Il était indus­trielle­ment impos­si­ble, et d’ailleurs peu con­forme à l’évo­lu­tion souhaitée, de réalis­er un mini-manche resti­tu­ant des efforts et des déplace­ments vari­ables. La seule réponse, aux deux prob­lèmes, était donc de trou­ver des lois de pilotage qui rendraient le mini-manche naturel et vite habituel.

Heureuse­ment, l’on dis­po­sait en tan­gage, l’axe le plus dif­fi­cile, d’une loi mise au point sur Con­corde, encore lui, la loi dite C*. Cette loi lie linéaire­ment l’or­dre pilote et le fac­teur de charge pro­duit : pas de déplace­ment main­tient 1g, donc une tra­jec­toire rec­tiligne. Toute loi de pilotage doit être bornée aux lim­ites du domaine de vol, là où les réac­tions aéro­dy­namiques cessent d’être linéaires. Sur un sys­tème clas­sique, des efforts exces­sifs aver­tis­sent le pilote de l’ap­proche des lim­ites. Sur un sys­tème élec­tron­ique il était pos­si­ble de borner les ordres à la sor­tie de la loi C* par des lim­ites dures. Nous tenions là un bon outil.

En roulis nous adop­tâmes une loi déplacement/taux de roulis bornée elle aus­si par des lim­ites dures en incli­nai­son (inter­dis­ant de pass­er sur le dos).

Un des grands avan­tages de cet ensem­ble était de ren­dre l’avion remar­quable­ment homogène quels que soit sa masse, son cen­trage et sa vitesse. Élé­gante solu­tion à un très vieux prob­lème : un avion clas­sique est mou à basse vitesse, aux cen­trages avant, très sen­si­ble à grande vitesse, aux cen­trages arrière, il ne faut pas se tromper dans l’am­pli­tude de ses réactions.

La flex­i­bil­ité de l’outil dont nous dis­po­sions nous per­mit d’a­jouter bien d’autres amélio­ra­tions. Par exem­ple, une aug­men­ta­tion du fac­teur de charge pro­por­tion­nelle à l’in­cli­nai­son per­me­t­tant une coor­di­na­tion sou­ple de la pro­fondeur et du gauchisse­ment, une facile maîtrise du déra­page en virage qui aurait ravi nos moni­teurs d’é­cole de pilotage, un con­tre par­tiel de la panne de moteur et bien d’autres.

Quant à la forme et à la ciné­ma­tique du mini-manche lui-même, des essais effec­tués sur sim­u­la­teur puis sur un Con­corde expéri­men­tal avaient large­ment dégrossi le prob­lème. Le choix s’é­tait porté sur un mini-manche à déplace­ments faibles et efforts pro­por­tion­nels, avec tout de même une dou­ble pente pour faciliter les petites cor­rec­tions. Cette solu­tion avait été jugée plus humaine qu’un pilotage aux efforts purs pour­tant adop­té sur un chas­seur U.S. après de nom­breux essais.

Lancement

Il restait à con­va­in­cre le grand patron.

Il exis­tait à l’époque dans la petite équipe d’Air­bus Indus­trie une grande sym­biose entre com­merçants, indus­triels, ingénieurs et nav­i­gants, même les financiers partageaient nos ent­hou­si­asmes aéronautiques.

Le grand patron, qui était un entre­pre­neur et com­merçant avisé, restait aus­si un nav­i­gant dans l’âme et un grand ingénieur capa­ble de voir loin dans le futur. Il ne fut pas dif­fi­cile à convaincre.

Notre ambi­tion à l’époque était de lancer un moyen-cour­ri­er, ce qui devien­dra l’A320. Je suis con­va­in­cu qu’au-delà de son ent­hou­si­asme de pro­fes­sion­nel pour cette solu­tion d’avenir, ce fut la dif­fi­culté de pénétr­er un marché alors totale­ment dom­iné par les tout-puis­sants con­cur­rents d’outre-Atlan­tique qui arracha sa déci­sion. Il fal­lait met­tre l’en­jeu tech­nique au niveau de l’en­jeu commercial.

Développement

La mise au point d’un sys­tème de com­mande de vol est tou­jours une opéra­tion déli­cate. L’on tra­vaille en effet sur une boucle qui com­prend des élé­ments arti­fi­ciels, assez facile­ment maîtris­ables en lab­o­ra­toire, et un équipage de nature extrême­ment vari­able. Cul­ture et habi­tudes, imag­i­na­tion, psy­cholo­gie, préoc­cu­pa­tions et fatigue sont des élé­ments pra­tique­ment impos­si­bles à cor­recte­ment mod­élis­er surtout lorsque l’on a affaire à des hommes de tous âges et venant de tous horizons.

Bien enten­du la nou­veauté du sys­tème com­pli­quait encore la tâche face à une pop­u­la­tion de pilotes naturelle­ment con­ser­va­trice (il ne faut pas oubli­er qu’ils doivent pass­er un exa­m­en d’ap­ti­tude tous les six mois, ce qui ne leur rend pas les révo­lu­tions tech­niques très sympathiques).

Dans bien des domaines cette même nou­veauté rendait suran­nés des doc­u­ments de cer­ti­fi­ca­tion reposant bien sou­vent sur le seul savoir-faire d’une époque dépassée. Il nous fal­lut bien sou­vent retrou­ver l’e­sprit dans une let­tre qui per­dait son sens, et il fal­lut le faire en accord avec les cinq autorités de cer­ti­fi­ca­tion que notre monde divisé comportait.

Des moyens con­sid­érables furent mis en œuvre, tech­niques et humains.

Après de longs mois de sim­u­la­tion au sol, l’un des pro­to­types du pre­mier Air­bus, un A300B2, fut trans­for­mé en sim­u­la­teur volant : pilotage élec­tron­ique de la place gauche, clas­sique de la place droite. Nous fîmes vol­er des cen­taines de pilotes, pilotes d’es­sai, pilotes des mul­ti­ples ser­vices offi­ciels mon­di­aux, pilotes com­mer­ci­aux de nom­breuses com­pag­nies, jeunes brevetés et vieux chiba­n­is, de tous âges, de toutes nation­al­ités. Très au-delà des essais clas­siques, nous imag­inâmes et fîmes jouer de nom­breux scé­nar­ios, dans les deux modes de pilotage sur la même machine, pour com­par­er résul­tats et charges de travail.

Nous fîmes cepen­dant quelques décou­vertes, par­fois inat­ten­dues, et dûmes apporter des cen­taines de modifications.

Par exem­ple, la loi C* ne per­me­t­tait pas un atter­ris­sage pré­cis. D’in­stinct les pilotes refusent le sol, avec une loi par nature con­stante, ils mon­traient une forte ten­dance à se met­tre par­al­lèle à quelques cen­timètres de la piste et il fal­lut intro­duire dans la phase finale de l’ar­ron­di une ten­dance à piquer forçant l’avion vers le sol.

En roulis nous décou­vrîmes un change­ment rad­i­cal de la sen­si­bil­ité de per­cep­tion du pilote au-dessous d’une cen­taine de pieds. Au-dessus nous pilo­tons à un degré prés, au-dessous à un dix­ième de degré. Il fal­lut mod­i­fi­er en pro­por­tion la sen­si­bil­ité de la com­mande en fonc­tion de la hau­teur au-dessus du sol.

Dès le départ de l’ex­péri­men­ta­tion en vol, le pilotage s’avéra remar­quable­ment aisé, nous sûmes dès le pre­mier vol que nous étions sur la bonne voie. Au cours des essais, aucun des pilotes néo­phytes qui défilèrent aux com­man­des, par­fois sans aucun entraîne­ment préal­able, n’eurent le moin­dre prob­lème d’adaptation.

Il nous fal­lut même inven­ter de nou­veaux instru­ments, comme cette bille élec­tron­ique per­me­t­tant un pilotage plus fin en cas de panne moteur. Voilà un cas typ­ique de la néces­sité de rechercher un com­pro­mis : le con­tre automa­tique de cette panne que nous avions intro­duit amélio­rait con­sid­érable­ment la sécu­rité immé­di­ate mais com­pro­met­tait ensuite la recherche de la meilleure performance.

Ces essais nous per­mirent de trou­ver une solu­tion à une car­ac­téris­tique sujette à polémiques par­fois pas­sion­nées. Pour des raisons de sécu­rité, il nous était pra­tique­ment impos­si­ble d’asservir les deux mini-manch­es. Cela parais­sait pour­tant indis­pens­able à beau­coup de com­man­dants de bord qui voulaient pou­voir aisé­ment détecter toutes les actions du copi­lote, cela ne nous parais­sait pas néces­saire puisqu’il exis­tait désor­mais une rela­tion biu­ni­voque entre l’or­dre du pilote et le mou­ve­ment de l’avion, les mou­ve­ments dus à l’at­mo­sphère étant automa­tique­ment contrés.

Les ordres des deux manch­es s’a­joutaient algébrique­ment et un bou­ton de pri­or­ité per­me­t­tait à l’un ou l’autre des pilotes d’élim­in­er tem­po­raire­ment l’autre com­mande. Il fal­lut met­tre au point cette logique, il fal­lut surtout con­va­in­cre. Pour ce faire, nous dis­posâmes une sorte de par­avent entre place gauche et droite et tout au long du vol, y com­pris dans les phas­es les plus cri­tiques le pilote de droite intro­dui­sait des ordres, par­fois aber­rants, que le pilote de gauche, non prévenu, devait détecter et cor­riger. L’in­stinct eut rai­son de toutes les ten­ta­tions de tricherie. Tous ne furent pas tout à fait con­va­in­cus, mais une fois de plus la solu­tion apparut comme un heureux com­pro­mis entre la plus grande facil­ité de reprise en main et un cer­tain appau­vrisse­ment de la surveillance.

Il fal­lut atten­dre les essais en vol de l’A320 pour calmer une autre con­tro­verse au moins aus­si pas­sion­née. Elle por­tait sur cer­taines des pro­tec­tions dures du domaine de vol que nous avions mis en place.

Les pro­tec­tions d’in­cli­nai­son latérale et de vitesse exces­sive furent facile­ment acceptées.

La pro­tec­tion con­tre le décrochage fit l’ob­jet de quelques dis­cus­sions qui rel­e­vaient plus d’une cer­taine psy­chose con­tre les auto­mates que d’ar­gu­ments opéra­tionnels mais les avan­tages étaient si écla­tants qu’elles firent long feu (elles furent indû­ment ravivées plus tard à l’oc­ca­sion d’un dra­ma­tique acci­dent). Cepen­dant sa mise au point fut laborieuse. Il nous fal­lait garan­tir, sous l’œil vig­i­lant des ser­vices offi­ciels, l’ob­ten­tion de la por­tance max­i­mum sans jamais vers­er dans le décrochage quelle que fut la dynamique de l’ap­proche. Pas facile lorsque por­tance et inci­dence ne marchent plus du même pas. Cela nous fit faire quelques belles galipettes.

Il restait la pro­tec­tion con­tre les fac­teurs de charge exces­sifs qui fit couler beau­coup d’en­cre : la struc­ture de tous les avions civils est cal­culée pour un fac­teur de charge lim­ite de 2,5 g. Bien enten­du des marges con­sid­érables sont pris­es et bien d’autres fac­teurs entrent en jeu dans le dimen­sion­nement de la struc­ture, tant et si bien qu’il est très générale­ment pos­si­ble de ” tir­er ” davan­tage sans bris­er l’avion. Mais ce ne peut être garan­ti et si le seuil de rup­ture est dépassé il n’y a pas de retour.

Nous nous étions posé la ques­tion de l’u­til­ité réelle de cette pos­si­bil­ité lais­sée au pilote de ” tir­er ” d’a­van­tage en cas extrême, pour éviter une col­li­sion par exem­ple. De longues recherch­es nous avaient mon­tré qu’il n’ex­is­tait aucun cas enreg­istré où un fac­teur de charge plus élevé aurait évité la cat­a­stro­phe, qu’il exis­tait plusieurs cas où une lim­i­ta­tion aurait évité de très graves et inutiles endom­mage­ments et dans cer­tains cas la rup­ture défini­tive, et, enfin et surtout, que cer­taines col­li­sions auraient été évitées si le pilote avait ” tiré ” tout de suite sans hési­ta­tion jusqu’au max­i­mum per­mis, mais qu’il ne pou­vait mesur­er dans l’urgence.


PHOTO AEROSPATIALE

La logique com­mandait donc cette lim­i­ta­tion à l’au­torité du pilote mais il fal­lait con­va­in­cre quelques irré­ductibles qui allaient jusqu’à dire qu’ils voulaient pou­voir choisir leur mort (que vaut un choix lorsque l’on est dans l’in­ca­pac­ité de peser l’un des ter­mes ?). Nous dûmes faire quelques vols avec ces irré­ductibles en leur deman­dant de ” tir­er ” aus­si fort qu’ils s’en ressen­taient. Cela demandait une belle con­fi­ance dans le sys­tème. Aucun d’en­tre eux, jamais, n’at­teint la lim­ite imposée ce qui con­fir­mait bien une réti­cence instinc­tive que seule l’as­sur­ance d’un solide garde-fou pou­vait vaincre.

Une crainte très générale­ment répan­due por­tait sur la fia­bil­ité de notre élec­tron­ique. Échaudés par l’ex­trême dif­fi­culté d’élim­in­er tous ” bugs ” d’un pro­gramme infor­ma­tique tant soit peu sophis­tiqué, cer­tains grands spé­cial­istes met­taient en doute la sûreté de nos chaînes élec­tron­iques de pilotage. Tout sys­tème, qu’il soit mécanique, hydraulique ou élec­trique, est fail­li­ble, nous ne pré­ten­dions pas là à l’in­fail­li­bil­ité mais n’avions pas ménagé nos efforts pour ren­dre extrême­ment improb­a­ble un mau­vais fonc­tion­nement fatal : cinq cal­cu­la­teurs indépen­dants, appar­tenant à deux familles dis­tinctes, conçus et fab­riqués par deux four­nisseurs dif­férents, deux chaînes de cal­cul dis­sim­i­laires dans chaque cal­cu­la­teur avec des com­para­isons à l’en­trée et à la sor­tie, tous les senseurs dou­blés ou triplés. Nous avions mis toutes les chances de notre côté. De fait, après des années d’ex­ploita­tion, aucune panne non détec­tée n’est survenue.

Toutes les pré­cau­tions imag­in­ables avaient été pris­es pour éviter toute inter­férence élec­tro­mag­né­tique. Mais l’on par­lait dans le domaine mil­i­taire de sources d’émis­sion aux puis­sances con­sid­érables, dans des fréquences débor­dant large­ment le domaine fam­i­li­er aux civils. D’ailleurs la rumeur de quelques acci­dents sur­venus à des avions mil­i­taires rel­e­vant de la même tech­nolo­gie nous inquié­tait, bien que nous ne sachions pas grand-chose ni des archi­tec­tures ni des cir­con­stances gardées secrètes. Aus­si nous prîmes, avec quelques peines, ren­dez-vous avec un cen­tre de recherche réputé équipé des plus ter­ri­fi­ants émet­teurs. Un avion y fut con­voyé. Il fut mis sous ten­sion, tous équipements et toutes com­man­des branchés et l’équipage fut prié de quit­ter le bord, compte tenu des risques physiologiques.

Les ingénieurs du cen­tre d’es­sai com­mencèrent le bom­barde­ment de la mal­heureuse machine, se faisant fort de tout faire sauter en quelques min­utes. Après plusieurs heures d’es­sais, tout fonc­tion­nait encore par­faite­ment et nous n’eûmes plus qu’à boire le cham­pagne. Nous eûmes très vite à nous féliciter des pré­cau­tions pris­es. Lors de la cam­pagne d’es­sai de givrage, il nous fal­lut aller chercher les bonnes con­di­tions de for­ma­tion imposées par une norme exigeante dans des cumu­lo-nim­bus vir­u­lents. L’avion fut frap­pé 17 fois par la foudre, qui provo­qua des dom­mages struc­turaux sig­ni­fi­cat­ifs, mais ni les com­man­des de vol ni aucun de nos sys­tèmes dig­i­taux n’eurent le moin­dre hoquet.

Il va de soi qu’il y eut bien d’autres essais, bien d’autres con­tro­ver­s­es, d’autres cor­rec­tions d’er­reurs, d’autres amélio­ra­tions, mais tout fut fini, cer­ti­fié avec quelques jours d’a­vance sur le pro­gramme défi­ni cinq ans auparavant.

Mise en service

Comme pour tout avion com­plète­ment nou­veau, la mise en ser­vice ne se fit pas sans dif­fi­cultés. De nom­breuses mis­es au point furent néces­saire avant d’at­tein­dre la disponi­bil­ité que nous offrons aujour­d’hui, la meilleure du monde.

À ces dif­fi­cultés prévis­i­bles car, par nature même, les essais ne peu­vent com­plète­ment cou­vrir l’ex­ploita­tion, s’a­joutèrent quelques dif­fi­cultés d’ac­cou­tu­mance. Avec les équipages partagés entre un ent­hou­si­asme par­fois exces­sif et une méfi­ance tout aus­si exces­sive. Il faut dire que notre avion cumu­lait beau­coup de nou­veautés, à com­mencer par la sys­té­ma­ti­sa­tion de l’équipage à deux, sujet de grandes con­tro­ver­s­es à l’époque.

Aus­si avec les équipes d’en­tre­tien qui devaient pass­er de la mécanique à l’élec­tron­ique sans avoir fait dès l’é­cole la tran­si­tion du cal­cul men­tal à la cal­culette ou du tour à maniv­elle à la fraiseuse dig­i­tale. Il faut ajouter que notre sys­tème élec­tron­ique d’analyse de panne fut long à met­tre au point et qu’au début il ne leur facil­i­tait guère la tâche.

Quelques acci­dents endeuil­lèrent les pre­mières années d’ex­ploita­tion, aucun ne fut dû à une défail­lance de l’avion et tout par­ti­c­ulière­ment du sys­tème de com­mande de vol, mais cela maintint pour un temps une atmo­sphère sus­picieuse sur les démons de l’informatique.

Cela est aujour­d’hui bien fini. Depuis l’A340, le quad­ri­mo­teur long-cour­ri­er, jusqu’au petit A319, une grande famille a pu être créée autour de l’A320. Les équipages peu­vent pass­er de l’un à l’autre sans dépayse­ment. Des grands au petit frère, près de mille Air­bus ” fly by wire ” volent sur les cinq con­ti­nents, sous les dra­peaux d’une cen­taine de com­pag­nies aéri­ennes, entre les mains de plus de dix mille pilotes. Cette flotte vient de franchir le cap des dix mil­lions d’heures de vol avec une disponi­bil­ité et une sûreté au moins égales aux meilleurs. Et, bien sûr, ce n’est pas fini…

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