Dépassement

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°606 Juin/Juillet 2005Rédacteur : Jean SALMONA (56)

La France engage son des­tin européen, le ratio dépens­es de per­son­nel-chiffre d’affaires dimin­ue régulière­ment depuis trente ans dans les entre­pris­es des pays de l’OCDE, la coopéra­tion entre la Chine et l’Inde risque de mod­i­fi­er l’équilibre du monde, et vous écoutez de la musique ? Pour vous déten­dre et oubli­er, peut-être ? Non, pour com­pren­dre. Bien sûr, la musique a un effet phys­i­ologique, voisin de l’hypnose. Mais ce n’est pas là l’essentiel, pas plus que l’amour ne se réduit au con­tact de deux épi­der­mes. En dépas­sant nos fac­ultés d’entendement con­scient, la musique opère un mys­tère et, comme la foi pour les croy­ants, elle nous aide à nous situer dans l’Univers et à ne pas dés­espér­er. Et ce n’est pas là l’apanage des œuvres à car­ac­tère sacré ou d’ambition méta­physique : un quatuor, un cho­rus de trompette, une sim­ple chanson…

Claviers : Bach, Scarlatti

Bach est à cet égard l’intercesseur idéal. Blan­dine Ran­nou, une inter­prète d’aujourd’hui, joue les sept Toc­catas (BWV 910 à 916) au clavecin1, tan­dis que l’on réédite les trente Inven­tions enreg­istrées au piano il y a cinquante ans par Mar­celle Mey­er, avec trente-deux Sonates de Scar­lat­ti2, dans la col­lec­tion “ Les Raris­simes ”. Bach, organ­iste obscur à Arn­stadt, a vingt ans quand il com­pose la pre­mière Toc­ca­ta, moins de trente quand il écrit la dernière. Et pour­tant, dans ces qua­si-con­cer­tos extra­or­di­naire­ment élaborés, bien moins con­nus que le Clavier bien tem­péré ou les Vari­a­tions Gold­berg, fig­ure déjà comme un résumé de son œuvre à venir, jusqu’à l’Art de la Fugue. Le jeu de Blan­dine Ran­nou est flam­boy­ant, inspiré, poly­phonique, dans la lignée de Wan­da Landows­ka. Mar­celle Mey­er, elle, avait choisi le piano pour faire revivre Bach et Rameau, comme elle jouait Chabri­er, avec rigueur et une grande finesse de touch­er. Des orne­ments min­i­maux, une pré­ci­sion d’épure, un rythme presque jazz­ique, c’est du Bach mod­erne, à cent lieues du clavecin. Quant aux cour­tes Sonates de Scar­lat­ti, qu’Horowitz con­tribua à faire con­naître, dépouil­lées de leurs affé­ter­ies baro­ques, elles se révè­lent inno­vantes, enlevées, dens­es, un con­cen­tré de musique.

Bernstein, Gergiev, deux symphonistes

Bern­stein, que Evgueni Svet­lanov con­sid­érait comme le plus grand chef du XXe siè­cle, a été aus­si un péd­a­gogue hors pair. DGG asso­cie à une réédi­tion en CD de cinq sym­phonies – la 3e (Eroica) de Beethoven, la 2e de Schu­mann, la 4e de Brahms, la 9e (Nou­veau Monde) de Dvo­rak, la 6e (Pathé­tique) de Tchaïkovs­ki, cinq enreg­istrements des années cinquante avec le New York Sta­di­um Sym­pho­ny3 – une expli­ca­tion de texte orale en anglais, abon­dam­ment illus­trée d’exemples, enreg­istrée après chaque sym­phonie, et d’une durée du même ordre que celle de la sym­phonie. C’est lumineux et d’une évi­dence jubi­la­toire comme la démon­stra­tion d’un théorème, et l’on se prend à rêver qu’un Bern­stein bis appa­raisse par­mi les bavards sou­vent creux et com­plaisants de France Musique.

Valery Gergiev a enreg­istré la 4e Sym­phonie de Tchaïkovs­ki en con­cert avec le Phil­har­monique de Vienne4, avec cette fougue pro­pre au “ live ” et que gomme le stu­dio. Bern­stein explique à pro­pos de la 6e pourquoi Tchaïkovs­ki est un grand sym­phon­iste quoi qu’en dis­ent les puristes qui lui reprochent ses facil­ités, et cela se révèle plus encore avec la 4e, superbe­ment orchestrée, et dont l’atmosphère amère et désen­chan­tée évoque irré­sistible­ment Tchekhov.

Nathalie Dessay, Rolando Villazon

La pro­duc­tion remar­quable en 1999 du Rossig­nol de Stravin­s­ki, avec Nathalie Dessay, divers solistes, l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra de Paris, dirigés par James Con­lon, a été com­men­tée à l’époque dans ces colonnes. Cette pro­duc­tion nous revient aujourd’hui sous la forme d’un film de Chris­t­ian Chaudet, qui a conçu sur cette musique une “ féerie vidéo­graphique ” en faisant appel aux tech­niques de l’animation numérique, et en situ­ant le con­te d’Andersen dans l’univers des médias5. Ce n’est donc pas le film de l’œuvre dans la mise en scène telle qu’on pou­vait la voir en juin 2004 à Saint-Péters­bourg, mais une œuvre orig­i­nale, stim­u­lante et très réussie. Après The Map, de Tan Dun, Le Rossig­nol mon­tre la voie qui s’ouvre à la créa­tion d’œuvres mul­ti­mé­dias grâce aux nou­velles tech­nolo­gies, à par­tir d’œuvres préex­is­tantes ou non, et qui pour­rait don­ner un nou­veau départ à l’édition de musique dite sérieuse.

Tout à fait clas­sique est le disque d’arias d’opéras de Massenet et Goun­od (Manon, Werther, Faust, Mireille, et aus­si Le Cid, Polyeucte, Roméo et Juli­ette, Grisé­lidis…) enreg­istré par Rolan­do Vil­la­zon et l’Orchestre Phil­har­monique de Radio France dirigé par Eveli­no Pido6. Même afi­ciona­do de l’opéra français, on est réti­cent à écouter ces airs rabâchés pour la plu­part. Mais si l’on sur­monte ce préjugé, quel plaisir ! Tim­bre chaleureux du pianis­si­mo au for­tis­si­mo, sans pathos, dic­tion par­faite, vibra­to mesuré, Vil­la­zon est un ténor hors pair, comme il en naît moins de dix par siè­cle, et assure la suc­ces­sion des grands ténors sur­mé­di­atisés qui ont fait leur temps.

Lorca, Wiener et Doucet

Après le Romancero Gitan, Vicente Pradal récidive avec un ora­to­rio sur le célèbre poème de Lor­ca Llan­to por Igna­cio Sanchez Mejias, qui asso­cie chanteurs fla­men­cos tra­di­tion­nels, chanteurs clas­siques et quelques instru­ments : flûte, piano, vio­lon­celle, sax­o­phones7. C’est une musique proche de la musique pop­u­laire, sans pré­ten­tions académiques, rien moins que cérébrale, mais qui colle bien au texte fort et poignant de Lorca.

Wiener et Doucet, sous-titre “ Les Années folles ” : un cock­tail d’une quar­an­taine de pièces enreg­istrées en 78 tours par les deux pianistes dans les années vingt et trente8. Les duet­tistes, qui jouaient très bien Mozart comme en témoigne la Sonate pour deux pianos en ré majeur qui fig­ure dans le pre­mier disque, s’étaient vite con­ver­tis à une musique mijazz, mi-piano-bar, à l’humour grinçant, qui con­ve­nait bien à l’esprit du Bœuf sur le Toit. C’est daté, pas très recher­ché notam­ment en matière d’harmonies, mais il y a des per­les icon­o­clastes comme Chopina­ta, Wag­ne­r­ia, Isol­dina, sym­pa­thiques assas­si­nats d’une irré­sistible drô­lerie, témoignage d’une insou­ciance qui n’annonçait pas le grand cat­a­clysme qui allait suivre.

Le disque du mois

En musique, les ensem­bles ama­teurs font sou­vent, s’ils sont de qual­ité, souf­fler l’esprit mieux que les pro­fes­sion­nels, non seule­ment parce qu’ils ne comptent pas les répéti­tions et les heures de tra­vail, mais parce qu’ils se don­nent à fond à l’œuvre qu’ils inter­prè­tent, et à laque­lle ils attachent, plus que les musi­ciens de méti­er, une part de leur vie. Les Sept dernières paroles du Christ en croix de César Franck, très rarement enreg­istrées, ont été ain­si gravées par l’Ensemble Jubi­late de Ver­sailles et l’Orchestre lyrique de Paris, com­posés pour par­tie d’amateurs, et par trois solistes pro­fes­sion­nels, dirigés par Michel Lefèvre, qui est médecin9. C’est une œuvre d’une pureté linéaire, aéri­enne, dépourvue des lour­deurs fréquentes chez Franck. Une œuvre rare dont la magie vous apportera, ne serait-ce que pen­dant un instant, cette sérénité dont cha­cun de nous feint de pou­voir se passer.

_______________________________
1. 1 CD ZIG ZAG ZZT050501.
2. 2 CD EMI 5 86483 2.
3. 5 CD DGG 477 0002.
4. 1 SACD Sur­round PHILIPS 475 6196.
5. 1 DVD VIRGIN 5 44242 9.
6. 1 CD VIRGIN 5 45719 2.
7. 1 CD VIRGIN 5 45717 2.
8. 2 CD EMI 5 86580 2.
9. 1 CD EJV 0309.

Poster un commentaire