Yaëlle GORIN (08)

Chronique d’une minorité, les femmes à l’École et après

Dossier : Le quarantième anniversaire des polytechniciennesMagazine N°677 Septembre 2012Par : Les Missettes
Extraits d’une présen­ta­tion réal­isée par Yaëlle Gorin, Sarah André, Mali­ka Ahmi­douch, Noémie Aureau, Laeti­tia Dubois, Myr­i­am Morin, Per­rine Tonin, mem­bres du Binet Mis­settes 2008Extraits d’une présen­ta­tion réal­isée par Yaëlle Gorin, Sarah André, Mali­ka Ahmi­douch, Noémie Aureau, Laeti­tia Dubois, Myr­i­am Morin, Per­rine Tonin, mem­bres du Binet Mis­settes 2008
Sarah ANDRÉ (08) Malika AHMIDOUCH (08) Noémie AUREAU (08) Laetitia DUBOIS (08)

« Je me sou­viens de mes épreuves orales au con­cours de l’École poly­tech­nique et, plus spé­ci­fique­ment, de mon attente dans le couloir des petites salles. Cette attente con­sti­tu­ait, de fait, la pre­mière ini­ti­a­tion à la décou­verte de cette École. De part et d’autre des murs, des tableaux, des noms, des bustes : tout nous invi­tait à com­pren­dre que nous entri­ons dans une École his­torique, dans une École qui avait par­ticipé aux événe­ments mar­quants des derniers siè­cles, dans une École où l’élite sci­en­tifique avait étudié.Arago, Poin­caré, Cori­o­lis, Gay-Lus­sac, Pois­son, etc. Des noms qui avaient inondé nos années de pré­pas. Des prénoms : François, Hen­ri, Gus­tave, Louis Joseph, Siméon Denis. Des hommes, et non des femmes. Nous entri­ons, nous poly­tech­ni­ci­ennes, dans une École d’hommes. »REPÈRES
Le binet dit « Les Mis­settes » a vu le jour avec la pro­mo­tion 2007. Il se pro­pose de per­me­t­tre aux poly­tech­ni­ci­ennes de se réu­nir de temps en temps entre elles et ain­si de ren­forcer les liens inter­pro­mos entre femmes.Une sur­pop­u­la­tion mas­cu­line­Les cou­tumes sont l’une des prin­ci­pales forces de l’ÉcoleLa tra­di­tion et les cou­tumes occu­pent une place impor­tante de notre for­ma­tion, et par­ticipent à ce sen­ti­ment d’appartenance à une com­mu­nauté. Elles sont l’une des prin­ci­pales forces de notre École. Depuis quar­ante ans, les femmes font par­tie de cette tra­di­tion, et devraient par­ticiper à son évolution.Pourtant, après ces quar­ante années, à notre arrivée sur le cam­pus, c’est bien une école mas­cu­line que nous décou­vrons. La trace lais­sée par les femmes dans la tra­di­tion poly­tech­ni­ci­enne est bien légère. La sur­pop­u­la­tion mas­cu­line a ten­dance à inhiber le développe­ment d’une tra­di­tion fémi­nine qui est néces­saire à la pleine inté­gra­tion des femmes dans la com­mu­nauté polytechnicienne.

Des avancées évidentes
Depuis quelques années, la Kès com­prend en général trois à qua­tre kessières, le BôBar accueille une femme sur ses cinq membres.
Cer­tains « grands binets » comme l’ASK (action sociale de la caisse) ont eu des présidentes.
Les sec­tions mil­i­taires de l’incorporation regroupent cha­cune plusieurs femmes.
Des équipes féminines de sport col­lec­tif par­ticipent aux entraînements.
Lors des défilés, les femmes for­ment les deux pre­mières rangées.
Même la Khômiss a su mod­i­fi­er ses khôtes, et une can­di­date de la 2010 se présente au poste de GénéK.

Dis­cuter des car­rières fémininesMarche en montagne et besoins fémininsPlusieurs élé­ments nous sem­blent impor­tants pour le développe­ment de cette tra­di­tion fémi­nine. Les poly­tech­ni­ci­ennes aux­quelles les nou­velles pro­mo­tions pour­raient s’identifier sont peu nom­breuses ; c’est pourquoi des ren­con­tres intergénéra­tionnelles (n/n–10) sont régulière­ment organ­isées sur le cam­pus pour dis­cuter de la car­rière pro­fes­sion­nelle des femmes X.Ces ren­con­tres con­nais­sent un grand suc­cès. D’autre part, il sem­ble indis­pens­able que s’accroisse la vis­i­bil­ité des poly­tech­ni­ci­ennes sur le cam­pus. Cela amélior­erait leur inté­gra­tion et leur per­me­t­trait de tir­er prof­it au max­i­mum des années campus.S’adapter aux habi­tudesLes poly­tech­ni­ci­ennes sont en général sous-représen­tées dans les postes à respon­s­abil­ité des binets.Classer les nou­velles venues con­stitue un moment de grand amuse­mentEn mai, à l’arrivée de la nou­velle pro­mo­tion sur le cam­pus, un site per­met aux X de vot­er en fonc­tion des pho­togra­phies de l’incorporation pour éla­bor­er le classe­ment des TO7 (pronon­cer tos­settes, féminin de « très oblig­és suc­cesseurs »).Class­er les nou­velles venues con­stitue en général un moment de grand amuse­ment pour la pop­u­la­tion mas­cu­line, et des sou­venirs douloureux pour les autres. Les quelques pour cent que nous représen­tons nous con­traig­nent à être stig­ma­tisées (par­fois à notre avan­tage). C’est sou­vent à nous de nous adapter aux habi­tudes et tra­di­tions mas­cu­lines, mal­gré ces quar­ante années de présence.Requin n’a pas de féminin
Témoin, l’histoire d’une shar­kette *.
Après les petites class­es de l’après-midi, elle enfile une robe noire et une paire d’escarpins pour arpen­ter les amphis binets. Les prez des assocs ne la relan­cent même plus : deux ans, 47 entre­pris­es, elle a écumé tous les cock­tails. Les ban­ques et les cab­i­nets de con­seil sont ses univers de prédilec­tion : Mor­gan Stan­ley, UBS, Cit­i­group, le BCG, Mc Kin­sey. Les agen­das et sty­los pub­lic­i­taires s’amassent dans son casert. Elle n’ira pas dans l’industrie. Are­va et EDF ? Pas pour elle. À moins de 50 000 euros annuels, le salaire est celui d’un emploi précaire.
Elle ne se con­tentera pas du 9 heures — 17 heures. Sor­tir du boulot pour aller chercher les gamins à la piscine, c’est pas la vie. Elle a une autre déf­i­ni­tion de l’accomplissement per­son­nel. Cette vision passe par la pos­ses­sion d’un apparte­ment de 300m2 dans un beau quarti­er de la Cap­i­tale, avec une pièce dédiée à ses chaussures.
Comme ses cama­rades, elle recherche la recon­nais­sance sociale. Mais elle souhaite la trou­ver dans la car­rière, unique­ment la car­rière. Pas dans le – très à la mode – « équili­bre entre vie pro­fes­sion­nelle et per­son­nelle ». Elle est ambitieuse, matéri­al­iste, mais pas égoïste. Et c’est pourquoi elle se sent bien seule à l’X. Pour­tant, ses homo­logues mas­culins sont nom­breux : le binet Shark compte une bonne trentaine de garçons assoif­fés de pou­voir ou en quête du salaire à six chiffres. Mais chez les filles, cela ne se fait pas.* Un shark, c’est un bon­homme ambitieux à l’avenir promet­teur ; une shar­kette, c’est une future vieille fille mal dans sa peau.Défilé de polytrechniciennesDes besoins différentsL’intégration com­plète des femmes sur le cam­pus a encore du chemin à faire­Les besoins dif­férents que peu­vent avoir les femmes ne sont pas tou­jours accep­tés sur le cam­pus. En témoigne l’incompréhension mas­sive qui a suivi l’initiative des Mis­settes d’organiser des événe­ments unique­ment réservés aux poly­tech­ni­ci­ennes. Nous pou­vions alors lire, dans un numéro de l’IK : « Dites-moi donc, made­moi­selle, com­bi­en d’occasions, […], per­me­t­tent aux X mâles de ne se retrou­ver qu’entre eux ? […] Réponse : aucune. […] Que n’élaborez- vous pas quelque chose d’utile, quelque chose d’altruiste, enfin, au lieu de vous livr­er vaine­ment à vos futil­ités fémin­istes !»L’intégration com­plète des femmes sur le cam­pus a encore du chemin à faire.Pensées dans les rangsHow I met your father
Un soir de jan­vi­er, deux poly­tech­ni­ciens, un X et une X, se retrou­vent dans un bar parisien. Au bout d’un cer­tain temps, ils évo­quent avec nos­tal­gie leur pas­sage sur le Plateau :
– Tu sais bien que la présence des filles à l’X n’est due qu’aux coupes du monde *.
– Cette blague, on nous l’a déjà faite plein de fois. Heureuse­ment que nous avons les nerfs solides. Tu sais, ce n’était pas si facile d’être une fille dans cette École.
– Tu plaisantes ! Vous êtes chou­choutées pen­dant deux ans. Vous êtes le cen­tre d’attention de la promotion.
– Oui mais pas pour les bonnes raisons. Nous sommes con­nues pour le nom­bre de garçons avec lesquels on a flirté, pas pour notre con­ver­sa­tion ! Pour­tant il y en avait des don Juan à l’École, mais est-ce que tu peux m’en citer un ?
– Heu…
– Exacte­ment ce que je dis­ais ! On avait envie des soirées dans lesquelles la pro­por­tion fémi­nine serait supérieure à 10% et où nous ne seri­ons pas traquées par de pau­vres poly­tech­ni­ciens esseulés.
Se retrou­ver entre filles nous changeait du machisme ambiant. D’où la créa­tion du binet Les Missettes.
– Ah oui ! Je me rap­pelle ! Vous vous réu­nissiez pour dis­cuter de la nou­velle recette de tajine au poulet et des nou­velles ten­dances dans la mode c’est ça ?
– Mais pas du tout ! Et tu le sais très bien. Tu sais, j’aurais bien aimé jouer au foot avec vous. Mais qui voulait d’une fille dans son équipe ? Il y avait trop peu de femmes dans l’École pour ouvrir une équipe fémi­nine. Vous créez des liens d’amitié forts avec ces activ­ités sportives et on voulait faire la même chose dans ce binet.
– Oui, d’accord, vu comme ça.
Le poly­tech­ni­cien, penaud, changea de sujet. La jeune fille au con­traire souri­ait. Au fond, elle ne s’était jamais autant épanouie et amusée que dans cette École, en par­tie grâce aux pitreries des garçons.
Ils n’étaient pas si ter­ri­bles, puisque l’un d’entre eux, celui pré­cisé­ment assis en face d’elle, était son futur mari.* Les mau­vais esprits aiment dire que les femmes intè­grent en plus grande pro­por­tion les années de coupe du monde, les hommes étant décon­cen­trés par les matchs.

2 Commentaires

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Marc Lenot (67)répondre
10 septembre 2012 à 7 h 45 min

Endogamie poly­tech­ni­ci­enne
En novem­bre 1993, j’avais pub­lié, dans La Jaune et La rouge, sous le titre “Mes­de­moi­selles, encore un effort”, un bil­let déplo­rant l’en­dogamie des poly­tech­ni­ci­ennes : 63% des poly­tech­ni­ci­ennes mar­iées l’é­taient à un poly­tech­ni­cien, et une sur deux à un cama­rade de la même promotion.
Je con­clu­ais, en rap­pelant les méfaits des sociétés endogames, fer­mées sur elles-mêmes et ne sachant plus se renou­vel­er “De grâce, Mes­de­moi­selles, ouvrez les yeux, regardez le vaste monde, décou­vrez les charmes des soci­o­logues, des ingénieurs de Mar­seille, des saltim­ban­ques ou des con­ser­va­teurs des hypothèques !”
Je n’ai pas l’im­pres­sion que la sit­u­a­tion ait beau­coup changé…

Eva Simon (2007)répondre
11 septembre 2012 à 7 h 24 min

L’en­dogamie est général­isée
Une endogamie polytechnicienne ?
Je ne crois pas, non.

Les élèves des autres écoles d’ingénieur ne font pas mieux. Les élèves de médecines sor­tent (et se mari­ent) entre eux. Les jeunes archi­tectes sor­tent, puis se mari­ent entre eux. Mon directeur de thèse (doc­teur en sci­ences poli­tique) est mar­iée à une doc­teur en sci­ence poli­tique qui tra­vaille dans le même labo que lui. 

Toutes les per­son­nes de ma généra­tion que j’ai croisées et qui fai­saient des études supérieures m’ont dit la même chose : ils sor­tent en majorité avec des cama­rades de leur promotion.

Les poly­tech­ni­ci­ennes ne sont, au final, que représen­ta­tives de la société française.

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