Repenser la gouvernance de la lutte contre le changement climatique

Dossier : Réchauffement climatiqueMagazine N°709 Novembre 2015
Par Amy DAHAN

Aujourd’hui, alors que les Amé­ri­cains reviennent dans un pro­ces­sus qu’ils ont quit­té sous George W. Bush et que la Chine est deve­nue la pre­mière puis­sance émet­trice et un acteur essen­tiel des négo­cia­tions, on assiste à un retour en force de la Real­po­li­tik.

Qu’un cer­tain nombre d’illusions concer­nant la gou­ver­nance du chan­ge­ment cli­ma­tique se dis­sipent, ce n’est pas en soi une mau­vaise nouvelle.

La ques­tion cen­trale est de savoir si on les rem­pla­ce­ra par d’autres, ou si, au contraire, on pré­pare le ter­rain pour une prise en charge réelle du problème.

REPÈRES

Historiquement, la gouvernance du climat a privilégié une lecture environnementale gestionnaire et apolitique du changement climatique, niant les positionnements géopolitiques et les intérêts économiques des acteurs les plus puissants, qui lui faisaient obstruction. En cherchant à englober tous les problèmes de la planète cette gouvernance est devenue obèse et paralytique.
Le résultat est une disjonction fondamentale entre un processus de gouvernance mondiale censé se déployer pour contenir le risque climatique et une réalité du monde complexe et multiforme qui lui échappe en très grande partie.

Un enjeu de civilisation

La pre­mière illu­sion est de consi­dé­rer le chan­ge­ment cli­ma­tique comme un pro­blème envi­ron­ne­men­tal à l’instar de bien d’autres (ozone, pluies acides) pris en main par des ins­tances inter­na­tio­nales et que nous serions à même de « régler » dans un laps de temps rela­ti­ve­ment court.

Le CO2 n’est pas une pol­lu­tion comme les autres, c’est toute notre civi­li­sa­tion, nos manières de pro­duire, de consom­mer, de nous trans­por­ter, nos loi­sirs, etc., qui sont fon­dés sur les éner­gies fossiles.

Des politiques à long terme

“ Le CO2 n’est pas une pollution comme les autres”

Mais un deuxième volet de cette lec­ture pré­do­mine tou­jours. Il s’agit de la foca­li­sa­tion des débats sur les objec­tifs de réduc­tion à plus ou moins long terme (2030, 2050, 2100), les pics et les tra­jec­toires plus ou moins abs­traits, etc., plu­tôt que de viser direc­te­ment notre dépen­dance aux éner­gies fos­siles, à tra­vers les infra­struc­tures, la trans­for­ma­tion des modes de pro­duc­tion et de consom­ma­tion et la ques­tion de l’extraction des énergies.

Bref, les « poli­tiques cli­ma­tiques » telles qu’elles ont été conçues et débat­tues jusqu’à pré­sent ne suf­fi­ront pas à inflé­chir la tra­jec­toire de réchauf­fe­ment en cours. Nous avons besoin de la mise en place de poli­tiques de trans­for­ma­tions pro­fondes et à long terme.

Le poids du géopolitique

UN ENCLAVEMENT ABERRANT

L’enclavement du problème climatique est une aberration. Tous les jours dans d’autres enceintes, dans d’autres négociations (FMI, Banque mondiale, G8, G20, OMC, etc), on prend des décisions contraires au climat, on crée des lock in qui vont piéger les pays dans des modèles carbonés pour des dizaines d’années, on urbanise sans discuter les enjeux du climat, on imagine des hubs aéroportuaires gigantesques ici ou là, etc.
Cette compartimentalisation des enjeux constitue aussi le schisme avec le réel.

La deuxième illu­sion est l’ignorance ou la néga­tion des fac­teurs géo­po­li­tiques dans le pro­ces­sus des négo­cia­tions. Le terme même de gou­ver­nance illustre cette concep­tion ges­tion­naire et apo­li­tique du pro­blème née de l’espoir sin­cère, au début des années 1990, de voir adve­nir, après la fin de la bipo­la­ri­sa­tion du monde, une prise en charge des pro­blèmes glo­baux par le mul­ti­la­té­ra­lisme onusien.

Mais, com­ment ne pas voir que, depuis des décen­nies, les États-Unis sont pré­oc­cu­pés avant tout par un appro­vi­sion­ne­ment en pétrole bon mar­ché, leur sécu­ri­té éner­gé­tique et le main­tien de leur posi­tion hégémonique ?

Gagnants et perdants

Le chan­ge­ment cli­ma­tique est le résul­tat d’un pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment his­to­rique mar­qué par des inéga­li­tés et des asy­mé­tries et il en sus­cite lui-même d’autres. Il y a des gagnants et des per­dants de l’extraction des éner­gies fos­siles, des gagnants et des per­dants des effets du chan­ge­ment cli­ma­tique et ils sont par­fois, mais pas tou­jours, les mêmes.

“ En 2013, 22 millions de personnes ont été déplacées par des catastrophes naturelles ”

Com­ment igno­rer, par exemple, que la Rus­sie, une des prin­ci­pales expor­ta­trices de gaz et de pétrole du monde, pro­fi­te­ra au moins tem­po­rai­re­ment d’une régres­sion du per­ma­frost et d’une libé­ra­tion de routes mari­times aujourd’hui blo­quées par la glace ? Com­ment ne pas iden­ti­fier le double jeu mené par les monar­chies pétro­lières du Moyen-Orient, qui bloquent toute avan­cée dans les négo­cia­tions, tout en récla­mant des fonds pour l’adaptation ?

Com­ment ne pas tenir compte du fait que des pays comme le Viet­nam pour­raient perdre 10 % de la sur­face de leurs terres, voire la tota­li­té pour cer­taines petites îles du Pacifique ?

Difficile consensus

En 2013, 22 mil­lions de per­sonnes ont été dépla­cées par des catas­trophes natu­relles, trois fois plus que par les guerres et les conflits.

L’existence de nom­breuses îles est menacée.
© AQUAPIX / FOTOLIA

La plus grande injus­tice du chan­ge­ment cli­ma­tique est que les pays en déve­lop­pe­ment vont subir la majo­ri­té des impacts alors qu’ils n’en sont pas res­pon­sables. Non, nous ne sommes pas tous dans le même bateau.

Le chan­ge­ment cli­ma­tique s’inscrit dans une fabri­ca­tion et une décons­truc­tion de chances de vie, d’accès aux res­sources, de contrôle et d’inégalités ; une concep­tion des poli­tiques cli­ma­tiques devant pro­cé­der par le consen­sus ne peut pas fonctionner.

La ques­tion du finan­ce­ment de la décar­bo­na­tion de l’économie mon­diale est une dif­fi­cul­té majeure que cer­tains pro­jets spé­ci­fiques tentent de sai­sir mais qui n’en est qu’à ses débuts.

Se battre sur tous les fronts

La troi­sième illu­sion est de pen­ser pou­voir mener cette grande trans­for­ma­tion vers des modes de vie sou­te­nables en cati­mi­ni, sans en débattre publi­que­ment et sans même la nom­mer. Comme s’il suf­fi­sait de dépla­cer quelques fonds, de construire quelques cen­trales nucléaires ou quelques éoliennes.

Cette trans­for­ma­tion est une bataille qu’il faut mener sur tous les fronts et qui néces­site une adhé­sion des peuples et des socié­tés. On ne devrait plus construire des poli­tiques éco­no­miques, sociales, urbaines, agri­coles, euro­péennes, de déve­lop­pe­ment, etc., en igno­rant l’impératif de tran­si­tion énergétique.

La science à la rescousse

D’un autre point de vue, il n’est pas si éton­nant que le cli­mat ne soit pas spon­ta­né­ment l’axe orga­ni­sa­teur de nos socié­tés et de leurs moteurs qui res­tent majo­ri­tai­re­ment le com­merce, la crois­sance, la dis­tri­bu­tion de richesses. C’est parce que la science dit que c’est grave qu’on en accepte le diag­nos­tic, et qu’on finit par s’en occu­per un tant soit peu.

“ C’est parce que la science dit que c’est grave qu’on en accepte le diagnostic ”

Le rôle de la science et de l’expertise a donc été majeur dans le pro­blème cli­ma­tique et sa gou­ver­nance. Il ne s’est du reste pas bor­né à l’alerte, au diag­nos­tic et à l’expertise : il est allé jusqu’à déter­mi­ner le cadrage du pro­blème et gui­der l’élaboration des poli­tiques climatiques.

Tou­te­fois, cette proxi­mi­té exces­sive a des effets per­vers : dif­fu­sion et appro­pria­tion de la science sont alors consi­dé­rées trop sou­vent comme des gages suf­fi­sants ou prin­ci­paux du suc­cès dans le pas­sage à l’action poli­tique. Or, quand la science consti­tue l’unique auto­ri­té jus­ti­fiant la déci­sion poli­tique, elle est inévi­ta­ble­ment expo­sée à de fortes pres­sions, char­gées du poids des enjeux politiques.

Redonner sa place au politique

En cher­chant un accord fon­dé sur un consen­sus scien­ti­fique, on ne par­vient qu’à dégui­ser des désac­cords poli­tiques en dis­sen­sus scien­ti­fiques. Toute cri­tique – des poli­tiques du cli­mat, de l’expertise du GIEC, ou de l’inscription de la ques­tion cli­ma­tique dans une hié­rar­chie d’autres urgences, notam­ment pour les pays en déve­lop­pe­ment – pou­vant être sus­pec­tée de sou­te­nir le camp scep­tique, cette bipo­la­ri­sa­tion rend invi­sibles les nom­breuses rai­sons de se dis­pu­ter sur le chan­ge­ment cli­ma­tique sans en nier la réalité.

Ce cadrage est aujourd’hui for­te­ment remis en ques­tion par l’échec de la gou­ver­nance climatique.

Quatre impératifs

Quatre impé­ra­tifs semblent cen­traux pour réduire le schisme de réa­li­té démo­bi­li­sa­teur de la gouvernance.

Région de permafrost
La fonte du per­ma­frost pour­rait accélérer
le réchauf­fe­ment. © OROCH2 / FOTOLIA

Tout d’abord, il faut repo­li­ti­ser le pro­blème cli­ma­tique afin de bri­ser l’illusion d’une ges­tion apo­li­tique et consen­suelle, en par­ti­cu­lier sor­tir du piège d’une proxi­mi­té trop étroite entre science et poli­tique pour redon­ner des marges au débat sur les poli­tiques cli­ma­tiques et en faire un enjeu de nos démocraties.

Ensuite, il faut le désen­cla­ver tant sur l’échiquier inter­na­tio­nal que dans les poli­tiques natio­nales, et construire une nou­velle éco­no­mie poli­tique glo­bale de l’effet de serre (régu­la­tions, règles de concur­rence et de com­merce, inves­tis­se­ments et construc­tion d’une finance pour la décarbonation).

Le troi­sième impé­ra­tif est de reter­ri­to­ria­li­ser le pro­blème, car il faut se défaire de l’idée qu’il pour­rait se résoudre par un trai­té à la seule échelle glo­bale. Aujourd’hui, on peut attendre davan­tage des poli­tiques cli­ma­tiques domes­tiques de nom­breux États, que ce qu’ils acceptent d’acter dans la gou­ver­nance internationale.

Non seule­ment le chan­ge­ment cli­ma­tique relève de plu­sieurs échelles – glo­bale, natio­nales, régio­nales, villes, etc. –, mais sa solu­tion exige d’identifier les éven­tuelles contra­dic­tions entre ces échelles pour les affron­ter et ten­ter de les résoudre.

Enfin, il faut rema­té­ria­li­ser les enjeux cli­ma­tiques afin de rendre concrètes les négo­cia­tions, sur les tech­no­lo­gies dis­po­nibles, sur les coopé­ra­tions pos­sibles, sur les éner­gies renou­ve­lables par exemple, dont l’essor per­met de créer de nou­velles alliances pour l’environnement.

Bref, ancrer la néces­saire trans­for­ma­tion éco­lo­gique de nos socié­tés dans les réa­li­tés tech­no­lo­giques, sociales, éco­no­miques et poli­tiques d’aujourd’hui.

Stimuler les débats

À l’horizon de la COP 21, que peut-on espé­rer ? Ne soyons pas dupes, cer­tai­ne­ment pas un trai­té à la fois contrai­gnant, ambi­tieux, per­met­tant de res­ter en deçà des 2 °C.

POUR EN SAVOIR PLUS

S. Aykut et A. Dahan, Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Paris, Presses de Sciences-po, 2015.

Un pas sym­bo­lique serait de recon­naître les impasses anté­rieures et d’identifier les efforts qui res­tent à accomplir.

Paris 2015 doit être une occa­sion pour sti­mu­ler le vaste débat indis­pen­sable sur les trans­for­ma­tions néces­saires à toutes les échelles de nos modes de pro­duc­tion, de consom­ma­tion, d’échanges, nos modes de vie, pour un monde plus soutenable.

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