André DEWAVRIN (32) (colonel Passy), 1911–1998

Dossier : ExpressionsMagazine N°552 Février 2000

Au nom de l’Or­dre de la Libéra­tion, dont il fut un illus­tre Com­pagnon, au nom de ses amis, je viens aujour­d’hui ren­dre un dernier hom­mage à notre Com­pagnon André Dewavrin.

Pour nous, saluer nos morts, ce n’est pas seule­ment témoign­er de frater­nelle estime et d’af­fec­tion, c’est affirmer qu’au tra­vers des diver­gences inhérentes à la vie, au tra­vers de l’ou­bli et du temps qui passe, une flamme est entretenue. C’est main­tenir l’ex­i­gence qui nous a réu­nis sous l’au­torité du général de Gaulle, celle de la liber­té per­son­nelle attachée à l’indépen­dance de la Nation. C’est trans­met­tre le réc­it d’une exis­tence, aujour­d’hui celle de notre Com­pagnon André Dewavrin, les choix d’un homme et son emprise sur une par­celle de notre Histoire.

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André Dewavrin est né à Paris le 9 juin 1911 dans une famille d’in­dus­triels. Poly­tech­ni­cien de la pro­mo­tion 1932, il choisit l’arme du Génie à sa sor­tie de l’É­cole. Il est égale­ment licen­cié en droit.

La guerre le trou­ve cap­i­taine à l’É­cole de Saint-Cyr, où il dirige le cours de for­ti­fi­ca­tion. Volon­taire pour aller se bat­tre, il par­ticipe à la cam­pagne de Norvège sous les ordres du général Béthouard. De retour de Narvik, il apprend en débar­quant à Brest, le 17 juin, que l’armistice va être signé, et il rem­bar­que immé­di­ate­ment pour l’Angleterre.

Affec­té dans un camp bri­tan­nique, ayant enten­du par­ler du général de Gaulle, il se présente à Saint-Stephen’s House, à l’é­tat-major des Forces français­es libres, vers la fin du mois de juin. Il est présen­té au général de Gaulle, qui lui con­fie la direc­tion des 2e et 3e bureaux. À 29 ans, sans argent et sans moyens, il organ­ise ces ser­vices avec une équipe réduite.

Par­ti de rien, sans expéri­ence, il réus­sit à organ­is­er une for­mi­da­ble cen­trale de ren­seigne­ments, sous le patronyme de Passy et avec l’aide d’un indus­triel, André Manuel. Ces ser­vices con­stituent une des aven­tures les plus réussies et les plus impres­sion­nantes du général de Gaulle en terre britannique.

Il met sur pied un ser­vice de ren­seigne­ments qui devait devenir le Bureau cen­tral de ren­seigne­ments et d’ac­tion (le BCRA), puis, en 1943, la Direc­tion générale des ser­vices secrets (la DGSS), qui regroupe toutes les activ­ités de renseignements.

Grâce à l’im­pul­sion qu’il donne à ces organ­ismes, la France libre peut porter à son crédit l’ac­qui­si­tion d’une masse de ren­seigne­ments mil­i­taires et civils sur la sit­u­a­tion de l’en­ne­mi en France. Et à la fin de la guerre, le BCRA a acquis une renom­mée égale à celle de l’In­tel­li­gence Ser­vice grâce à des méth­odes orig­i­nales et des résul­tats exceptionnels.

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Homme du Nord, froid et lucide, il ren­con­tre à Lon­dres en avril 1942 Pierre Brosso­lette, homme chaleureux, social­iste, très politique.

Ces deux hommes très dis­sem­blables, de généra­tions dif­férentes, vont devenir des amis. Passy choisira de soutenir Brosso­lette qui s’op­pose par­fois à Max (Jean Moulin) entre autres sur la ques­tion de savoir s’il faut en appel­er ou non aux anciens dirigeants des par­tis poli­tiques de la IIIe République.

En mars, ils effectuent en zone occupée la mis­sion Arque­buse Brumaire.

Durant six semaines, Passy et Brosso­lette vont faire en zone Nord un recense­ment sys­té­ma­tique des moyens de la Résis­tance et de la France combattante.

Cette mis­sion con­stitue prob­a­ble­ment un fait unique dans les annales des ser­vices secrets. Mal­gré les recherch­es par­ti­c­ulière­ment acharnées de la Gestapo, à laque­lle ils échap­per­ont plusieurs fois de justesse, Passy ne ces­sa jamais son activ­ité, appor­tant une con­tri­bu­tion inap­pré­cia­ble à l’or­gan­i­sa­tion tant civile que mil­i­taire de la Résistance.

Pierre Brosso­lette ne souhaitait pas que les anciens par­tis de la IIIe République soient représentés.

Jean Moulin était d’une opin­ion com­plète­ment opposée, mais cela n’empêchera pas Passy d’as­sis­ter à la céré­monie au cours de laque­lle, à Lon­dres, le général de Gaulle remit à Jean Moulin la croix de la Libéra­tion. Seuls étaient présents le général Delestraint, Bil­lotte, André Philip et Manuel.

Après les arresta­tions de Caluire à l’au­tomne 1943, Passy, aidé par Bourgès-Mau­noury, accentue la décen­tral­i­sa­tion de l’or­gan­i­sa­tion mil­i­taire et met en place dans toute la France les délégués mil­i­taires de région (DMR), chargés de coor­don­ner et de déclencher les plans d’ap­pui du débarquement :

  • le plan “vert” prévoy­ant la destruc­tion d’un mil­li­er de ponts sur le réseau ferroviaire ;
  • le plan “Tortue” sur les axes routiers de la zone Nord avec pose de mines enter­rées des­tinées à ralen­tir les mou­ve­ments de l’ennemi ;
  • le plan “vio­let” ayant pour objet la destruc­tion des lignes télé­phoniques souter­raines, qui devait paral­yser les liaisons des unités enne­mies avec le grand quarti­er, et les oblig­er à utilis­er les moyens radio, en n’ayant pas tou­jours le temps de chiffr­er les messages.


Les ser­vices du colonel Passy comp­taient au départ une soix­an­taine d’hommes. À la fin de la guerre, ils en compteront 350.

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Le BCRA a par­faite­ment rem­pli son rôle, qui était de servir de trait d’u­nion entre Lon­dres et la France occupée. Il a ain­si rap­proché la Résis­tance de la France com­bat­tante. Il a grande­ment con­tribué à l’u­ni­fi­ca­tion de la Résistance.

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Passy, émi­nence grise du général de Gaulle, et le BCRA, domaine réservé du général, ont déchaîné beau­coup de haines et sus­cité de nom­breuses calom­nies. Le colonel Passy eut ain­si à faire face à de nom­breuses dif­fi­cultés, et tout d’abord aux intrigues et aux machi­na­tions mon­tées par les ser­vices bri­tan­niques. Il parvient tant bien que mal à garder les con­tacts avec le MI6. Il a besoin, en effet, de l’aide de ces ser­vices pour l’or­gan­i­sa­tion des para­chutages, des trans­mis­sions et du chiffre.

Il aura des rela­tions très déli­cates avec le SOE du colonel Buck­mas­ter, qui a créé en France une sec­tion pure­ment bri­tan­nique d’ac­tion subversive.

Il y a égale­ment des inim­i­tiés inévita­bles en péri­ode de crise. C’est ain­si que ses rap­ports avec Emmanuel d’Asti­er de La Vigerie, qui fon­da en 1943 son pro­pre par­ti, lais­saient par­fois à désir­er : Passy le soupçon­nait de jouer le jeu des Britanniques.

Le BCRA ten­tera de prévoir la mise en place en France de nou­velles struc­tures mil­i­taires, s’at­ti­rant selon Passy des “ran­cunes innom­brables et tenaces” de con­tes­tataires qui lui reprochaient de frein­er le pas­sage de la Résis­tance à l’ac­tion armée.

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En févri­er 1944, il quitte la DGSS et devient chef d’é­tat-major du général Koenig, com­man­dant en chef des Forces français­es en Angleterre et des Forces français­es de l’in­térieur. Son tra­vail sera à l’o­rig­ine de la con­sti­tu­tion de groupes inté­grés aux Forces français­es de l’intérieur.

Para­chuté le 5 août 1944 dans la région de Guingamp pour assis­ter la résis­tance bre­tonne, le colonel Passy, à la tête de 2 500 FFI asso­ciés à des élé­ments améri­cains, con­tribuera à la libéra­tion de Paim­pol, où il y aura 2 000 prisonniers.

Il revient aux ser­vices secrets en sep­tem­bre 1944 et est chargé par le général de Gaulle de divers­es mis­sions aux Amériques, aux Indes, en Chine et en Indo­chine. Il est alors colonel.

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Pour recon­naître tant de courage et de dévoue­ment au ser­vice de la Patrie, le général de Gaulle décern­era la croix de la Libéra­tion au colonel Passy par décret en date du 20 mai 1943. Le général de Gaulle écrivait à son pro­pos dans ses Mémoires de Guerre, L’Ap­pel : Sitôt désigné, il fut saisi pour sa tâche d’une sorte de pas­sion tor­ride qui devait le soutenir sur une route ténébreuse où il se trou­verait mêlé à ce qu’il y eut de meilleur et à ce qu’il y eut de pire.

Pen­dant le drame quo­ti­di­en que fut l’ac­tion en France… il tint la bar­que à flot con­tre le défer­lement des angoiss­es, des intrigues, des déceptions.

Lui-même sut résis­ter au dégoût et se garder de la van­tardise qui sont les démons fam­i­liers de cette sorte d’activité.

C’est pourquoi, quelques change­ments qu’ait dû subir le Bureau cen­tral de ren­seigne­ments et d’ac­tion à mesure des expéri­ences, je maintins Passy en place à tra­vers vents et marées.

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Le colonel Passy avait été élevé à la dig­nité de grand-croix de la Légion d’hon­neur. Il était Com­pagnon de la Libéra­tion, tit­u­laire de la croix de guerre 39–45 avec 4 cita­tions, de la médaille de la Résis­tance, du Dis­tin­guished Ser­vice Order, de la Mil­i­tary Cross, et de la croix de guerre norvégienne.

Après la Libéra­tion, le colonel Passy est nom­mé à la Direc­tion générale des études et recherch­es (DGER).

Il trans­forme cet organ­isme en SDECE (Ser­vice de doc­u­men­ta­tion extérieure et de con­tre-espi­onnage), rat­taché à la prési­dence du Con­seil, jetant ain­si les bases de nos ser­vices secrets actuels.

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Le général de Gaulle démis­sionne le 20 jan­vi­er 1946. Quelques semaines plus tard, Passy démis­sionne à son tour pour rejoin­dre l’in­dus­trie privée.

Il exerce ain­si des respon­s­abil­ités à la tête de plusieurs sociétés jusqu’à la fin des années 1970.

Il a écrit une série d’ou­vrages, dont qua­tre tomes suc­ces­sifs sur ses mis­sions secrètes1.

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Me tour­nant vers la famille au nom de ses cama­rades de com­bat et de ses amis, au nom de tous ceux qui sont ici présents par le cœur et la pen­sée, je lui adresse les con­doléances les plus attristées de l’Or­dre des Com­pagnons de la Libération.

Puis­sent ces témoignages d’ami­tié et d’af­fec­tion lui être de quelque récon­fort dans son grand malheur.

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1. Colonel Passy. Sou­venirs. Tome I : 2e Bureau à Lon­dres. Tome II : Duke Street (Édi­tions Solar, Mona­co, 1947–1948). Tome III : Mis­sions secrètes en France (Édi­tions Plon, 1951). L’au­teur a renon­cé à pub­li­er le tome IV.

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