Croître… dans un monde où la croissance ralentit

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°792 Février 2024
Par Jean ESTIN

Dans une éco­no­mie mon­dia­li­sée, le coût du capital1 pour un inves­tis­seur n’est rien d’autre que le ren­de­ment qu’il peut attendre de la crois­sance moyenne des mar­chés bour­siers – elle-même iden­tique sur longue période à la crois­sance de l’économie mon­diale – plus les dis­tri­bu­tions de dividendes.Cette crois­sance dimi­nue en termes réels depuis 40 ans et va conti­nuer à dimi­nuer pour les 30 pro­chaines années. Elle est en effet la com­po­sante de deux fac­teurs : La crois­sance de la popu­la­tion mon­diale (hors Afrique2 ) ; celle-ci est pas­sée de 1,7 % par an3 dans les années 60 à 0,5% par an dans les années 2020. Elle pas­se­ra à 0,3% par an dans les années 2030. La Chine, dont la popu­la­tion crois­sait à 1,6% par an dans les années 80 et encore à 0,6% par an entre 2000 et 2020, a désor­mais une popu­la­tion en déclin (- 0,1% par an dans les années 2020) ; sa démo­gra­phie suit avec 20 ans de retard celle du Japon. Hors Afrique, aucun grand pays ou région ne prend le relais ; la popu­la­tion de l’Inde, par exemple, ne croît déjà plus qu’à 0,8% par an ; La productivité4 ; celle-ci assu­rait 3% de crois­sance dans les années 605, 1,5% dans les années 1990 et 2000 et 1% dans les années 2020 ; elle assu­re­ra entre 0,5 et 1% dans les années 2030. Son moteur prin­ci­pal n’est pas l’évolution tech­no­lo­gique dans les pays indus­tria­li­sés mais la mon­tée en puis­sance des éco­no­mies en déve­lop­pe­ment. Entre 1980 et 2020, l’émergence de la Chine comme acteur indus­triel majeur sur le plan mon­dial a assu­ré le main­tien voire la légère crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té mon­diale. Elle ne pour­ra plus avoir le même impact dans le futur. L’Inde est un relais majeur mais insuf­fi­sant pour com­pen­ser à la fois la baisse de la crois­sance de la Chine et le qua­si-arrêt de l’Europe.

“Dans un monde où la croissance économique moyenne diminue et où les coûts du capital réel baissent, une entreprise qui continue à croître au même rythme (en termes réels) crée de plus en plus de valeur. Ses multiples de valorisation augmentent.”

En nomi­nal, le troi­sième fac­teur de la crois­sance est l’inflation ; elle était de 8% dans les années 706, de 3% dans les années 1990 et 2000, de 1% sur les années 2010. Elle va pro­ba­ble­ment remon­ter à 2,5% voire 3%, avec une forte vola­ti­li­té, compte tenu des chocs éco­no­miques à venir (tran­si­tion éner­gé­tique et raré­fac­tion des res­sources, démon­dia­li­sa­tion par­tielle, conflits armés, vieillis­se­ment de la popu­la­tion). Cette remon­tée dis­si­mu­le­ra le fait qu’en termes réels, le coût du capi­tal va conti­nuer à baisser.

Valeur des croissances longues

Dans un monde où la crois­sance éco­no­mique moyenne dimi­nue et où les coûts du capi­tal réel baissent, une entre­prise qui conti­nue à croître au même rythme (en termes réels) crée de plus en plus de valeur. Ses mul­tiples de valo­ri­sa­tion aug­mentent. Le phé­no­mène obser­vé depuis une dizaine d’années où les grands lea­ders mon­diaux crois­sant à plus de 10 % par an voient leurs mul­tiples aug­men­ter bien plus que les mul­tiples bour­siers moyens va se pour­suivre, voire s’accentuer, hors impact de l’inflation. Et ce d’autant plus qu’ils génèrent des crois­sances fortes et ren­tables, mais sur­tout longues (sur plus de dix ou vingt ans…) et avec une forte visi­bi­li­té. La capa­ci­té à mener des phases de crois­sance stra­té­gique suc­ces­sives en uti­li­sant dif­fé­rents leviers, modes de crois­sance, ter­rains de jeu à long terme est une com­pé­tence majeure.

“Croissance longue, leadership et différenciation, choix des métiers, impact de l’inflation… Rien de nouveau. Mais les bons choix auront encore plus de valeur. Avec l’inflation qui revient, les multiples baisseront. Mais pas tous.”

Pouvoir de marché

L’inflation qui revient ajoute une dimen­sion à ce phé­no­mène, au-delà de dis­si­mu­ler la baisse de crois­sance de l’économie et celle du coût du capi­tal en termes réels.
Les dif­fé­rents métiers et géo­gra­phies offrent en effet des pos­si­bi­li­tés dif­fé­rentes de retrans­crire l’inflation des coûts sur les prix aux clients (nature des clients, pou­voir d’achat, sophis­ti­ca­tion des com­por­te­ments…). Et au sein de chaque métier, les grands lea­ders ont sou­vent un pou­voir de mar­ché beau­coup plus grand que les sui­veurs pour tra­duire en hausses de prix les hausses de coûts dues à l’inflation (part de mar­ché, dif­fé­ren­cia­tion des pro­duits et ser­vices, répu­ta­tion et pou­voir de la marque…). Ils tra­duisent inté­gra­le­ment l’inflation dans leurs taux de crois­sances et dans leurs ren­ta­bi­li­tés. Pour les autres, l’inflation est sou­vent une source de des­truc­tion de valeur. L’inflation modi­fie l’attractivité res­pec­tive des dif­fé­rents métiers et géo­gra­phies les uns par rap­port aux autres et dimi­nue les marges des acteurs mar­gi­naux dans les dif­fé­rents métiers. Elle accen­tue la dyna­mique de concen­tra­tion des indus­tries et néces­site de faire des arbi­trages dans les por­te­feuilles d’activités.

Création de valeur

Pour une grande entre­prise en crois­sance longue, conti­nuer de croître au même rythme, en termes réels, est déjà un chal­lenge si l’ensemble de l’économie mon­diale ralen­tit. Et en en nomi­nal (infla­tion com­prise), ce ne sera plus suf­fi­sant, même si cette crois­sance reste bien supé­rieure à celle de l’économie. Il fau­dra retrans­crire l’inflation dans la crois­sance des reve­nus si l’on veut main­te­nir les mul­tiples et ain­si accé­lé­rer la crois­sance au-delà du taux crois­sance réel. Les lea­ders y par­vien­dront. La pour­suite de la créa­tion de valeur devra pro­ve­nir d’une crois­sance accrue des EBIT, et non seule­ment d’un éven­tuel re-rating. Crois­sance longue, lea­der­ship et dif­fé­ren­cia­tion, choix des métiers, impact de l’inflation… Rien de nou­veau. Mais les bons choix auront encore plus de valeur. Avec l’inflation qui revient, les mul­tiples bais­se­ront. Mais pas tous.

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