Mutter et Karajan

Jean-Sébastien Bach : Concerto pour violon no 2 Antonio Vivaldi : Les Quatre Saisons Ludwig van Beethoven : Concerto pour violon op. 61

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°791 Janvier 2024
Par Marc DARMON (83)

Jean-Sébastien Bach : Concerto pour violon no 2 Antonio Vivaldi : Les Quatre Saisons Ludwig van Beethoven : Concerto pour violon op. 61Ce DVD reprend de façon pas­sion­nante trois œuvres qui mettent en scène dans les années 80 Her­bert von Kara­jan à la fin de sa car­rière, avec la jeune vio­lo­niste qu’il a lan­cée à l’époque, Anne-Sophie Mut­ter. Kara­jan a été un chef emblé­ma­tique du xxe siècle, inven­teur et pro­mo­teur d’un star sys­tem pour les chefs d’orchestre pous­sé à l’extrême. Si bien qu’à la fin de sa vie beau­coup se deman­daient si la forme n’avait pas pris le pas sur le fond et dou­taient que son héri­tage dis­co­gra­phique lui sur­ve­cût long­temps. On connaît désor­mais la réponse. Un grand nombre de ses inter­pré­ta­tions res­te­ront des ­réfé­rences pour long­temps, on revien­dra sou­vent à ses sym­pho­nies de Bee­tho­ven, de Brahms, de Tchaï­kovs­ki, et ses enre­gis­tre­ments des opé­ras de Strauss ou de Puc­ci­ni ne seront pro­ba­ble­ment jamais dépas­sés. On peut comp­ter une cen­taine de disques qui peuvent, qui doivent, ­figu­rer dans la dis­co­thèque de l’honnête homme.

Anne-Sophie Mut­ter a été décou­verte à l’âge de treize ans par Kara­jan, et le chef autri­chien en a fait sa par­te­naire ­pri­vi­légiée jusqu’à la fin de sa vie, jouant et enre­gis­trant tous les grands concer­tos du réper­toire : Bee­tho­ven (le plus sou­vent), Brahms, Vival­di, Men­dels­sohn, Bruch, Tchaïkovski.

Le Concer­to de Bee­tho­ven est à juste titre un pilier de la dis­co­gra­phie des deux artistes ; le film nous montre une grande inter­pré­ta­tion, on y revien­dra, mais la plus grande sur­prise de ce disque vient des pièces baroques de Bach et Vivaldi.

En effet, avec un effec­tif réduit du Phil­har­mo­nique de Ber­lin, Kara­jan dirige en public Bach et Vival­di depuis le cla­ve­cin avec un style que plus per­sonne n’assume aujourd’hui, et pour­tant un style abso­lu­ment pas dépla­cé, avec des nuances et contrastes, et un son comme tou­jours très tra­vaillé, géné­rant une émo­tion et un plai­sir sonore for­mi­dables. Le vio­lon est joué inten­sé­ment, mais c’est pour­tant vif et brillant comme ce que l’on aime chez les ensembles récents plus « his­to­ri­que­ment infor­més ». Dans le Concer­to de Bach, ­Mut­ter mêle au début son vio­lon à celui de l’orchestre et s’en dégage cres­cen­do, pour ensuite cre­ver l’écran pen­dant tout le concer­to. Le disque laser ini­tial cou­plait ce deuxième concer­to de Bach avec un Mag­ni­fi­cat de Bach qui a plus mal vieilli (trom­pettes modernes, chœur lourd…) mal­gré de bons solistes, le haut­bois lumi­neux et des moments magnifiques.

Kara­jan dirige Bach depuis long­temps, les ama­teurs ché­rissent l’en­registre­ment his­to­rique de la Messe en si où nous l’entendons à Vienne diri­ger en duo Eli­sa­beth Schwarz­kopf et Kath­leen Fer­rier. Dans les années 70, Kara­jan avait déjà enre­gis­tré deux Suites de Bach (et des Concer­tos bran­de­bour­geois), dans un style qui serait bien décrié aujourd’hui. Mais, offertes par mon père il y a près de cin­quante ans, ces suites ont ber­cé ma jeu­nesse de lycéen et j’y écoute tou­jours Kara­jan avec la même admi­ra­tion. La vidéo existe pour la Seconde Suite (dis­po­nible sur le site du Phil­har­mo­nique de Ber­lin digitalconcerthall.com) et je découvre que Kara­jan y tient déjà la par­tie de clavecin.

Les Quatre Sai­sons de Vival­di sont dans la même veine (1987). Kara­jan au cla­ve­cin, Mut­ter en jeune star sans com­plexe : voi­ci une inter­pré­ta­tion qui a son âge, mais c’est réa­li­sé remar­qua­ble­ment. L’inventivité de Vival­di y est constam­ment mise en valeur. Quand on pense que Stra­vins­ki avait osé iro­ni­ser que Vival­di avait ­com­po­sé cinq cents fois le même concerto !
Le Concer­to pour vio­lon de Bee­tho­ven (1806) a été fil­mé en 1984, l’enregistrement en disque com­pact était déjà publié depuis une demi-décen­nie. Là, la réa­li­sa­tion pour la télé­vi­sion est beau­coup plus sophis­ti­quée, avec des plans très tra­vaillés (comme dans le film célèbre de ses sym­pho­nies de Tchaï­kovs­ki, par exemple) : on voit les pupitres de cordes ou de bois dans leur ensemble, de beaux plans rap­pro­chés sur la soliste et de nom­breux plans artis­tiques per­met­tant de voir en pers­pec­tive le chef et la violoniste.

On peut être impres­sion­né par les cadences au pre­mier et au troi­sième mou­ve­ments, où la jeune Mut­ter joue seule devant plus de cent musi­ciens les plus exi­geants qui soient. Elle est éga­le­ment magis­trale dans ses phrases émou­vantes du lar­ghet­to, avec assu­rance et concen­tra­tion, avec déli­ca­tesse et fer­me­té à la fois. À son âge tenir sans le moindre fré­mis­se­ment la place de soliste devant le meilleur orchestre et le plus grand chef du monde en dit beau­coup sur le carac­tère de cette artiste d’exception. Le film per­met d’admirer les mou­ve­ments du bras droit. Elle a un jeu d’archet tout en finesse, qui jamais ne laisse paraître le moindre effort, alors que ses aigus sont triom­phants. Magique. Quelle vio­lo­niste elle était déjà !


Anne-Sophie Mut­ter, violon
Orchestre phil­har­mo­nique de Berlin,
Her­bert von Karajan
Un Blu-ray CMajor

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