Pêche artisanale au filet épervier sur la lagune Nokoué. La lagune Nokoué, située sur le littoral du Bénin et alimentée par l’Ouémé et la Sô, est une des lagunes les plus productives d’Afrique de l’Ouest.

Les pays côtiers en développement face aux changements globaux

Dossier : L'océanMagazine N°791 Janvier 2024
Par Marine HERRMANN (X98)
Par Yves MOREL (X87)

Les socio-éco­sys­tèmes côtiers se trouvent en pre­mière ligne face aux effets des aléas et dérè­gle­ments cli­ma­tiques. Or une frac­tion de plus en plus impor­tante de la popu­la­tion mon­diale vit sur les côtes, notam­ment dans les pays en déve­lop­pe­ment. Et les menaces qui pèsent sur ces sys­tèmes sont mul­tiples. Il faut donc construire des solu­tions adap­tées à chaque situa­tion locale et les construire en asso­ciant les popu­la­tions concer­nées. La France, via son Ins­ti­tut de recherche pour le déve­lop­pe­ment (IRD), mène un ambi­tieux pro­gramme de for­ma­tion des acteurs locaux, pour qu’ils prennent en charge le des­tin commun.

Les éco­sys­tèmes côtiers de la bande tro­pi­cale, où se situent la plu­part des pays en déve­lop­pe­ment, jouent un rôle majeur sur l’atténuation des effets du chan­ge­ment cli­ma­tique : lagunes, man­groves, her­biers marins et marais salants repré­sentent des pro­tec­tions natu­relles contre l’élévation du niveau marin induite par la marée, les vagues, les tem­pêtes et cyclones et le chan­ge­ment cli­ma­tique. Leur pré­ser­va­tion repré­sente donc un objec­tif non seule­ment environ­nemental mais éga­le­ment social, majeur. 

Les sociétés côtières

Les socié­tés côtières, dont 80 % se situent dans un pays en déve­lop­pe­ment, vivent en effet de l’océan (aqua­cul­ture, pêche, tou­risme…) et en subissent les humeurs (sur­cotes, tem­pêtes, éro­sion, tsu­na­mis…). Leur situa­tion géo­gra­phique rend ces socio-éco­sys­tèmes côtiers par­ti­cu­liè­re­ment vul­né­rables aux aléas cli­ma­tiques à dif­fé­rentes échelles tem­po­relles, des évé­ne­ments extrêmes comme les cyclones tro­pi­caux aux varia­tions inter­an­nuelles aux­quelles se pro­duisent les épi­sodes El Niño. 

Le chan­ge­ment cli­ma­tique s’ajoute à ces menaces et les accen­tue : mon­tée du niveau de la mer, bou­le­ver­se­ment du cycle de l’eau et inten­si­fi­ca­tion des extrêmes (pré­ci­pi­ta­tions intenses, inon­da­tions, séche­resses), réchauf­fe­ment et aci­di­fi­ca­tion des eaux qui affectent les éco­sys­tèmes côtiers et coral­liens et les res­sources halieutiques. 

En 2015–2016, la com­bi­nai­son des effets à long terme du chan­ge­ment cli­ma­tique et de l’oscillation ENSO a ain­si pro­vo­qué l’épisode El Niño le plus dévas­ta­teur ayant été obser­vé : de nom­breux pays d’Asie et d’Amérique du Sud, d’Afrique et du Paci­fique ont été frap­pés par des séche­resses et cani­cules conti­nen­tales et marines excep­tion­nelles qui ont, entre autres, induit le blan­chi­ment de nom­breux éco­sys­tèmes coral­liens, aggra­vé les intru­sions salines et pro­vo­qué une perte signi­fi­ca­tive des terres arables dans les régions del­taïques (25 % dans le del­ta du Mékong), entraî­nant des famines qui ont tou­ché plus de 60 mil­lions de per­sonnes dans les pays en dévelop­pement, qui repré­sentent la popu­la­tion la plus vul­né­rable aux impacts du chan­ge­ment climatique.

Pollution du littoral sénégalais. © © IRD - Ifremer/Campagne AWA - Olivier Dugornay
La baie de Soum­bé­dioune est en train de deve­nir une véri­table catas­trophe éco­lo­gique. La plage est par­se­mée de déchets ména­gers et pré­sente un visage désas­treux. Sa proxi­mi­té avec les acti­vi­tés de pêche en a fait l’une des plages les plus pol­luées de la capi­tale séné­ga­laise. © IRD – Ifremer/Campagne AWA – Oli­vier Dugornay

Une menace parmi d’autres

Ce tableau pes­si­miste n’est pas la seule menace qui pèse sur ces popu­la­tions, ni même la prio­ri­té pour les ques­tions liées à une exploi­ta­tion durable. En effet, la concen­tra­tion des per­sonnes dans des agglo­mé­ra­tions côtières, se situant en géné­ral proches d’une res­source en eau potable, donc à proxi­mi­té d’un estuaire ou d’une lagune, ne fait que croître. 

Actuel­le­ment, plus de 50 % de la popu­la­tion mon­diale vit à moins de 150 km des côtes, en grande par­tie dans des régions ne dépas­sant pas 10 mètres d’altitude, et les pré­vi­sions démo­graphiques sug­gèrent que la pro­por­tion pour­rait atteindre 75 % d’ici 2035. Cette pres­sion anthro­pique affecte de façon immé­diate le fonc­tion­ne­ment et la san­té des socio-éco­sys­tèmes des zones côtières conti­nen­tales (estuaires, lagunes, man­groves) et de l’océan côtier et glo­bal, pré­sen­tant des défis majeurs : défo­res­ta­tion (en par­ti­cu­lier des man­groves), des­truc­tion des habi­tats et des éco­sys­tèmes, sur­ex­ploi­ta­tion des res­sources, indus­tria­li­sa­tion, pol­lu­tions, ges­tion défi­ciente des déchets, des sols et des littoraux.

« Actuellement, plus de 50 % de la population mondiale vit à moins de 150 km des côtes. »

Ain­si, à l’échelle décen­nale, l’affaissement d’une grande par­tie des grands del­tas de la pla­nète (Nil, Mékong, Yangt­sé…) est induit prin­ci­pa­le­ment par la construc­tion de bar­rages et l’extraction de sable (qui sert à construire les gratte-ciels des grandes méga­poles et réduit consi­dé­ra­ble­ment les apports de sédi­ments aux del­tas), le pom­page des nappes phréa­tiques et le poids des méga­poles (Bang­kok, Jakar­ta, Bom­bay, Manille…). 

Les habi­tants de ces del­tas, cita­dins et pay­sans, voient se mul­ti­plier les inon­da­tions qui para­lysent les villes et sali­nisent les aqui­fères et les res­sources en eau ain­si que les terres arables, les ren­dant impropres à l’agriculture pour des années. Accen­tuées par les effets des amé­na­ge­ments lit­to­raux ou des bar­rages qui modi­fient dras­ti­que­ment les flux de sédi­ments, ces actions engendrent éga­le­ment une forte éro­sion côtière, qui cause des dégâts majeurs sur cer­taines infra­struc­tures lit­to­rales. La mon­tée des eaux induite par le chan­ge­ment cli­ma­tique aggra­ve­ra lar­ge­ment ces effets au cours du XXIe siècle.

Des situations locales très variées

Les pays en déve­lop­pe­ment ne dis­posent pas de res­sources com­pa­rables à celles des pays riches pour mettre en place des mesures d’adaptation et de miti­ga­tion, ni pour résis­ter aux pres­sions éco­no­miques éma­nant d’acteurs peu regar­dants sur l’impact envi­ron­ne­men­tal. En outre, les sys­tèmes poli­tiques auto­ri­taires et la cor­rup­tion qui règnent dans cer­tains pays mettent à mal d’éventuelles poli­tiques environ­nementales et ren­forcent encore les effets néga­tifs des chan­ge­ments glo­baux. Il existe cepen­dant une mul­ti­pli­ci­té de situa­tions éco­nomiques, sociales et poli­tiques, asso­ciées à des pro­blèmes tout aus­si mul­tiples : un pays émergent comme l’Afrique du Sud fait certes face à des pro­blèmes de cor­rup­tion et d’inégalités sociales, mais il est mal­gré tout doté d’un sys­tème édu­ca­tif, de com­pé­tences, d’infrastructures, de moyens finan­ciers et d’une sta­bi­li­té poli­tique dont sont com­plè­te­ment dépour­vus les pays les moins avan­cés comme Mada­gas­car ou Haïti.


Développement contre environnement ? 

Au Bénin, dans la lagune Nokoué, 12 000 pêcheurs font vivre une éco­no­mie qui sub­vient aux besoins de plu­sieurs dizaines de mil­liers de per­sonnes, mais a un impact avé­ré sur les res­sources : même si
cha­cun n’extrait en moyenne que 3 kg de pois­son par jour, on observe une dimi­nu­tion impor­tante de la taille des pois­sons dans la lagune à mesure que la popu­la­tion s’accroît. Dans la région du bas Mékong
au Cam­bodge, la pol­dé­ri­sa­tion des del­tas visant ini­tia­le­ment à pas­ser d’une à deux voire trois récoltes annuelles de riz appau­vrit en fait à terme les terres, favo­ri­sant l’utilisation crois­sante d’intrants chi­miques qui accen­tue encore le problème. 

Au Viêt­nam, les fac­teurs de la crois­sance, qui a dépas­sé 8 % en 2022, sont certes syno­nymes d’une amé­lio­ra­tion spec­ta­cu­laire des condi­tions de vie de la popu­la­tion depuis l’ouverture du pays à la fin des années 1990, mais ils ont comme ailleurs des revers néga­tifs : indus­trie tex­tile et pol­lu­tion aux micro­plas­tiques des eaux flu­viales et côtières, essor du tou­risme et béto­ni­sa­tion du lit­to­ral, uti­li­sa­tion inten­sive du char­bon et pol­lu­tion aux par­ti­cules fines avec des consé­quences qui vont de la hausse des mala­dies res­pi­ra­toires à l’acidification des eaux côtières. 

De plus, ces popu­la­tions, dont l’installation reste incon­trô­lée, sont à la mer­ci des aléas cli­ma­tiques, comme les crues dévas­ta­trices qui deviennent sys­té­ma­tiques en Afrique tro­pi­cale. En 2010, la crue de l’Ouémé, prin­ci­pal affluent de la lagune Nokoué (Bénin), a pro­vo­qué une cen­taine de morts, le dépla­ce­ment de 700 000 per­sonnes, la des­truc­tion de plus de 55 000 habi­ta­tions et la perte de 128 000 hec­tares de cultures et de 81 000 têtes de bétail. 


Un équilibre à trouver

Afin de pré­ser­ver et garan­tir l’habitabilité des socio-éco­sys­tèmes côtiers des pays du Sud, de nom­breuses actions visent à éla­bo­rer des solu­tions aux pro­blèmes induits par ces chan­ge­ments locaux et glo­baux. Ces actions, dont les résul­tats sont extrê­me­ment variables, font inter­ve­nir une myriade d’acteurs, d’approches et d’outils : col­lec­ti­vi­tés locales, gou­ver­ne­ments, orga­nismes publics de recherche, bailleurs de fonds, ONG, fon­da­tions, etc. 

L’équilibre entre l’exploitation durable de l’environnement et la néces­saire crois­sance éco­nomique de ces pays reste sou­vent com­pli­qué à éta­blir. La crois­sance éco­no­mique galo­pante de cer­tains pays en déve­lop­pe­ment, si elle est syno­nyme d’amélio­ration des condi­tions de vie (san­té, édu­ca­tion, ali­men­ta­tion, etc.), s’accompagne éga­le­ment d’effets néga­tifs sur l’environnement et les socié­tés (voir enca­dré). On peut retrou­ver cer­tains déno­mi­na­teurs com­muns à ces dif­fé­rentes situa­tions, mais il serait illu­soire de cher­cher des solu­tions géné­riques à des pro­blèmes tou­jours asso­ciés à des contextes uniques. 

Pour chaque socio-éco­sys­tème marin ou côtier, l’élaboration de solu­tions durables doit impé­ra­ti­ve­ment prendre en compte de façon inté­grée l’ensemble des méca­nismes, fac­teurs et acteurs qui inter­viennent et inter­agissent dans son fonc­tion­ne­ment, ain­si que ses spé­ci­fi­ci­tés, sous peine de mener à des résul­tats inef­fi­caces, voire contre-pro­duc­tifs et déstabilisants. 

Principes pour des solutions durables

S’il n’y pas de recette magique unique, il existe cepen­dant des prin­cipes fon­da­men­taux, s’appuyant tous sur le dia­logue d’une large palette de dis­ci­plines, de savoirs, d’approches, d’outils et d’acteurs. Il faut d’abord mobi­li­ser et faire tra­vailler ensemble sciences envi­ron­ne­men­tales, éco­no­miques, sociales et humaines, afin d’identifier et com­prendre le fonc­tion­ne­ment de ces socio-éco­sys­tèmes et leurs spé­ci­fi­ci­tés, en exa­mi­nant les effets des actions humaines tant sur le plan éco­sys­té­mique que sur le plan sociétal. 

Ensuite iden­ti­fier les savoirs et besoins locaux et amé­lio­rer l’appropriation et la per­ti­nence des solu­tions construites en s’appuyant sur les popu­la­tions locales et les incluant dès le début dans l’élaboration de ces solu­tions. Trans­mettre avant tout les com­pé­tences plu­tôt que des solu­tions toutes faites ou trans­po­sées, en for­mant des per­sonnes qui deviennent des experts dans leur propre pays. Enfin éva­luer l’impact des solu­tions mises en œuvre (ce qui est peut-être la par­tie la plus dif­fi­cile) : com­ment quan­ti­fier l’impact ? quels indi­ca­teurs ? quelles échelles de temps ? 

L’Institut de recherche pour le développement

Cette approche trans­dis­ci­pli­naire et trans­sec­to­rielle de la construc­tion de solu­tions durables est au cœur des mis­sions des cher­cheuses et cher­cheurs de plu­sieurs orga­nismes publics de recherche fran­çais, qui portent des pro­jets dont le ren­for­ce­ment des capa­ci­tés au Sud est le socle. Ain­si, avec leurs col­lègues et par­te­naires d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud, du Séné­gal à l’Indonésie, des îles du Paci­fique au Pérou, les scien­ti­fiques de l’IRD (Ins­ti­tut de recherche pour le déve­lop­pe­ment) construisent des labo­ra­toires et mènent des pro­jets de recherche et de for­ma­tion dans ces pays. 

“Comprendre le fonction­nement des socio-écosystèmes côtiers complexes.”

L’objectif est de com­prendre le fonc­tion­ne­ment de ces socio-éco­sys­tèmes côtiers com­plexes et d’appréhender leur réponse aux dif­fé­rents fac­teurs de varia­bi­li­té d’origine natu­relle et anthro­pique. Cli­ma­to­logues et anthro­po­logues tra­vaillent par exemple ensemble à amé­lio­rer la rési­lience des États insu­laires du Paci­fique face au chan­ge­ment cli­ma­tique (pro­jet Clips­sa), s’appuyant de concert sur des pro­jec­tions cli­ma­tiques numé­riques et sur les savoirs éco­lo­giques locaux, afin d’assurer une meilleure per­ti­nence et une meilleure appro­pria­tion des moda­li­tés d’adaptation construites. 

Le renforcement des capacités dans les pays en développement

Cette démarche s’appuie de façon essen­tielle sur la for­ma­tion, via des pro­grammes de mas­ters et de doc­to­rat ados­sés à des labo­ra­toires et pro­jets impli­quant les étu­diantes et étu­diants de ces pays côtiers en développement. 

Ces jeunes scien­ti­fiques sont les futurs experts néces­saires au déve­lop­pe­ment de connais­sances et de solu­tions durables pour l’adaptation de leurs pays aux chan­ge­ments glo­baux et locaux. Des mas­ters inter­na­tio­naux, coha­bi­li­tés par l’Université des sciences et tech­no­lo­gies de Hanoï au Viêt­nam ou l’Université d’Abomey-Calavi au Bénin et des uni­ver­si­tés fran­çaises comme l’Université de Tou­louse, ont ain­si per­mis de for­mer depuis 2010, pour le Viêt­nam et l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, des dizaines d’océanographes, phy­si­ciens et bio­lo­gistes, chi­mistes et éco­logues. Ceux-ci se mobi­lisent aujourd’hui pour répondre aux ques­tions socio-envi­ron­ne­men­tales brû­lantes de leur région. 

Cer­tains sont ensei­gnants-cher­cheurs au sein d’universités et d’organismes de recherche dans leur pays, en mesure de prendre la relève et d’enseigner pour ces mêmes mas­ters ; d’autres tra­vaillent à la mise en place de solu­tions per­met­tant de faire face aux dif­fé­rents risques envi­ron­ne­men­taux, comme des sys­tèmes de pré­ven­tion des crues et des cyclones ou des exper­tises pour l’aide à l’aménagement du lit­to­ral, des estuaires et lagunes ou encore pour la pré­ser­va­tion des écosystèmes. 

Donner du temps au temps

Enfin, l’élaboration de ces solu­tions néces­site de tra­vailler sur le long terme, ce que ne per­mettent pas for­cé­ment cer­tains pro­jets dotés de moyens consi­dé­rables déployés en quelques années : éta­blir un dia­logue réel, fon­dé sur la confiance, iden­ti­fier des besoins et des objec­tifs, construire des com­pé­tences solides et durables et éva­luer l’efficacité des actions mises en place exigent d’y consa­crer du temps, ingré­dient essen­tiel et pour­tant trop sou­vent sous-estimé. 

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