Credit photo : Lubo Minar

Une méta-compétence : savoir apprendre et désapprendre

Dossier : Soft skillsMagazine N°787 Septembre 2023
Par Agnès LE LEUCH

Nous avons tous appris ­– des connais­sances et des pra­tiques – notam­ment pour deve­nir employables. Or la rapi­di­té actuelle des trans­for­ma­tions, en par­ti­cu­lier dans le monde de l’entreprise, nous oblige tous à nous adap­ter, à chan­ger, à reques­tion­ner ce que l’on a appris pour lais­ser la place à autre chose. Apprendre et désap­prendre pour apprendre. Une pra­tique para­doxale, ou pas, que nous n’avons pas apprise à l’école.

« Tous les hommes ont natu­rel­le­ment le désir de savoir. » Ain­si s’ouvre la Méta­phy­sique d’Aristote. C’est la pre­mière phrase du pre­mier cha­pitre de son œuvre majeure. Cette phrase place la soif de connais­sance comme un besoin essen­tiel de l’homme, dans ce qui fait sa nature. Être homme implique néces­sai­re­ment de vou­loir savoir. Donc de vou­loir apprendre.

La curiosité

Il s’agit pri­mai­re­ment de réduire la ten­sion res­sen­tie entre la connais­sance dis­po­nible dans le monde et celle dis­po­nible à l’intérieur de moi. Cette ten­sion qui nous met en mou­ve­ment peut être appe­lée curio­si­té. Elle est ce trouble que je res­sens quand je vois cette phrase écrite en grec et que je ne sais pas déchif­frer. Plus ou moins for­te­ment, je suis aga­cé, exci­té, intri­gué, mis en mou­ve­ment vers la réso­lu­tion de ce mys­tère. Aris­tote d’ailleurs appuie son pro­pos en convo­quant le plai­sir que l’on res­sent à apprendre, le plai­sir de la réso­lu­tion de cette ten­sion et de la sen­sa­tion de gran­dir, de deve­nir meilleur.

Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει.
Aristote

Et force est de consta­ter que, plus ou moins consciem­ment, plus ou moins volon­tai­re­ment, chaque homme apprend chaque jour de sa vie. Chan­ger de tra­vail exige d’apprendre. Ren­con­trer son nou­veau beau-frère exige d’apprendre. Vendre des vête­ments via un site inter­net, par­ler à ses petits-enfants par­tis tra­vailler au bout du monde, cela donne la moti­va­tion pour se mettre en mou­ve­ment et apprendre.


Lire aus­si : Est-ce une science de se connaître ?


Qu’est-ce qu’apprendre ?

Apprendre est sou­vent défi­ni comme l’acquisition de nou­velles connais­sances. Des connec­tions neu­ro­nales se modi­fient et sont gra­vés dans mon cer­veau des codes qui me per­met­tront à l’avenir de retrou­ver une infor­ma­tion. L’adresse de mon nou­veau bureau, le voca­bu­laire spé­ci­fique du P&L de mon entre­prise, le nom de ce nou­veau métier qui est cen­sé deve­nir cri­tique dans mon domaine dans moins de trois ans. J’apprends « que », j’apprends « ça ».

Mais apprendre, c’est aus­si apprendre « à ». Il s’agit alors de deve­nir capable de quelque chose dont on n’était pas capable aupa­ra­vant. J’apprends à faire du vélo, j’apprends à uti­li­ser une intel­li­gence arti­fi­cielle pour géné­rer des images, j’apprends à col­la­bo­rer à dis­tance, à mana­ger une équipe en mode hydride, à prendre des déci­sions dif­fi­ciles, à me taire.

La métanoïa

Peter Senge, cher­cheur du MIT qui a modé­li­sé la notion d’organisation appre­nante, défi­nit le fait d’apprendre comme une méta­noïa. Dans la Grèce antique, méta­noïa signi­fiait « se don­ner une norme de conduite dif­fé­rente, sup­po­sée meilleure ». Le mot est com­po­sé de la pré­po­si­tion μετά – ce qui dépasse, englobe, met au-des­sus – et du verbe νοέω – per­ce­voir, pen­ser. Il s’agit donc de chan­ger notre manière même de penser.

Donc apprendre c’est d’une part acqué­rir des connais­sances, les infor­ma­tions qui sont trai­tées par notre manière de pen­ser, notre pro­ces­seur. Et apprendre c’est aus­si chan­ger le pro­ces­seur lui-même, donc chan­ger notre manière de trai­ter les infor­ma­tions, de juger, de déci­der, donc d’agir. Savoir apprendre, c’est savoir deve­nir. Et cette com­pé­tence s’observe tant au niveau col­lec­tif qu’au niveau indi­vi­duel. Autre­ment dit, apprendre c’est se rendre capable de faire adve­nir une situa­tion dési­rée, pour moi ou pour nous. C’est chan­ger, en par­tie, le monde, vers une ver­sion qui nous semble meilleure.

Se former pour apprendre

Pour­tant, aujourd’hui, on asso­cie encore le mot apprendre au monde de l’école. D’abord on apprend à lire, à écrire, à vivre en socié­té, puis on apprend un métier. Puis on exerce ce métier, on tra­vaille. Dès la Révo­lu­tion fran­çaise, Condor­cet lance une réflexion sur l’éducation per­ma­nente, celle d’après l’école. En 1946, en France, le droit à la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, tout comme le droit à la Sécu­ri­té sociale, appa­raît dans le pré­am­bule de la Consti­tu­tion de la nou­velle Répu­blique. En 1966, la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle devient même un ser­vice public. Ce n’est certes plus le cas. Il n’est donc rien de nou­veau dans la conscience du besoin d’apprendre tout au long de sa vie pour main­te­nir ses com­pé­tences à niveau. Mais l’accélération récente du monde socio-éco­no­mique a chan­gé l’ampleur des enjeux.

Le paradoxe de la Reine rouge

Quand Alice, au pays des mer­veilles, ren­contre la Reine rouge, celle-ci lui ordonne sou­dain de cou­rir le plus vite qu’elle peut. Alice court à perdre haleine et s’agace que, pour­tant, le pay­sage ne bouge pas autour d’elle. La Reine rouge s’étonne de son éton­ne­ment : « On va bien len­te­ment dans ton pays ! Ici, vois-tu, on est obli­gé de cou­rir tant qu’on peut pour res­ter au même endroit. » Ain­si, plus de nou­velles tech­no­lo­gies en rem­placent d’anciennes (nou­veaux logi­ciels, IA…), plus vite évo­luent les pra­tiques et les croyances sociales au tra­vail (hybri­da­tion du tra­vail, exi­gences des col­la­bo­ra­teurs sur les enga­ge­ments RSE, enjeux de diver­si­té et d’inclusion…), plus rapi­de­ment appa­raissent et dis­pa­raissent des métiers, plus vite alors devons-nous apprendre pour sim­ple­ment res­ter au même niveau d’employabilité.

Apprendre pour rester employable

Cette exi­gence de déve­lop­pe­ment constant et accé­lé­ré des com­pé­tences et des capa­ci­tés existe au niveau indi­vi­duel : être per­for­mant en sup­ply chain aujourd’hui impose de déve­lop­per des com­pé­tences de data sciences ; déve­lop­per une stra­té­gie mar­ke­ting ne peut se faire sans suivre les évo­lu­tions tel­le­ment rapides des régle­men­ta­tions (RGPD, cookies…) ; etc. Cela évi­dem­ment s’applique éga­le­ment au niveau col­lec­tif de l’entreprise. Le monde de l’art ne peut faire l’impasse des NFT (Non-Fun­gible Token), celui de l’automobile du véhi­cule élec­trique. Ce sont des com­pé­tences, des orga­ni­sa­tions, des modèles d’affaires nou­veaux à décou­vrir et à apprendre. Conti­nuer à apprendre au tra­vail n’est plus un « acquis social », c’est un besoin deve­nu basique pour tout sim­ple­ment res­ter employable, com­pé­ti­tif et per­for­mant. Juste pour ne pas perdre du ter­rain. « Tra­vailler c’est apprendre, apprendre c’est tra­vailler », répète Peter Senge.

Les charrettes ne sont pas des voitures en devenir

Si je vais en for­ma­tion, si je lis, j’étudie, je fais des MOOC (Mas­sive Open Online Courses), c’est pour acqué­rir des connais­sances et des com­pé­tences iden­ti­fiées et for­ma­li­sées, donc préa­la­ble­ment exis­tantes. Si j’apprends de mes pairs qui ont plus d’expérience et d’expertise que moi, ils me trans­mettent des com­pé­tences qu’ils ont, par le pas­sé, éprou­vées. Si une équipe se per­fec­tionne grâce à ses pra­tiques d’amélioration conti­nue, elle fait de mieux en mieux ce qu’elle sait déjà faire. Si on s’était repo­sé uni­que­ment sur l’amélioration conti­nue, on aurait pro­ba­ble­ment aujourd’hui des char­rettes puis­sam­ment aéro­dy­na­miques et des che­vaux géné­ti­que­ment sélec­tion­nés pour les tirer. Nous n’aurions pas de voitures.

Apprendre et désapprendre comme un papillon sortant de sa chrysalide. Photo de Bankim Desai

Désapprendre pour apprendre

Pour qu’apprendre per­mette de deve­nir capable de quelque chose qui était impos­sible par le pas­sé, alors apprendre exige autant de remettre en cause, de détruire, que d’améliorer, d’affiner. Il y a encore dix ans, un étu­diant fran­çais qui enta­mait ses études supé­rieures devait appuyer sa moti­va­tion par un pro­jet pro­fes­sion­nel, un che­min monochrome.

Un étu­diant qui com­mence ses études en 2023 sait qu’il aura pro­ba­ble­ment 3, 7, 12 métiers dif­fé­rents. Ou plu­tôt il sait déjà qu’il ne peut pas savoir com­bien de vies pro­fes­sion­nelles dif­fé­rentes il vivra. Les croyances comme les réa­li­tés ont évo­lué : un par­cours cou­ron­né de suc­cès n’a pas à être linéaire et ascen­sion­nel. Plu­sieurs fois dans sa vie, cet étu­diant deve­nu tra­vailleur rede­vien­dra débu­tant. Il pour­ra alors s’appuyer sur un cer­tain nombre de com­pé­tences acquises de ses expé­riences pas­sées, mais il devra aus­si en aban­don­ner cer­taines, pour deve­nir ce nou­veau professionnel.

Par exemple, pas­ser d’une vie de sala­rié à une vie d’indépendant, c’est désap­prendre la struc­tu­ra­tion du temps par un sys­tème externe à soi, pour pou­voir apprendre une ges­tion du temps selon des objec­tifs et contraintes tota­le­ment dif­fé­rents. De même, la manière dont sont prises les déci­sions dif­fère d’une entre­prise indus­trielle fami­liale à une orga­ni­sa­tion huma­ni­taire d’urgence. Quand je passe de l’une à l’autre, je dois désap­prendre afin de pou­voir réap­prendre. Désap­prendre est donc une condi­tion pour adve­nir, tout autant qu’apprendre.

Today’s problems come from yesterday’s “solutions”

Dans cer­taines mai­sons de luxe en 2019, on pou­vait encore entendre : « L’expérience du luxe est une expé­rience sen­suelle et émo­tion­nelle, elle passe néces­sai­re­ment par un contact humain. La part du busi­ness hors des maga­sins sera tou­jours mar­gi­nale. » La pan­dé­mie et l’accélération du e‑commerce ont chan­gé la donne. En trois ans, les tech­no­lo­gies pour essayer un vête­ment à dis­tance, les com­pé­tences pour construire une rela­tion d’intimité sans se ren­con­trer phy­si­que­ment ont révo­lu­tion­né le quo­ti­dien de mil­liers de col­la­bo­ra­teurs. Plus essen­tiel­le­ment, au-delà de désap­prendre des com­pé­tences et des pra­tiques, donc des choses visibles, les défis aux­quels l’humanité doit faire face aujourd’hui nous obligent à désap­prendre des croyances.

À la fin du XXe siècle, on appre­nait à l’école la loi du 2080. Il s’agissait d’identifier et d’activer les 20 % des leviers qui crée­raient 80 % des béné­fices et maxi­mi­ser ain­si le retour sur inves­tis­se­ment. Il nous a fal­lu plu­sieurs décen­nies pour com­prendre que la lutte contre le dérè­gle­ment cli­ma­tique pas­se­rait par l’activation simul­ta­née d’une mul­ti­tude d’actions petites et moins petites. « Chaque geste compte » est une croyance néces­saire aux chan­ge­ments de pra­tiques qui sont néces­saires aujourd’hui. Pour cela il nous faut désap­prendre le 2080, qui a pour­tant fait des mer­veilles pour la ges­tion de nos clients et de nos usines depuis les années 80. Si apprendre est deve­nue une méta-com­pé­tence qu’il nous faut acti­ver au quo­ti­dien pour res­ter com­pé­ti­tif ensemble et employable indi­vi­duel­le­ment, si désap­prendre est une nou­velle hygiène néces­saire à notre capa­ci­té d’innovation col­lec­tive et à notre liber­té d’inventer notre che­min indi­vi­duel…, alors com­ment fait-on ?

Être un apprenant intentionnel

Être capable de m’adapter au pro­chain cygne noir ; apprendre ce que j’ai besoin d’apprendre pour que l’IA dans mon métier me per­mette de deve­nir plus créa­tif, inno­vant et res­pon­sable et non plus pré­caire et impuis­sant ; déve­lop­per les capa­ci­tés qui ren­dront pos­sible ce nou­veau pro­jet pro­fes­sion­nel, ce n’est pas demain que je dois m’y atte­ler. Être un appre­nant inten­tion­nel, c’est mettre en œuvre au quo­ti­dien, dans son tra­vail, un ensemble de pra­tiques qui per­mettent d’apprendre ce que j’ai besoin d’apprendre. Et pas seule­ment ce que j’ai envie d’apprendre.

D’abord, être inten­tion­nel, c’est être clair sur sa des­ti­na­tion et sur sa posi­tion actuelle. Et per­pé­tuel­le­ment actua­li­ser cette posi­tion. Quelle est mon ambi­tion à moyen terme (six mois à deux ans) ? Pour cela j’installe dans mes rou­tines une pra­tique de réflexi­vi­té. Par exemple, chaque jeu­di à 9 h, pen­dant 20 mn je laisse mon sty­lo du bout de mes doigts faire appa­raître sur mon cahier mes obser­va­tions et idées, mes réflexions, satis­fac­tions et peurs, à ce jour. Je me réancre à mon ambi­tion. Je fais le point sur mon avancement.

Ensuite, quand j’ai iden­ti­fié une com­pé­tence spé­ci­fique que j’ai besoin de déve­lop­per (prendre la parole en public, écrire des prompts, enga­ger des par­ties pre­nantes…), je construis un plan d’action concret à par­tir de la méthode 70/20/10 : 10 % d’étude de théo­ries et modèles ; 20 % d’apprentissage en obser­vant les autres ; 70 % de déve­lop­pe­ment de cette com­pé­tence en la met­tant en œuvre, consciem­ment, dans mon travail.

Être une équipe apprenante

Pour faire évo­luer les modèles men­taux et pra­tiques qui nous ont ame­nés à déré­gler le cli­mat de notre pla­nète ; pour faire de l’intelligence arti­fi­cielle une res­source de créa­ti­vi­té et de res­pon­sa­bi­li­té, éthi­que­ment uti­li­sée dans notre équipe ; pour déve­lop­per les ser­vices et les pro­duits qui nous per­met­tront d’être l’entreprise que nous avons envie d’être, nous avons besoin d’apprendre et de désap­prendre ensemble. Peter Senge défi­nit une orga­ni­sa­tion appre­nante comme « une orga­ni­sa­tion qui déve­loppe sans cesse sa capa­ci­té à bâtir le futur qu’elle désire vraiment ».

Elle met en œuvre consciem­ment cinq pra­tiques : cla­ri­fier une vision par­ta­gée pour notre équipe qui per­met de tou­jours gar­der le cap ; déve­lop­per la maî­trise per­son­nelle de cha­cun, qui per­met à chaque membre d’inscrire son propre déve­lop­pe­ment dans cette ambi­tion col­lec­tive ; mettre en place des rituels pour apprendre en équipe, comme les retours d’expérience ou les conver­sa­tions réflexives ; faire évo­luer nos modèles men­taux, nos croyances et réfé­ren­tiels par­ta­gés, pour les actua­li­ser en fonc­tion de la réa­li­té qui évo­lue et de notre ambi­tion par­ta­gée ; ren­for­cer notre pen­sée sys­té­mique pour savoir com­prendre et déci­der dans la com­plexi­té de notre situation.

Apprendre à désapprendre

Fina­le­ment, apprendre ne peut plus être séques­tré entre les murs de l’école. Nous sommes en train de sor­tir, plus ou moins consciem­ment, de la séquence ances­trale : le jeune va à l’école pour apprendre ; puis l’adulte va au tra­vail pour pro­duire confor­mé­ment à ce qu’il a appris. Dès aujourd’hui, dans nos socié­tés, il nous faut redé­fi­nir ce qu’est la « vie active ». Elle doit être un agen­ce­ment fluide de per­for­mance et d’« apprenance ».

Et, si pour beau­coup d’entre nous c’est déjà une évi­dence et un plai­sir que d’apprendre au quo­ti­dien, quel sou­ci avons-nous éga­le­ment d’arrêter ce qui fonc­tion­nait si bien, de reti­rer plu­tôt que d’ajouter ? Savons-nous suf­fi­sam­ment désap­prendre ? Car apprendre et désap­prendre, en conscience et avec per­sé­vé­rance, sont nos meilleures pra­tiques pour deve­nir capables, indi­vi­duel­le­ment et ensemble, de ce qui nous était impos­sible. (Dés)apprendre est la méta-com­pé­tence qui nous per­met de par­ti­ci­per à faire adve­nir l’équipe, l’entreprise et le monde que nous dési­rons vraiment.

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