Cadre mondial de la biodiversité : un pacte de paix avec la nature ?

Cadre mondial de la biodiversité : un pacte de paix avec la nature ?

Dossier : BiodiversitéMagazine N°786 Juin 2023
Par Rémi BEAU

L’accord fixant le cadre mon­dial de la bio­di­ver­si­té, qui a été trou­vé en décembre 2022 à Mont­réal, a notam­ment fixé un objec­tif de pro­té­ger 30 % des espaces dans des aires sous sta­tut, avant 2030. Sujette à diverses cri­tiques, la poli­tique des aires pro­té­gées gagne­rait à indi­quer plus clai­re­ment son hori­zon de trans­for­ma­tion sociale. Sur ce point, l’accord trou­vé reste trop indé­cis et ne répond donc que très par­tiel­le­ment à l’objectif géné­ral de pro­tec­tion de la biodiversité.

À la veille de l’ouverture de la COP15 sur la bio­di­ver­si­té qui s’est tenue en décembre der­nier à Mont­réal, le secré­taire géné­ral de l’ONU Antó­nio Guterres a appe­lé de ses vœux la signa­ture d’un « pacte de paix avec la nature », comme un loin­tain écho au Contrat natu­rel pro­po­sé en 1990 par le phi­lo­sophe Michel Serres. Quelques semaines plus tard, après d’intenses débats, le texte de l’accord fixant le cadre mon­dial de la bio­di­ver­si­té de Kun­ming à Mont­réal affir­mait vou­loir défi­nir « un plan ambi­tieux visant à mettre en œuvre une action de grande enver­gure pour trans­for­mer la rela­tion de nos socié­tés avec la bio­di­ver­si­té d’ici à 2030 […] et faire en sorte que, d’ici à 2050, la vision com­mune de vivre en har­mo­nie avec la nature soit réa­li­sée ». Pour ce faire, l’accord a fixé 23 cibles mon­diales des­ti­nées à orien­ter l’action en faveur de la bio­di­ver­si­té.


Lire aus­si : La pro­tec­tion de la bio­di­ver­si­té à l’épreuve de la société


La cible des « 30 x 30 »

Si les objec­tifs géné­raux concernent l’ensemble des éco­sys­tèmes, la cible n° 3 qui porte sur les aires pro­té­gées est sans doute celle qui a fait cou­ler le plus d’encre en amont et en aval de la Confé­rence. Fré­quem­ment men­tion­née sous le nom de « 30 x 30 », elle consiste à viser, d’ici à 2030, un objec­tif qui pla­ce­rait au moins 30 % des zones ter­restres, des eaux inté­rieures et des zones côtières et marines sous un sta­tut d’aire pro­té­gée. Por­tée ini­tia­le­ment par la Coa­li­tion pour la haute ambi­tion pour la nature et les peuples (HAC), copré­si­dée par la France, le Cos­ta Rica et le Royaume-Uni, cette pro­po­si­tion de spa­tia­li­sa­tion du pacte de paix avec la nature a ravi­vé des cri­tiques qui divisent de longue date le monde de la conser­va­tion de la nature.

Étant don­né l’interconnexion des éco­sys­tèmes et le carac­tère glo­bal des boulever­sements envi­ron­ne­men­taux, cela a‑t-il un sens de pro­té­ger 30 % de la super­fi­cie ter­restre sans agir sur les 70 % res­tants ? Pire, la foca­li­sa­tion sur ces 30 % ne risque-t-elle pas de don­ner un blanc-seing à l’intensification des acti­vi­tés extrac­ti­vistes dans le reste des espaces ? Ne serait-ce pas là per­pé­tuer une vision de la pro­tec­tion qui main­tient la sépa­ra­tion des humains et de la nature, alors même qu’il s’agirait d’en pro­mou­voir la recon­nexion ? Et en défi­ni­tive, à l’heure des chan­ge­ments glo­baux et du dépas­se­ment des fron­tières pla­né­taires, les aires pro­té­gées ne sont-elles pas des outils dépas­sés tant sur un plan éco­lo­gique que sur le plan social ?

Une pluralité d’options théoriques et pratiques

Ces ques­tions sont anciennes et le débat qui entoure l’initiative « 30 x 30 » ne se démarque pas par l’originalité des argu­ments échan­gés. Il a tou­te­fois le mérite de rap­pe­ler, face à l’affirmation hâtive de l’existence d’une « vision com­mune » à réa­li­ser, que la ques­tion de la pro­tec­tion de la bio­di­ver­si­té peut se voir appor­ter des réponses dif­fé­rentes, par­fois contra­dic­toires. Celles-ci ren­voient à des manières spé­ci­fiques de conce­voir et d’organiser les rap­ports entre les humains, les autres espèces et leurs milieux de vie. Il paraît donc néces­saire de fis­su­rer l’idée mono­li­thique du pacte avec la nature pour sai­sir la plu­ra­li­té des options théo­riques et pra­tiques qu’elle peut désigner.

La critique des aires protégées

Depuis les années 1980, les poli­tiques des aires pro­té­gées sont la cible d’un fais­ceau de cri­tiques éma­nant de dif­fé­rentes sources. Celles-ci dressent le tableau d’une pen­sée de la conser­va­tion héri­tant de la tra­di­tion états-unienne fon­dée sur l’idée de wil­der­ness : une nature sau­vage non trans­for­mée par les acti­vi­tés humaines qu’il s’agirait de pré­ser­ver pour des rai­sons esthé­tiques, spi­ri­tuelles ou morales autant que par convic­tion naturaliste.

Dans une pers­pec­tive post­co­lo­niale, des cri­tiques ont mis en lumière les consé­quences sociales de la créa­tion de cer­taines aires pro­té­gées, qui ont don­né lieu à l’expulsion des com­mu­nau­tés vivant dans les espaces ciblés. Sur un plan éco­lo­gique, par ailleurs, la ques­tion du sort de la nature ordi­naire située en dehors des limites des aires pro­té­gées est deve­nue de plus en plus pres­sante, notam­ment à mesure que les dimi­nu­tions de popu­la­tions d’espèces com­munes étaient docu­men­tées par les scientifiques.

La for­tress conser­va­tion, dépeinte comme une volon­té occi­den­tale de mettre la « nature sous cloche », était donc contes­tée tant pour ses pré­sup­po­sés cultu­rels et ses effets socio-éco­no­miques que pour son inef­fi­ca­ci­té éco­lo­gique. La poli­tique des aires pro­té­gées repo­se­rait sur une concep­tion dua­liste des rap­ports entre les humains et la nature, his­to­ri­que­ment et géo­gra­phi­que­ment située, et insuf­fi­sante pour répondre aux enjeux sociaux et éco­lo­giques liés aux chan­ge­ments globaux.

La grande réconciliation

Ces cri­tiques appe­laient une réorien­ta­tion des poli­tiques de pro­tec­tion de la nature. De façon géné­rale, l’idée direc­trice était qu’il fal­lait ces­ser de pen­ser la conser­va­tion comme un contre-mou­ve­ment s’opposant à l’expansion de l’espace uti­li­sé et habi­té par les humains, pour déployer un modèle visant à conci­lier les usages et la pro­tec­tion de la biodiversité.

La bina­ri­té qui oppo­sait la nature sau­vage aux espaces anthro­pi­sés était dépas­sée par une vision gra­duelle per­met­tant de faire émer­ger des pro­jets de ter­ri­toire « gagnant-gagnant » pour les humains et la bio­di­ver­si­té. Ces inter­ac­tions posi­tives ont notam­ment été théo­ri­sées par l’écologue amé­ri­cain Michael Rosenz­weig sous le nom d’« éco­lo­gie de la récon­ci­lia­tion », tan­dis qu’en France Patrick Blan­din décri­vait le pas­sage de la « pro­tec­tion de la nature au pilo­tage de la biodiversité ».

Un pacte faustien ? 

Défendre la bio­di­ver­si­té, non plus sim­ple­ment au sein des aires pro­té­gées, mais dans l’ensemble des ter­ri­toires devait appa­raître comme un ren­for­ce­ment des poli­tiques de conser­va­tion. Il s’agissait, comme le déclare en France la stra­té­gie natio­nale bio­di­ver­si­té (2030), de mettre tous les sec­teurs d’activité à contri­bu­tion. À pre­mière vue, cette dyna­mique condui­sait à enri­chir la gamme des outils régle­men­taires et contrac­tuels per­met­tant d’œuvrer à la pro­tec­tion de la bio­di­ver­si­té, dans une logique de com­plé­men­ta­ri­té plu­tôt que de rem­pla­cer un modèle de conser­va­tion par un autre. Cepen­dant, plu­sieurs rai­sons invitent à nuan­cer cette inter­pré­ta­tion optimiste.

L’intégration des activités humaines

D’une part, cette volon­té poli­tique d’avancer vers une com­plé­men­ta­ri­té entre pro­tec­tion forte et par­te­na­riat avec la bio­di­ver­si­té ordi­naire s’appuie sur un diag­nos­tic par­tiel­le­ment erro­né, celui qui consiste à affir­mer que toutes les aires pro­té­gées relèvent d’un mode de pro­tec­tion excluant stric­te­ment les acti­vi­tés humaines. En France, par exemple, si les aires pro­té­gées repré­sentent 26 % de l’espace ter­restre hexa­go­nal, seule­ment 1,5 % de ces mêmes espaces sont en pro­tec­tion forte. Autre­ment dit, la grande majo­ri­té d’entre eux abritent des acti­vi­tés humaines. Cela n’invalide pas la néces­si­té de prendre en compte la bio­di­ver­si­té située en dehors des aires pro­té­gées, mais invite à éga­le­ment se mon­trer lucide sur les moda­li­tés de pro­tec­tion actuel­le­ment mises en œuvre.

Quel mode de développement ? 

D’autre part, si une prise en compte crois­sante de la nature ordi­naire s’observe bien dans les recherches scien­ti­fiques et dans les poli­tiques publiques depuis les années 1980, il faut bien recon­naître que celles-ci peinent à se tra­duire par des effets tan­gibles sur la bio­di­ver­si­té. Plu­tôt que les « chan­ge­ments trans­for­ma­teurs » appe­lés de ses vœux par l’IPBES, elle a pu conduire à estom­per les contra­dic­tions internes d’un mode de déve­lop­pe­ment qui semble vou­loir conci­lier l’inconciliable, à savoir la pour­suite d’un déve­lop­pe­ment orien­té par un objec­tif de crois­sance éco­no­mique et la dimi­nu­tion des pres­sions exer­cées sur la biodiversité.

Ain­si, les efforts de recherche impor­tants qui ont été consa­crés à la des­crip­tion et à la quan­ti­fi­ca­tion des ser­vices ren­dus par la nature ont été lar­ge­ment absor­bés par le dis­cours éco­no­mique de la crois­sance verte. Dans un tel cadre, le pacte de paix avec la nature risque de se réduire à un récit fic­tion­nel qui consiste à viser un hori­zon de récon­ci­lia­tion se situant au-delà des limites planétaires.

Horizons écopolitiques

La rhé­to­rique du pacte avec la nature a tou­te­fois le mérite de mettre en lumière le fait que la pro­tec­tion de la bio­di­ver­si­té n’est pas une ques­tion sec­to­rielle. Contrai­re­ment à cer­taines approches éco­no­miques qui conti­nuent à ne voir dans les pro­blèmes éco­lo­giques qu’un ensemble d’externalités néga­tives que l’on peut trai­ter sec­teur d’activité par sec­teur d’activité, l’idée d’un contrat social incluant l’ensemble des vivants rend compte de la trans­for­ma­tion sys­té­mique requise pour réduire les pres­sions exer­cées par les humains sur les dyna­miques éco­lo­giques et évolutives.

Cela implique d’associer à la réflexion sur les concep­tions du monde et sur les repré­sen­ta­tions des rap­ports entre les humains et la nature une ana­lyse cri­tique de l’organisation sociale des acti­vi­tés pro­duc­tives et repro­duc­tives. Il appa­raît ain­si de plus en plus net­te­ment dans le champ de la conser­va­tion de la nature que l’action en faveur de la bio­di­ver­si­té ne peut se pas­ser d’une éco­no­mie poli­tique pro­fon­dé­ment renouvelée.

Les grands courants de la conservation de la nature (d’après Büscher et Fletcher, 2019)
Les grands cou­rants de la conser­va­tion de la nature (d’après Büscher et Flet­cher, 2019)

Les courants conservationnistes

C’est en ce sens que les cher­cheurs Bram Büscher et Rob Flet­cher pro­posent dans leur ouvrage inti­tu­lé The Conser­va­tion Revo­lu­tion, publié en 2019, d’examiner les dif­fé­rents cou­rants conser­va­tion­nistes au prisme de l’articulation qu’ils défendent entre un mode de pro­tec­tion de la bio­di­ver­si­té et un modèle éco­no­mique. Ils dressent ain­si une typo­lo­gie fon­dée sur deux prin­ci­paux cri­tères : le pre­mier est celui de la remise en cause (ou non) du dua­lisme humains-nature et le second, de l’adhésion (ou non) au modèle crois­san­ciste. Ils iden­ti­fient ain­si quatre grands cou­rants : la « conser­va­tion mains­tream » ; la « nou­velle conser­va­tion » ; le « néo­préservationnisme » ; et la « conser­va­tion conviviale ».

Trois horizons écopolitiques

Le cadran pré­sen­té ci-des­sus offre une grille d’analyse utile pour décrire l’évolution de la pen­sée conser­va­tion­niste, mais aus­si pour cla­ri­fier les options poli­tiques en matière de pro­tec­tion de la bio­di­ver­si­té. De façon géné­rale, l’évolution décrite dans les pré­cé­dents para­graphes cor­res­pond à l’émergence et au ren­for­ce­ment pro­gres­sif de la « nou­velle conser­va­tion ». Contes­tant le dua­lisme de la conser­va­tion tra­di­tion­nelle, elle pense la récon­ci­lia­tion sous la forme de par­te­na­riats éco­no­miques mutuel­le­ment béné­fiques aux humains et à la bio­di­ver­si­té. C’est la voie citée de la « crois­sance verte ».

Face à cette ten­dance, se pré­sentent deux contre-modèles : d’un côté, le cou­rant des « néo-pré­ser­va­tion­nistes » qui main­tient la néces­si­té d’accroître la super­fi­cie des aires pro­té­gées pla­cées sous un régime de pro­tec­tion forte ; de l’autre, les tenants de la « conser­va­tion convi­viale », théo­ri­sée par Büscher et Flet­cher, qui défendent l’idée d’une coha­bi­ta­tion plus har­mo­nieuse et moins stric­te­ment uti­li­ta­riste entre les humains et la nature.

Ces deux der­niers cou­rants se rejoignent pour pen­ser que leurs objec­tifs ne sont attei­gnables qu’au sein de « socié­tés post­crois­sance », mais se séparent sur l’importance de consa­crer de grands espaces à la libre évo­lu­tion des espèces qui coha­bitent mal avec les humains. Ain­si, si l’on consi­dère le modèle de la conser­va­tion mains­tream comme point de départ des trans­for­ma­tions pos­sibles des poli­tiques de pro­tec­tion de la bio­di­ver­si­té, ce n’est pas une voie, celle du « pacte de paix avec la nature », mais au moins trois hori­zons éco­po­li­tiques qui se dessinent.

Quelle boussole pour la biodiversité ? 

Reve­nons au cadre mon­dial de la bio­di­ver­si­té. Si la mesure phare « 30 x 30 » a rete­nu l’attention de nom­breux obser­va­teurs, d’autres ont éga­le­ment sou­li­gné la rela­tive fai­blesse de l’accord sur deux points cru­ciaux. Ceux-ci rejoignent pré­ci­sé­ment les ques­tions éco­po­li­tiques que nous venons de décrire. En effet, le texte ne défi­nit pas, en pre­mier lieu, le degré de pro­tec­tion à atteindre au sein des aires pro­té­gées qu’il s’agit de faire croître. Il donne donc peu d’indications sur le type de coha­bi­ta­tion et de rap­ports sou­hai­tés entre les humains et la nature. Ensuite, si plu­sieurs cibles portent sur les acti­vi­tés pro­duc­tives (notam­ment en liai­son avec les pol­lu­tions diverses et l’augmentation des super­fi­cies consa­crées à l’agriculture durable), le cadre est indé­ter­mi­né quant à la ques­tion des modèles éco­no­miques et finan­ciers cen­sés per­mettre son application.

Entre l’appel à des « chan­ge­ments trans­for­ma­teurs » qui res­tent, pour l’essentiel, à défi­nir et les « inci­ta­tions » adres­sées aux entre­prises et aux ins­ti­tu­tions finan­cières, le texte semble hési­ter entre plu­sieurs options en matière d’économie poli­tique. Son pro­ces­sus de rédac­tion au cours duquel presque chaque terme a fait l’objet d’âpres négo­cia­tions explique sans doute pour par­tie sa nature com­po­site et son indé­ter­mi­na­tion. En l’absence de cla­ri­fi­ca­tions et d’accords sur ces options, ce cadre mon­dial reste donc une bous­sole sans aiguille pour les poli­tiques de la biodiversité.

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