Walter Gieseking : une légende

Walter Gieseking, une légende

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°783 Mars 2023
Par Jean SALMONA (56)

Wal­ter Giesek­ing : Je pense que la con­cep­tion d’ensemble de notre époque est trop lourde, trop forte, trop fla­grante. Je préfère user de moins de puis­sance et de plus de déli­catesse, et aller vers un raf­fine­ment éthéré du son.

Rares sont les très grands pianistes du passé qui ont lais­sé une trace durable : Vladimir Horowitz, Wil­hem Kempff, Arthur Rubin­stein, Sam­son François, Edwin Fis­ch­er, Artur Schn­abel, Yves Nat, Clara Hask­il, Svi­atoslav Richter… Il aura fal­lu atten­dre soix­ante-sept ans après sa dis­pari­tion en 1956 pour redé­cou­vrir Wal­ter Giesek­ing, grâce à l’édition par Warn­er de l’intégrale des enreg­istrements qu’il a réal­isés pour Colum­bia et EMI.

Un maître de la subtilité

Il est évide­ment plus facile pour un pianiste de se dis­tinguer par la vir­tu­osité et la puis­sance que par la légèreté et l’élégance : on risque d’être super­fi­ciel et en défini­tive insignifi­ant, sauf à être excep­tion­nelle­ment doué et à dis­pos­er d’un touch­er d’une extrême finesse et d’une palette infinie de couleurs. On peut alors révéler des inten­tions du com­pos­i­teur que les inter­pré­ta­tions clas­siques noy­aient littéralement.

Deux exem­ples. La pre­mière des Romances sans paroles de Mendelssohn (op. 19 en mi majeur) est jouée par Wal­ter Giesek­ing sur un tem­po deux fois plus lent que ce que l’on entend d’habitude, en effleu­rant les touch­es, avec des nuances de touch­er qua­si impal­pa­bles ; et ce qui n’était, en apparence, qu’une chan­son devient un petit chef‑d’œuvre que l’on ne peut écouter les yeux secs. Deux­ième exem­ple : le 24e Con­cer­to de Mozart (en ut mineur, avec le Phil­har­mo­nia dirigé par Kara­jan) dont on décou­vre que der­rière une appar­ente insou­ciance se cache une pro­fonde mélan­col­ie (ah ! cette coda du dernier mou­ve­ment !). Nous avons ‑com­paré l’interprétation Giesek­ing à ‑plusieurs ver­sions de pianistes mozar­tiens indis­cuta­bles : cette magie n’appartient qu’à lui.

Trois intégrales et plus encore

Ces qual­ités excep­tion­nelles de col­oriste raf­finé devaient s’épanouir naturelle­ment dans Debussy, Rav­el et, ce qui n’était pas évi­dent, Mozart. Et ce sont d’abord trois inté­grales que présente le cof­fret Warn­er. L’intégrale de l’œuvre pour piano de Debussy par Wal­ter Giesek­ing a servi de mod­èle à bien des pianistes. Écoutez Children’s Cor­ner, les Estam­pes, Images, et même les Études, si dif­fi­ciles tech­nique­ment que tra­vailler les couleurs y est un défi : on n’a pas fait mieux depuis lors (une seule réserve : La plus que lente, jouée comme… une valse vien­noise). À sig­naler : la Fan­taisie pour piano et orchestre, rarement enregistrée.

L’intégrale de la musique de Rav­el pour piano seul est lumineuse, solaire. Celle de Mozart est une véri­ta­ble révéla­tion. Elle com­prend les Sonates, les Menuets, les Fan­taisies, les divers­es Vari­a­tions (sur des airs de l’époque), cinq Con­cer­tos (9, 20, 23, 24, 25), une ving­taine de pièces séparées et incon­nues pour la ‑plu­part ; et aus­si une ving­taine d’Arias, chan­tées par Elis­a­beth Schwarzkopf : un délice. Il y a ‑égale­ment une inté­grale inachevée des Sonates de Beethoven, dont l’enregistrement fut inter­rompu en 1956 par la mort de Wal­ter Giesek­ing, ain­si que les Con­cer­tos 1, 4 et 5. Il y a aus­si des pièces de Brahms, Chopin, Grieg, Liszt, ‑Mendelssohn, Rous­sel, Schu­bert, Schu­mann, Scri­abine… Bref, une mine de décou­vertes. Les pre­miers enreg­istrements ini­tiale­ment des­tinés aux 78 tours sont de qual­ité accept­able. L’essentiel des enreg­istrements du cof­fret (dont les trois inté­grales), des­tinés au microsil­lon, est d’excellente qualité.

En défini­tive, avec Wal­ter Giesek­ing aura fleuri une autre manière de jouer du piano, légère, dis­tan­ciée, supérieure, presque aris­to­cra­tique. En réal­ité une con­cep­tion très par­ti­c­ulière et nova­trice de la musique : sug­gér­er plutôt qu’affirmer et per­me­t­tre à l’auditeur, dont l’imagination est ain­si libérée, de con­stru­ire libre­ment son pro­pre univers musical.

Proust aurait aimé.


48 CD WARNER

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