Le Gymnote (Q01), premier sous-marin militaire.

Une invention polytechnicienne : le sous-marin militaire

Dossier : Arts, Lettres & SciencesMagazine N°779 Novembre 2022
Par Jacques-André LESNARD

Sur plu­sieurs géné­ra­tions, des ingé­nieurs du Génie mari­time issus de Poly­tech­nique ont posé les bases du sous-marin, puis l’ont déve­lop­pé dans une pers­pec­tive mili­taire. Il s’agit de Dupuis de Lôme, Zédé, Romaz­zot­ti et Lau­beuf qui mirent au point le Gym­note, la Sirène, puis le tor­pilleur sous-marin qui abor­de­ra la Pre­mière Guerre mon­diale avec une avance tech­no­lo­gique internationale.

La dif­fi­cul­té d’une pro­pul­sion en milieu anaé­ro­bie et celle d’une direc­tion en trois dimen­sions retar­dèrent la mise au point d’engins aptes à des mis­sions mili­taires en France à la fin du XIXe siècle. Cela fut ren­du pos­sible par la réflexion et les efforts conju­gués des ingé­nieurs du corps du Génie mari­time issus de Poly­tech­nique, dont quatre méritent d’être chro­no­lo­gi­que­ment cités et dont trois diri­gèrent d’ailleurs leur direc­tion cen­trale, dite alors « du maté­riel », au som­met de leur car­rière. Nous com­men­ce­rons par la pre­mière géné­ra­tion des concepteurs.

Henri Dupuy de Lôme (X1835)

Dupuy de Lôme (Sta­nis­las, Charles, Hen­ri, Laurent) né en 1816 au châ­teau de Ploe­meur (Mor­bi­han), fils d’un capi­taine de fré­gate, entre à l’X en 1835 puis opte pour le corps mili­taire du Génie mari­time. Après un séjour en Angle­terre, il publie en 1844 un Mémoire sur la construc­tion des bâti­ments en fer, vrai mani­feste qui enthou­siasme le futur empe­reur. Il devient « l’ingénieur char­gé » (direc­teur de pro­jet) pour le pre­mier navire de guerre « de ligne », le Napo­léon, lan­cé en 1850 : 90 canons et plus de 5 000 t pro­pul­sés par une hélice, autre nou­veau­té, qui lui per­met de dépas­ser les 13 nœuds.

Ce vais­seau s’illustrera lors de la guerre de Cri­mée, mais sin­gu­liè­re­ment comme… remor­queur de vais­seaux à voile pour tra­ver­ser les Dar­da­nelles et le Bosphore.

La fré­gate, Gloire, lan­cée à Tou­lon en 1852 sur ses plans, tête d’une série de quatre, est la pre­mière fré­gate cui­ras­sée (820 t pour un blin­dage de 12 cm jusqu’à 2 mètres sous la coque, com­pen­sés par la sup­pres­sion d’une bat­te­rie de canons rame­née à 36 pièces, avec une vitesse de 13,5 nd aux essais, mais les sabords devaient être fer­més par mer for­mée ! Le Génie mari­time fran­çais se hisse au niveau anglais.


Les prémices des sous-marins 

Par-delà la légende des sol­dats d’Alexandre le Grand devant Tyr (332 av. J.-C.) et les des­sins de Léo­nard de Vin­ci ou autres Ita­liens de la Renais­sance, on trouve dans les pré­mices de l’histoire des sous-marins en 1624 la com­mande de Charles Ier Stuart au Hol­lan­dais Cor­ne­lius Dreb­bel, pour tra­ver­ser… la Tamise, ou dès 1690–1692 les essais de Denis Papin à Mar­burg (en Hesse, pre­mière uni­ver­si­té pro­tes­tante, fon­dée dès 1527). 

L’idée d’un véri­table sub­mer­sible à visée mili­taire remonte rai­son­na­ble­ment à 1797, avec le Nau­ti­lus de Robert Ful­ton, mais il n’arrivera pas à vendre son concept, ni à l’Angleterre, ni à la France (cf. le roman d’Alexandra Ros­si, Le sous-marin de Bona­parte). L’éperonnage, en 1864 au large de Char­les­ton, d’un navire nor­diste par le CSS (Confe­de­rate States Ship) H.L. Hun­ley, avant qu’il dis­pa­raisse corps et biens peu après, reste tout autant de l’ordre anecdotique. 


Une fin de carrière politique 

Dès 1857, à 41 ans, Dupuy de Lôme devient direc­teur des construc­tions navales. Quatre ans plus tard il est paral­lè­le­ment nom­mé conseiller d’État hors sec­tion, puis il entre à l’Académie de marine en 1866. Il prend une retraite anti­ci­pée à 53 ans en 1869, après douze ans comme direc­teur cen­tral, pour deve­nir aus­si­tôt dépu­té du Mor­bi­han dans l’ultime chambre du Second Empire. Paral­lè­le­ment, il anime jusqu’à sa mort à la fois les Mes­sa­ge­ries mari­times et les Forges et Chan­tiers de la Médi­ter­ra­née avec ses sites de La Cio­tat et de La Seyne-sur-Mer. Séna­teur inamo­vible en 1875, en suc­ces­sion du géné­ral Chan­gar­nier, il meurt en 1885.

Un innovateur performant 

Élar­gis­sant son domaine de com­pé­tence pro­fes­sion­nelle, il est le pre­mier à mettre au point un « train blin­dé » avec des canons de marine sur rails, avant d’être char­gé, à l’automne 1870 par le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire, de mettre au point un aéro­stat diri­geable : la pro­pul­sion-orien­ta­tion d’une hélice mue par les bras de quatre marins se relayant toutes les demi-heures reste inabou­tie en 1872. Mais cette expé­rience per­met la publi­ca­tion, la même année, d’analyses scien­ti­fiques de qua­li­té avec la col­la­bo­ra­tion de Gus­tave Zédé.

Elles le conduisent dans les der­nières années de sa vie, par simi­li­tude de la phy­sique du dépla­ce­ment dans les trois dimen­sions, à conce­voir l’idée d’un engin sous-marin, puis esquisse des planches de des­sin, mais il décède avant la déli­cate mise au point qui sera effec­tuée par son suc­ces­seur. Il est donc bien le grand-père des sous-marins français.

Gustave Zédé (X1843)

Zédé (Gus­tave, Alexandre) est né à Paris le 15 février 1825 et sera le père des sous-marins. Il entre en 2e rang à Poly­tech­nique dès 1843, sui­vant les traces de son propre père (X1809) : valeu­reux com­bat­tant en 1813–1814 en Alle­magne, Pierre-Amé­dée Zédé avait déve­lop­pé sous la Res­tau­ra­tion une belle car­rière d’ingénieur du génie mari­time, avec une pré­di­lec­tion pour les aspects fores­tiers, alors matière pre­mière des navires. Maître des requêtes en 1834, il devien­dra pré­fet de l’Eure, de l’Aube, puis de la Loire. Nom­mé direc­teur des ports en 1848, il doit vite renon­cer à sa fonc­tion car malade, mais il est éle­vé au rang de com­man­deur de la Légion d’honneur en décembre 1848. Il revient au Génie mari­time et ter­mine sa car­rière comme direc­teur des construc­tions navales à Cherbourg.

Vers le sous-marin ! 

Au sor­tir de l’école d’application, Gus­tave Zédé sert avec dis­tinc­tion à Brest pen­dant une dizaine d’années, avant d’être appe­lé à la direc­tion cen­trale comme chef du pre­mier bureau et très vite adou­bé, en rai­son de son intel­li­gence aiguë, par le direc­teur cen­tral Dupuy de Lôme, qui rapi­de­ment en fait son second. Il devient offi­cier de la Légion d’honneur en 1866 et passe ingé­nieur de pre­mière classe en 1869. Il col­la­bore étroi­te­ment avec Dupuy de Lôme deve­nu civil, sur les aéro­stats, en 1870–1872.

Pro­mu en 1877 direc­teur des construc­tions navales, il démis­sionne dès 1880 pour deve­nir admi­nis­tra­teur des Forges et Chan­tiers de la Médi­ter­ra­née, chan­tier naval médi­ter­ra­néen diri­gé par Dupuy de Lôme, comme on l’a vu plus haut. Il obtient en jan­vier 1888 du ministre de la Marine, l’amiral Hya­cinthe Aube, zéla­teur de la Jeune École (favo­rable à la mul­ti­pli­ci­té de petites uni­tés navales rapides), une dépêche minis­té­rielle pour la réa­li­sa­tion à Tou­lon d’un « bateau sous-marin ».

Les concep­teurs avaient en effet sur­mon­té les pro­blèmes de sta­bi­li­té en cap (rou­lis et tan­gage dans le plan hori­zon­tal) comme en inci­dence (lacet et tan­gage dans le plan ver­ti­cal), par extra­po­la­tion de leurs réflexions et cal­culs sur les aéro­stats, avec la mise en place d’empennage dans les deux plans.


Lire aus­si : Quatre X ingé­nieurs du Génie mari­time mis à l’honneur


Enfin un vrai sous-marin

Le Gym­note (Q01 – numé­ro de la coque) reste néan­moins un engin d’études et d’essais, un tube de dia­mètre 1,8 m, de 17 mètres de long, armé par cinq hommes, mû par un moteur élec­trique – d’où son nom, à l’instar de l’espèce de pois­sons à défense par décharge élec­trique : puis­sance de 54 che­vaux, ali­men­tée par une bat­te­rie de 564 accu­mu­la­teurs, selon les plans de Krebs, offi­cier de sapeurs-pom­piers pari­sien. Il est lan­cé au Mou­rillon le 17 novembre 1888 : les ingé­nieurs Zédé et Romaz­zot­ti avec le com­man­dant Krebs le manœuvrent person­nellement, gyro­scope élec­trique à bord, en rade de Tou­lon lors des pre­miers essais.

Le Gym­note atteint presque 8 nœuds en sur­face et la moi­tié en plon­gée, avec un rayon d’action de 65 nau­tiques à 5 nd. Il ser­vi­ra ulté­rieu­re­ment aux pre­miers essais de lance-tor­pilles et effec­tue­ra jusqu’en 1908 un total de près de 2 000 plon­gées, sans inci­dent majeur.


Un contemporain espagnol du Gymnote 

À Car­tha­gène, le L.V. Isaac Per­al y Cabal­le­ro enseigne les sciences phy­siques à l’Escue­la de amplia­ción de estu­dios de la Arma­da. Dans un mémoire de 1885, il affirme avoir réso­lu les pro­blèmes d’un sous-marin mili­taire et par­vient à obte­nir l’appui direct de la régente Marie-Chris­tine, mal­gré des réti­cences chez les ami­raux. Il peut ain­si lan­cer le 8 sep­tembre 1888 un engin, le sub­ma­ri­no Per­al, coque en forme de cigare de 22 mètres de long, pesant 85 t, avec 12 membres d’équipage dis­po­sant d’un sys­tème d’air effi­cace, avec une pro­pul­sion élec­trique à deux hélices, muni de deux tubes lance-tor­pilles (une en réserve). Dépour­vu de kiosque et de péri­scope, il atteint 10 nd et 8 en plongée. 

Mais des essais noc­turnes satis­fai­sants ne com­pen­sèrent pas aux yeux de l’état-major de l’Armada la faible auto­no­mie de l’engin, qui en outre devait remon­ter en sur­face pour lan­cer sa tor­pille, ain­si ren­du visible par l’ennemi. Écœu­ré, Per­al démis­sion­na. Une réplique du Per­al gran­deur nature orne le musée naval de Car­tha­gène, qui reste le port mili­taire espa­gnol des sous-marins. Il est très éton­nant de consta­ter la par­faite conco­mi­tance à l’automne 1888 du lan­ce­ment tou­lon­nais du Gym­note, deux mois plus tard (8 sep­tembre – 17 novembre), sans qu’on sache s’il y avait eu ou non des rela­tions entre ces deux sites « d’invention pra­tique » du sous-marin à voca­tion militaire.


De légitimes hommages

Entre­temps Gus­tave Zédé, remon­té dans la capi­tale, est vic­time d’un grave acci­dent de labo­ra­toire lors d’une mani­pu­la­tion de poudre pro­pul­sive pour tor­pille, qui lui brise les jambes : il en meurt le 26 avril 1891 et est enter­ré au cime­tière du Mont­par­nasse. Il est très remar­quable que, dès le 1er mai, son nom soit don­né au deuxième (Q02) sous-marin fran­çais, ini­tia­le­ment bap­ti­sé Sirène, alors en construc­tion. Cette rapi­di­té extrême semble com­pen­ser une cra­vate de com­man­deur de la Légion d’honneur qui ne lui avait pas encore été décer­née pour la réus­site du Gym­note, en rai­son d’une que­relle entre minis­tères pour l’imputation sur leurs contin­gents annuels respectifs…

Pour la cin­quième fois la Marine rend actuel­le­ment hom­mage à cet ingé­nieur excep­tion­nel, puisque la nou­velle série de quatre pétro­liers ravi­tailleurs aura comme tête de série un Gus­tave Zédé, pré­cé­dant trois autres noms d’ingénieurs du corps du Génie mari­time : Émile Ber­tin (X1858), Jacques Stoss­kopf (X1920S) et Jacques Che­val­lier (X1940).

Le Gustave Zédé (Q02).
Le Gus­tave Zédé (Q02). © Marius Bar pho­to. – Toulon

Gaston Romazzotti (X1874)

Gas­ton Romaz­zot­ti (neveu par alliance de Gus­tave Zédé !) est né en juillet 1855 à Mol­sheim (Bas-Rhin). Il entre à l’X à l’automne 1874 et prend la der­nière des six places pro­po­sées pour l’école d’application du Génie mari­time, étant 40e sur 252 au clas­se­ment de sor­tie. Il est affec­té en 1878 à Tou­lon, passe pre­mière classe en 1880, puis sert à Cher­bourg cinq ans (1881−1886), avant de reve­nir à Tou­lon où il est char­gé de la construc­tion du pre­mier sous-marin, le Gym­note, sur les plans de Gus­tave Zédé, oncle de son épouse, ce qui lui vaut la croix de la Légion d’honneur en mai 1890.

Romaz­zot­ti dirige à Cher­bourg la construc­tion de la Sirène (Q02), rebap­ti­sée en 1891 Gus­tave Zédé, qui pèse 226 t car la coque est en bronze, plus rigide ; l’engin dis­pose d’un moteur élec­trique de 750 che­vaux, atteint 12,7 nd à vitesse maxi­male (mais 15 étaient théo­ri­que­ment pré­vus) et d’emblée com­porte un tube lance-tor­pilles : le navire réus­si­ra en plon­gée péri­sco­pique à tor­piller le cui­ras­sé Magen­ta avan­çant à 10 nd, démon­trant que le sous-marin était bien deve­nu une arme de guerre, même si la sta­bi­li­té en mer et le faible rayon d’action le can­ton­naient, à ce stade encore expé­ri­men­tal, à des tâches de défense côtière.

Une brillante carrière 

Il déve­lop­pe­ra ensuite au début du XXe siècle une série de vingt petits sous-marins à simple coque, au nom de pois­son en géné­ral, donc sur­nom­més… « les fri­tures » – tête de série : la Naïade. Ils sont tous reti­rés du ser­vice en 1914 en rai­son de leurs défauts et d’un manque de sta­bi­li­té à la mer, en sur­face. Offi­cier de la Légion d’honneur en 1899, pro­mu ingé­nieur géné­ral en 1905 et direc­teur de la fon­de­rie de Gué­ri­gny (dans la Nièvre, sur la Loire), il y met au point les chaînes d’ancre en acier.

Direc­teur des construc­tions navales à Brest en 1909, il devient direc­teur cen­tral en 1912, pro­mu com­man­deur de la Légion d’honneur en décembre. Il meurt à son domi­cile pari­sien le 18 sep­tembre 1915. Tout comme pour son oncle, un sous-marin de la classe Lagrange (Q114), en construc­tion, porte son nom par déci­sion qua­si immé­diate du ministre de la Marine ; ce bâti­ment, le Romaz­zot­ti, sera en ser­vice de 1918 à 1937.

Maxime Laubeuf (X1883)

Maxime Lau­beuf est né à Pois­sy le 23 novembre 1864. Il entre à Poly­tech­nique dès 1883 et opte pour le Génie mari­time, 8e sur une pro­mo­tion de 10 ; « sous-ingé­nieur » (grade rebap­ti­sé « ingé­nieur de deuxième classe ») à Brest, il est en dis­po­ni­bi­li­té d’août 1893 à juillet 1895, puis revient à l’arsenal de Cher­bourg. Il passe en 1900 au grade d’ingénieur en chef, assor­ti de la croix de che­va­lier de la Légion d’honneur en juillet. Affec­té l’année sui­vante à Tou­lon, pro­mu ingé­nieur en chef de pre­mière classe en 1905, de retour à Cher­bourg début 1906, il démis­sionne le 27 octobre pour entrer chez Schnei­der où il a les cou­dées franches pour déve­lop­per ses concep­tions de sub­mer­sibles. Il rejoin­dra ulté­rieu­re­ment les Ate­liers et Chan­tiers de Bretagne.

Ses per­cées tech­niques puis le rôle des sous-marins durant le pre­mier conflit mon­dial, qui tous, Alle­mands au pre­mier chef, s’inspirent de ses grands choix tech­niques, lui valent une grande noto­rié­té et un brillant cur­sus dans notre ordre natio­nal : offi­cier en 1919, com­man­deur en 1923, puis grand offi­cier en jan­vier 1936. Admis à l’Académie de marine, il devien­dra membre de l’Académie des sciences. Il avait écrit en 1915, puis repris en l’élargissant en 1917, un ouvrage répu­té Sous-Marins et Sub­mer­sibles. Il meurt et est enter­ré à Cannes le 23 décembre 1939.

Deux idées fondamentales 

Lors du concours du ministre de la Marine Lockroy (cf. enca­dré page 77) pour un « tor­pilleur sous-marin », Lau­beuf retient dans son pro­jet deux prin­cipes de base. D’une part une double coque, le cigare du sous-marin étant logé à l’intérieur de la coque d’un torpilleur.

L’espace entre les deux sert pour les bal­lasts, ain­si pla­cés hors de la coque épaisse, ce qui accroît signi­fi­ca­ti­ve­ment l’espace inté­rieur dis­po­nible du sous-marin et per­met une pro­fon­deur de plon­gée plus grande, avec des bal­lasts plus volu­mi­neux, tout en amé­lio­rant lar­ge­ment la tenue à la mer par la forme de la carène, plus appro­priée, d’un navire de sur­face. A pos­te­rio­ri, on peut dire qu’il a été le seul à inter­pré­ter à la lettre le titre du concours !

D’autre part, une double pro­pul­sion, à vapeur pour la sur­face et élec­trique en plon­gée, per­met de rechar­ger les accu­mu­la­teurs de la seconde par la pre­mière et donc d’allonger lar­ge­ment le rayon d’action du navire, plus la sécu­ri­té de ne pas dépendre exclu­si­ve­ment de moteurs élec­triques, encore fra­giles à l’époque.

Le sous-marin militaire Narval (Q04).
Le Nar­val (Q04).

Le Narval, succès majeur 

Cette vision féconde conduit à lui com­man­der le Nar­val (Q04), « tor­pilleur sub­mer­sible » d’environ 200 tonnes à plon­gée rapide. Les essais furent si satis­fai­sants que ce pro­to­type par­ti­ci­pa à la revue navale de Cher­bourg en juillet 1900, devant le pré­sident de la Répu­blique (Émile Lou­bet – bien connu dans la Marine, puisque le por­trait offi­ciel du Pré­sident de la Répu­blique en exer­cice sur un bâti­ment de guerre, par­celle mobile du ter­ri­toire natio­nal, s’appelle tou­jours un lou­bet, en mémoire de celui qui impo­sa cet usage).

Dès 1901 une pre­mière série s’ensuit dont la tête reprend le nom de Sirène (Q05), sui­vie du Tri­ton (Q06), puis de l’Espa­don (Q13) et de la Silure (Q14) qui ser­vi­ront durant le pre­mier conflit mon­dial. Tous seront ensuite désar­més en 1919. Il per­fec­tionne le Nar­val – déjà muni d’un péri­scope – avec l’Aigrette (Q38) et la Cigogne (Q39), mais les onze sui­vants pré­vus dans la série seront annu­lés. Il avait pour­tant rem­pla­cé la pro­pul­sion vapeur par le die­sel, idée qui est ensuite uni­ver­sel­le­ment adop­tée car elle résout le gros des pro­blèmes induits par la cha­leur : la cor­ro­sion des conduits et de la che­mi­née d’évacuation, de même que le niveau de la tem­pé­ra­ture ambiante à bord qui était à la limite du sup­por­table pour l’équipage.

Le sous-marin militaire l’Aigrette (Q38).
L’Aigrette (Q38).

La Sirène (Q05).
La Sirène (Q05). © Marius Bar pho­to. – Toulon

Le sous-marin militaire la Cigogne (Q39).
La Cigogne (Q39).

Une avance internationale 

Lau­beuf réus­sit ain­si à gran­de­ment amé­lio­rer le ton­nage et le rayon d’action puisqu’en 1912 ses sub­mer­sibles font les tra­jets directs Roche­fort-Tou­lon (par le Fara­day) et Brest-Bizerte (par le Papin).

La Marine fran­çaise dis­pose, grâce à cet ingé­nieur de grand talent, d’une avance en matière de sous-marins, arme navale nou­velle qui serait sus­cep­tible par leurs tor­pilles de concur­ren­cer les grands cui­ras­sés issus du concept anglais du Dread­nought. Son nom a été légi­ti­me­ment don­né dans la fin des années 1980 à la grande forme de construc­tion à plat des sous-marins de l’arsenal de Cher­bourg, dont le volume interne utile cor­res­pond à… onze fois les dimen­sions de l’Arc de Triomphe.

Dans sa ver­sion à pro­pul­sion nucléaire et lan­ceur de mis­siles char­gés de bombes ato­miques, le sous-marin mis au point par les ingé­nieurs du Génie mari­time reste au xxie siècle, en logique de dis­sua­sion, l’ulti­ma ratio repu­bli­cae.


Le « concours d’idées » du ministre Lockroy

Hié­rarque du par­ti radi­cal-socia­liste venu de l’extrême gauche (ancien Che­mise rouge de Gari­bal­di en 1860, puis secré­taire d’Ernest Renan en Syrie durant trois ans), Édouard Lockroy sera ministre de la Marine dans le der­nier lustre du XIXe siècle, au sein de plu­sieurs gou­ver­ne­ments successifs. 

Il se pas­sionne pour la Marine, écri­vant maints articles et six livres sur le sujet. Il met au concours en octobre 1896 le concept d’un « tor­pilleur sous-marin » répon­dant aux carac­té­ris­tiques sui­vantes : dépla­ce­ment de 200 t, vitesse opé­ra­tion­nelle de 12 nd, fran­chis­se­ment de 100 N à 8 nd, embar­que­ment de deux tor­pilles prêtes à l’emploi. Bien qu’initialement écar­tés, les offi­ciers d’active sont fina­le­ment auto­ri­sés à par­ti­ci­per, le prix se trans­for­mant pour eux en médaille. 

45 pro­jets sont remis. Le jury décerne cinq médailles d’or ex aequo aux ingé­nieurs du Génie mari­time Ché­ron, Lau­beuf, Mau­gas, Romaz­zot­ti, ain­si qu’au L.V. Dar­rieus, alors com­man­dant du Gym­note, futur ami­ral (à la répu­ta­tion de tech­ni­cien très affirmée).

« Le jury décerne cinq médailles d’or ex aequo aux ingénieurs du Génie maritime Chéron, Laubeuf, Maugas, Romazzotti, ainsi qu’au L.V. Darrieus, alors commandant du Gymnote. »

Un civil, Ste­fan Drze­wie­cki, ingé­nieur rus­so-polo­nais d’origine, fort connu car il avait ven­du plu­sieurs sous-marins à pro­pul­sion humaine à divers États dont la Rus­sie, avant de lan­cer le pre­mier, en 1884, le concept d’une pro­pul­sion élec­trique pour les sub­mer­sibles, se contente de remettre un pro­jet d’appareil de lan­ce­ment de tor­pilles, éga­le­ment pri­mé, en 2e rang, mais sans pre­mier prix attri­bué dans la catégorie ! 

Le ministre donne suite aux pro­jets des lau­réats : outre Lau­beuf, Romaz­zot­ti peut pour­suivre la mise au point du Morse (Q03) lan­cé en 1899, qui est une sorte d’intermédiaire entre le Gym­note et le Gus­tave Zédé avec ses 149 t pour 36,5 m de long. 

Le Far­fa­det (Q07) est lui l’œuvre de Gabriel Mau­gat (X1884), tête d’une série de quatre bâti­ments (Kor­ri­gan Q08, Gnôme QO9 et Lutin Q10). Mal­heu­reu­se­ment le Far­fa­det, sta­tion­né à Bizerte, dis­pa­raît par 10 mètres de fond, englou­tis­sant le 6 juillet 1905 treize membres d’équipage (un sur­vi­vant, l’autre suc­com­bant à ses bles­sures) : ren­floué, le bâti­ment sera rebap­ti­sé le Fol­let. Ce pre­mier drame sera sui­vi le 16 octobre 1906 par la perte du Lutin avec tout son équi­page, presque au même endroit, par 36 mètres de fond. 

Cette double tra­gé­die de la Marine natio­nale n’est pas sans trou­ver écho avec les dis­pa­ri­tions ulté­rieures de la Minerve et de l’Eury­dice, au large de Tou­lon, en 1968 et jan­vier 1970. Ces catas­trophes entraî­nèrent la condam­na­tion de la classe. Mau­gas, entre­temps, avait for­te­ment contri­bué à amé­lio­rer le fonc­tion­ne­ment des die­sels sous-marins et mis au point l’hélice à pas variable qui sim­pli­fie la mise en œuvre de la marche arrière. Col­la­bo­ra­teur de Foch durant la guerre, ingé­nieur géné­ral, com­man­deur de la Légion d’honneur en 1921, il diri­ge­ra ensuite les Forges et Hauts-Four­neaux de Dif­fer­dange, au Luxembourg. 


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