Jean-Gérard Lacuée

Jean-Gérard Lacuée, au service de l’École pour celui de l’Empereur

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°767 Septembre 2021
Par Olivier HERZ (X79)
Par Serge DELWASSE (X86)

La com­mé­mo­ra­tion du bicen­te­naire de la mort de Napo­léon Ier ayant divi­sé les Fran­çais en deux camps, pour et contre, les auteurs se gar­de­ront d’exprimer leur opi­nion. Pour les poly­tech­ni­ciens, Napo­léon Bona­parte est un per­son­nage impor­tant : c’est lui qui, après avoir emme­né Monge et plus de 40 élèves et antiques en Égypte, a fixé l’organisation de l’École, qu’il appe­lait sa « poule aux œufs d’or ». Dans l’ombre de l’Empereur, nous sou­hai­tons redon­ner à Jean-Gérard Lacuée la place qu’il mérite dans l’Histoire de l’X.

Signé dans un mou­ve­ment d’humeur par l’Empereur, qui a sou­hai­té « enca­ser­ner » les élèves de l’X, trop fron­deurs à son gré, le décret de mili­ta­ri­sa­tion de 1804, avec ses arte­facts habi­tuels (dra­peau, devise, uni­forme), a cer­tai­ne­ment été fon­da­men­tal dans la construc­tion de la spé­ci­fi­ci­té de l’École.

En vrai chef, Napo­léon Bona­parte don­nait les impul­sions, pre­nait les déci­sions, mais délé­guait la mise en œuvre. Par exemple, il confia la rédac­tion du Code civil à Cam­ba­cé­rès, entou­ré d’une équipe de quatre juristes. De même, la mise en œuvre de l’organisation de l’X fut confiée à Lacuée, nom­mé gou­ver­neur en appli­ca­tion du décret de militarisation.

Un grand oublié de la mémoire polytechnicienne

Mili­taire, homme poli­tique, conseiller d’État, membre de l’Institut, Jean-Gérard Lacuée (1752−1841), comte de Ces­sac, fait par­tie de ces nom­breux hommes illustres de l’Histoire de France tom­bés dans l’oubli. Plus sur­pre­nant encore, Lacuée est lar­ge­ment mécon­nu de la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne : son nom n’apparaît que dans six numé­ros de La Jaune et la Rouge, et cela de façon anecdotique.

Même les spé­cia­listes sont injustes avec sa mémoire : il est certes cité dans quinze articles du bul­le­tin de la Sabix, mais à chaque fois de manière limi­tée ; et les His­toire de l’École poly­tech­nique le négligent : Four­cy ne le cite que trois fois, Cal­lot cinq fois et, si Pinet le cite une quin­zaine de fois, c’est de manière ponc­tuelle. Il est symp­to­ma­tique que l’argot de l’X, qui a pour­tant fait pas­ser à la pos­té­ri­té nombre de diri­geants de l’X comme Merca(dier), Rosto(lan) et Zurlin(den), sans par­ler de l’illustre Carva(lho), n’a pas jugé bon de nom­mer le bicorne, le fameux claque, du nom de celui qui en a doté les élèves…

Dix ans de gouvernorat

Lacuée prend ses fonc­tions dès août 1804. Il sera rem­pla­cé par Jean-Fran­çois Dejean, encore plus mécon­nu de la com­mu­nau­té X, le len­de­main des adieux de Fon­tai­ne­bleau. Ces dix ans à l’X lui ont per­mis de lais­ser une empreinte forte, voire indé­lé­bile… et subliminale !

En ver­tu du décret de 1804, le gou­ver­neur pré­side le conseil d’administration, qui est « char­gé de tout ce qui est rela­tif aux recettes et dépenses ». Le décret lui confie des pou­voirs éten­dus en matière d’encadrement mili­taire, mais l’empêche de s’immiscer dans la mise en œuvre des études. S’agissant des fonc­tions de com­man­dant en second, direc­teur des études, Lacuée avait pro­po­sé Guy­ton de Mor­veau, mais ce fut le pro­fes­seur de for­ti­fi­ca­tion Gay de Ver­non, lui aus­si mécon­nu de la com­mu­nau­té X, qui fut nommé.

Un gouverneur prudent

Pen­dant son man­dat, Jean-Gérard Lacuée « avait eu à navi­guer entre la fronde des élèves contre l’Empire et les exi­gences de l’autocrate ». Tel un pré­fet de nos jours, il était « sou­cieux avant tout d’éviter qu’on ne parle chez l’Empereur de désordres à l’École ». L’un des épi­sodes notables de son man­dat fut l’affaire Bris­sot (voir les J&R 331 et 365) : sou­mis depuis mi-1804 à un régime mili­taire strict, les élèves furent appe­lés à prê­ter ser­ment d’obéissance à la Consti­tu­tion et de fidé­li­té à l’Empereur le 11 nivôse an XIII, en pro­non­çant indi­vi­duel­le­ment et à haute voix « je le jure ».

La plu­part, à l’appel de leur nom, se sont écriés « pré­sent ». La mono­to­nie de la scène fut inter­rom­pue par le fils de Bris­sot, chef de file des Giron­dins guillo­ti­né en 1793, qui s’écria : « Non, je ne prête pas le ser­ment d’obéissance à l’Empereur ! » Hors de lui, Lacuée ordon­na à un déta­che­ment d’élèves armés d’aller arrê­ter le récal­ci­trant, en vain. Il expul­sa Bris­sot dès le lendemain.

Des limites du régime militaire de l’École

Du point de vue de la dis­ci­pline, le régime mili­taire ne pro­dui­sit pas les résul­tats qu’en atten­dait l’Empereur, bien au contraire. Lacuée en ren­dit compte à Napo­léon, qui lui deman­da de ren­voyer les récal­ci­trants. S’étant enquis de leurs noms et rangs de pro­mo­tion, l’ancien géné­ral Bona­parte n’alla pas au-delà du pre­mier nom, qui était le pre­mier de l’artillerie, et dit : « Je ne chasse pas les pre­miers de pro­mo­tion. Mon­sieur Lacuée, res­tez-en là. »

Le prin­ci­pal effet du régime mili­taire fut, a contra­rio, le déve­lop­pe­ment des tra­di­tions X, à com­men­cer par le bahu­tage des conscrits. Cette évo­lu­tion se fit contre la volon­té de Lacuée, comme le relève Pinet.

Un homme de l’Empereur

Napo­léon n’a pas ren­du visite à l’École pen­dant le man­dat de Lacuée. Si Bona­parte avait visi­té l’X avant 1804, notam­ment lorsque Guy­ton en était le direc­teur, l’Empereur ne l’a visi­tée que pen­dant les Cent-Jours. Napo­léon appré­ciait Lacuée, qu’il avait nom­mé conseiller d’État en 1804 : il le nom­ma géné­ral de divi­sion en 1805, ministre d’État à vie en 1807, comte de Ces­sac en 1808, grand aigle (grand-croix) de la Légion d’honneur en 1809. Il lui a éga­le­ment confié de hautes fonc­tions paral­lè­le­ment à celle de gou­ver­neur de l’X : direc­teur géné­ral de la Conscrip­tion et des Revues en 1806, ministre direc­teur de l’Administration de la Guerre en 1810. Lacuée avait-il vrai­ment du temps à consa­crer à l’École ?

Jean-Gérard Lacuée était éga­le­ment franc-maçon, et pas n’importe lequel : grand offi­cier d’honneur, grand expert à par­tir de 1807. S’il est pro­bable que la ques­tion de l’initiation de Napo­léon ne sera jamais réso­lue, il n’est pas contes­table que l’Empereur était entou­ré de francs-maçons, à com­men­cer par son frère Joseph, Grand Maître du Grand Orient, et la qua­si-tota­li­té des maré­chaux de l’Empire. Sans oublier deux des quatre fon­da­teurs de l’X : Monge et Car­not. D’aucuns ont vu une ins­pi­ra­tion maçon­nique dans le trip­tyque de la devise de l’X.

Un fondateur sans héritage ?

Sur le plan maté­riel, c’est Lacuée qui a ins­tal­lé l’École dans les bâti­ments de l’ancien col­lège de Navarre sur la Mon­tagne Sainte-Gene­viève en novembre 1805. Et c’est Lacuée qui a mis en place l’organisation mili­taire et ses sym­boles (uni­forme, dra­peau, devise). Mais a‑t-il fait l’X à son image ? Nous n’avons, à ce jour, aucun indice qu’il ait impri­mé sa marque per­son­nelle. Il est sans doute l’une des étin­celles qui ont per­mis l’explosion des tra­di­tions X, mais l’a‑t-il vou­lu ? 


Pour aller plus loin 

Cor­res­pon­dance sur l’École impé­riale poly­tech­nique à l’usage des élèves de cette école par M. Hachette, pro­fes­seur à l’École impé­riale poly­tech­nique, 1813 (deux tomes).

His­toire de l’École poly­tech­nique par A. Four­cy, 1828 – par G. Pinet, 1887 – par J.-P. Cal­lot, 1982.

L’Argot de l’X illus­tré par les X par Albert-Lévy et G. Pinet, 1894.

Outre sa notice Wiki­pé­dia, on peut se réfé­rer à : http://bit.ly/lacuee1, http://bit.ly/lacuee2 et http://bit.ly/lacuee3

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