Henri POINCARE : Lettre à sa mère (original)

PoinK, GénéK

Dossier : TraditionsMagazine N°PoinK, GénéK
Par Julien RICAUD (05)

La pre­mière chose qui frappe le lecteur lorsque com­mence, dans la cor­re­spon­dance de Poin­caré, la péri­ode à Car­va est son util­i­sa­tion de l’ar­got poly­tech­ni­cien dans ses let­tres adressées à sa mère. Cet argot sem­ble lui être si naturel – et ce, dès les pre­mières semaines — qu’il ne se gêne pas à par­ler à sa mère – pour­tant a pri­ori non Xette mais à qui il a dû expli­quer la sig­ni­fi­ca­tion de chaque mot – de jodot3 , bit4 , cas­er, temps de pioche5 et autres schiksal6 : autant de mots peu com­préhen­si­bles d’un pékin.

L’analyse

Le cocon

La pre­mière chose qui frappe le lecteur lorsque com­mence, dans la cor­re­spon­dance de Poin­caré, la péri­ode à Car­va est son util­i­sa­tion de l’ar­got poly­tech­ni­cien dans ses let­tres adressées à sa mère. Cet argot sem­ble lui être si naturel – et ce, dès les pre­mières semaines — qu’il ne se gêne pas à par­ler à sa mère – pour­tant a pri­ori non Xette mais à qui il a dû expli­quer la sig­ni­fi­ca­tion de chaque mot – de jodot3 , bit4 , cas­er, temps de pioche5 et autres schik­sal6 : autant de mots peu com­préhen­si­bles d’un pékin. Cette omniprésence de l’ar­got poly­tech­ni­cien dans le vocab­u­laire de Poin­caré témoigne d’une appro­pri­a­tion sur­prenante de l’u­nivers de Car­va – qui n’était pas encore Carva…

Elle nous per­met égale­ment d’en appren­dre sur l’argot de l’X au XIXe siècle.

  • Ain­si, nous trou­vons les chaînons man­quants : com­pos entre com­po­si­tion et com­po, qui don­nera com­pale, puis pale. et pro­moss, avec deux “s”, entre pro­mo­tion et promo ;
     
  • D’autre part le mag­nan ne s’appelait pas encore mag­nan, mais réfec, par apoc­ope de réfec­toire…7

Le frondeur

Poin­caré n’é­tait pas seule­ment l’élève studieux et préoc­cupé de garder sa place de major de pro­moss faisant régulière­ment un compte-ren­du de l’é­tat du classe­ment et de ses points d’a­vance ou de retard ; il était aus­si un fron­deur comme peu­vent l’être les X. Il est d’ailleurs pos­si­ble que cet esprit se soit dévelop­pé, entre autres raisons, par sa posi­tion de ser­gent-major qui lui a valu d’être le porte-parole des élèves pour faire part, en par­ti­c­uli­er à l’admin­is, des plaintes ou des deman­des de sa pro­mo­tion. Il est ain­si très sévère vis-à-vis :

  • De la strass (l’admin­is), qu’il juge tout sim­ple­ment nulle8. Il ne manque d’ailleurs pas de con­stater que, pour le plus grand bien des élèves, ses dif­férents mem­bres sont à couteaux tirés9 et 10 ;
     
  • Mais aus­si, et de façon sur­prenante pour un têtard, de l’enseignement à l’École. Il ne se prive ain­si pas de relever que « le tra­vail que l’on fait ne [lui] servi­ra absol­u­ment à rien pour ce qu’[il fera] plus tard11 et que les élèves ne sont jugés que sur « deux fac­ulté » de [leur] intel­li­gence ; la mémoire et l’élo­cu­tion » durant des colles où « les colleurs ne vous deman­dent jamais de gigon12 » et jugent « sur une expres­sion plus ou moins exacte ou sur une phrase plus ou moins bien tournée ». 


Heureuse­ment que, sur ces deux derniers points, les choses ont bien changé ; nous ne pou­vons que nous en réjouir…

Le Missaire

À sa grande sur­prise, le lecteur atten­tif décou­vre rapi­de­ment que .K était mem­bre de la Com­mis­sion des Cotes, la mys­térieuse Khômiss. Dans une let­tre de fin octo­bre-début novem­bre 187413, il décrit son nou­veau cas­er (rap­pelons que la com­po­si­tion des caserts était refaite entre la pre­mière et la sec­onde année) en pré­cisant au sujet d’un cer­tain Brous­souloux qu’il « est aus­si mem­bre de la Com­mis­sion ». Si lui aus­si est mem­bre, c’est que .K lui-même en était…

Dans son activ­ité de mis­saire, il fait pass­er des topos, pré­pare la séance des cotes14 , mais, surtout, suc­cède à Badoureau15 (X1872), qui était prési­dent de ladite com­mis­sion. Poin­caré, major, suc­cède à Badoureau, major et prési­dent. Il était donc prési­dent de la Khômiss.

Truf­fant sa cor­re­spon­dance d’argot, fron­deur, mis­saire : Hen­ri Poin­caré était un X attaché aux tradis et à notre École. Était-il GénéK ? Non puisqu’il était Major16 . Mais il en avait tous les attrib­uts… En 1880, le Major perdit ses galons de Ser­gent-Major17 . La Com­mis­sion des Cotes, vieille dame de 70 ans, survé­cut. Son prési­dent fut alors élu. Il prit le titre de Général, com­man­dant la com­mis­sion des cotes.
 

Références et Lexique

1. http://www.univ-nancy2.fr/poincare/chp/
2. Bul­letin de la Sabix 51 « Poin­caré le Cen­te­naire » http://www.sabix.org/bulletin/sabixb51.htm
3. Voir, par exem­ple, Levy &Pinet (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205446n)
et Fab­rice Mat­ta­tia (http://www.languefrancaise.net/Argot/Mattatia1994)
4. Habit. A cette époque, le GU se présen­tait sous forme de frac
5. Péri­ode de révision
6. De l’alle­mand “das Schick­sal” : le des­tin, le sort.
7. Ce point nous per­met d’ailleurs d’envisager une expli­ca­tion nou­velle à l’étymologie du Mag­nan qui sera décrite dans un prochain article
8. http://www.univ-nancy2.fr/poincare/chp/text/b066.xml
9. http://www.univ-nancy2.fr/poincare/chp/text/a108.xml
10. http://www.univ-nancy2.fr/poincare/chp/text/a146.xml
11. http://www.univ-nancy2.fr/poincare/chp/text/a092.xml
12. Rab, supplément.
13. http://www.univ-nancy2.fr/poincare/chp/text/b003.xml
14. http://www.univ-nancy2.fr/poincare/chp/text/b004.xml
15. Comme le prou­ve par exem­ple cette let­tre à sa mère. http://www.univ-nancy2.fr/poincare/chp/text/a010.xml. Le lecteur aver­ti notera que le Pitaine de Ser sem­ble légère­ment bégayer…
16. En effet, hormis chez Tintin, il est dif­fi­cile d’être pro­mu directe­ment de Ser­gent-Major à Général
17. http://www.lajauneetlarouge.com/article/tauras-du-galon-mon-garcon


Une des lettres à sa mère (née Launois)

Poincaré à Launois

[6 Mai 1874]

Ma chère maman,

Que sig­ni­fie cette dépêche ? Quand j’ai écrit cette phrase, je n’avais pas voulu lui attach­er une si grande impor­tance. Je voulais sim­ple­ment dire que je vous attendais avec impa­tience et puis quand j’ai écrit cette let­tre, j’é­tais très ennuyé. Le schick­sal se met encore con­tre moi. J’ai peur de ne pas tenir au classe­ment qui aura lieu avant les exams. Les exams me rétabliront à une grande dis­tance ; mais je voudrais tenir jusque là. Voici donc le résumé de la sit­u­a­tion. J’ai jusqu’à présent 20, 19, 18, 18, 17, l’autre 19, 19, 18, 18, 17 ; je suis donc à très peu près à égal­ité. J’avais 104 ou 84 points d’a­vance. Le dessin compte 21 ; le déficit peut donc aller de ce côté jusqu’à 126 ; mais c’est un max­i­mum qui ne sera prob­a­ble­ment pas atteint ; de plus je compte à mon act­if le laïus et l’alle­mand. Enfin sur le ter­rain des maths, la lutte ne peut se con­tin­uer dans des cir­con­stances aus­si défa­vor­ables. La sit­u­a­tion en était là quand Bon­nefoy est schick­salé dans des cir­con­stances éminem­ment favor­ables. Le résul­tat encore incon­nu ne peut chang­er que de quelques microns nos sit­u­a­tions respec­tives. C’est sous le coup de cette affaire que j’ai écrit cette lettre.

Main­tenant il suf­fi­rait d’un coup pour me sauver et beau­coup pour me per­dre. Il est aisé de voir quelle impor­tance j’at­tache classe­ment par­tiel ; car un grand élé­ment de force pour moi est la répu­ta­tion d’in­ex­pugnabil­ité que j’ai acquise ; j’ai bien fait part de mes inquié­tudes à quelques cocons, mais per­son­ne ne croit que c’est arrivé et c’est ce que je voulais. De plus cette répu­ta­tion pour­ra me servir plus tard. Enfin il me faut cette année une cer­taine avance pour être tran­quille l’an­née prochaine. J’ai aus­si des inquié­tudes plus sérieuses ; qui me dit que le hasard au lieu d’avoir agi dans le 2d semes­tre n’a pas plutôt agi dans le 1er. Qui me dit que la sit­u­a­tion qui me paraît anor­male, ne doit pas se pro­longer, s’ag­graver même l’an­née prochaine avec le gigon des galons.

Je ne regrette pas encore le choix que j’ai fait de l’X. Si je reste major, l’a­van­tage est évi­dent. Mais je ne puis m’empêcher de recon­naître que M. Forthomme avait rai­son sous cer­tains rap­ports. Le tra­vail que l’on fait ne me servi­ra absol­u­ment à rien pour ce que je ferai plus tard. Dans ce moment quelles sont mes occu­pa­tions ? Portera-t-on le crêpe à l’épée mal­gré l’ad­min­is ? ou bien : Le colleur gob­era-t-il plus cette for­mule si je la mets à gauche du tableau ou à droite ? En face de ces deux gross­es ques­tions, tout s’ef­face ; on est ici comme dans une immense machine dont il faut suiv­re le mou­ve­ment sous peine d’être dépassé ; il faut faire ce qu’ont fait avant vous 20 généra­tions d’x et ce que fer­ont après vous 2n + 1 généra­tions de con­scrards. Ici on ne se sert que de deux fac­ultés de son intel­li­gence ; la mémoire et l’élo­cu­tion ; com­pren­dre un cours, tout le monde peut y arriv­er avec du tra­vail et voilà pourquoi tout le monde peut arriv­er à me chi­ad­er s’il le veut bien. Les colleurs ne vous deman­dent jamais de gigon ; ce sys­tème ne m’a pas réus­si ; mais il n’a pas encore été employé dans des cir­con­stances favor­ables, et je compte encore sur lui pour me sauver.

Quand je pense aux exams intel­li­gents de [Tis­sot ?] et autres, aux exams intel­li­gents que j’ai eus en févri­er, que dis-je aux colles que je pas­sais au bazar, je ne puis m’empêcher de pren­dre en pitié ces petites colles de 10 min­utes où on joue son avenir dans une expres­sion plus ou moins exacte ou sur une phrase plus ou moins bien tournée et où on juge un indi­vidu sur des dif­férences infinitési­males. Autant presque schick­saler sa note.

Je suis donc con­damné à cette alter­na­tive, renon­cer au tra­vail per­son­nel ou à ma place ; comme cette alter­na­tive ne dure que deux ans, le choix que j’ai à faire n’est pas dou­teux ; car l’a­van­tage que je retir­erai de ma posi­tion est incom­men­su­rable ; mais il faut la garder and that is the ques­tion. Il est bien enten­du que tout ceci est pour vous et rien que pour vous. Je vous présente peut-être la sit­u­a­tion sous un jour trop noir. Ces idées ne sont pas tout à fait ce que je pense main­tenant ; c’est plutôt ce que je pen­sais hier.

AL 4p. Col­lec­tion par­ti­c­ulière, 75017 Paris.
Archives Hen­ri Poin­caré (CNRS, UMR 7117)
http://www.univ-nancy2.fr/poincare/chp/text/a092.xml

Henri POINCARE : Bulletin de l'Ecole polytechnique

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