Bitcoin : une thèse d’investissement

Bitcoin : une thèse d’investissement

Dossier : BitcoinMagazine N°792 Février 2024
Par Yves CHOUEIFATY

D’après Aris­tote, une mon­naie est un objet per­met­tant : le sto­ckage et le trans­port de la valeur, de ser­vir d’unité de compte, d’être un médium d’échange. La qua­li­té pre­mière d’une mon­naie, c’est de per­mettre le sto­ckage de la valeur ; c’est parce qu’elle stocke de la valeur qu’elle peut deve­nir uni­té de compte ou médium d’échange ; le sto­ckage de la valeur est une qua­li­té nécessaire. 

La thèse d’investissement du bit­coin, c’est qu’il pos­sède les qua­li­tés fon­da­men­tales, voire empi­riques (non exa­mi­nées ici), le ren­dant apte, poten­tiel­le­ment, au sto­ckage de la valeur, qua­li­té fon­da­men­tale d’une mon­naie. L’antithèse du bit­coin, c’est que les ban­quiers cen­traux et les gou­ver­ne­ments deviennent, dura­ble­ment, ortho­doxes. Cela a peu de chance de se réa­li­ser. Trop vola­til, le bit­coin n’est pas encore apte au trans­port de la valeur dans le temps ; le poten­tiel n’est pas encore réa­li­sé. S’il l’est un jour, il vau­dra alors sans doute plus d’un mil­lion d’euros. Il sera moins vola­til, mais… il sera trop tard pour en acheter !

En pré­am­bule à toutes consi­dé­ra­tions concer­nant l’investissement en bit­coin, et étant don­né la spé­ci­fi­ci­té du bit­coin à cet égard, il convient de trai­ter de son risque.

« Le niveau de risque en lui-même n’est pas pertinent pour décider d’investir ou non. »

Le bit­coin est un actif extrê­me­ment ris­qué, sa vola­ti­li­té glis­sante sur trois mois a fré­quem­ment dépas­sé le niveau des 100 % de vola­ti­li­té. Cela en fait un actif dont le risque est à nul autre pareil par­mi les actifs à forte dif­fu­sion. Néan­moins le niveau de risque en lui-même n’est pas per­ti­nent pour déci­der d’investir ou non. Un mil­lion d’euros pla­cés sur un actif pré­sen­tant une vola­ti­li­té de 10 %, c’est beau­coup plus ris­qué que 2 500 € sur un actif affi­chant une vola­ti­li­té de 100 %. Pour un inves­tis­seur, le risque en pour­cen­tage n’est pas per­ti­nent, c’est le risque en euros qui l’est.

La déci­sion d’investir doit être prise en consi­dé­rant la thèse d’investissement ; les consi­dé­ra­tions de risque déter­mi­ne­ront, elles, la taille de l’investissement. En somme on ne peut pas, ration­nel­le­ment, exclure un actif en disant « cet actif est trop ris­qué pour moi » ; si vous pen­siez cela, il suf­fi­rait d’en ache­ter moins. 

Thèse d’investissement

Une thèse d’investissement pos­sible pour le bit­coin, c’est qu’il pos­sède des qua­li­tés fon­da­men­tales et empi­riques qui pour­raient en faire, poten­tiel­le­ment, un nou­vel éta­lon de mesure de la valeur. Le mot le plus impor­tant de cet énon­cé, c’est le mot « poten­tiel­le­ment ». Une thèse d’investissement relève émi­nem­ment de l’incertain. Il ne s’agit pas d’énoncer un fait avé­ré, mais un poten­tiel, non encore réa­li­sé : s’il y a thèse, il y a anti­thèse. Le bit­coin n’est pas aujourd’hui un éta­lon de mesure de la valeur. C’est d’ailleurs cela qui en fait un inves­tis­se­ment poten­tiel­le­ment inté­res­sant. S’il en était déjà un, il vau­drait sans doute beau­coup plus cher qu’aujourd’hui et il serait beau­coup moins inté­res­sant d’en ache­ter qu’aujourd’hui…

La recherche de l’étalon

Un éta­lon, c’est une uni­té uti­li­sée lors d’une mesure nor­ma­tive. Que l’on mesure une lon­gueur, une masse, une durée, une tem­pé­ra­ture, quoi que ce soit, il est néces­saire de défi­nir un éta­lon. L’économie c’est la pro­duc­tion, l’échange et le sto­ckage de biens, de ser­vices, de risques, de tra­vail, d’innovations, de contrats. Pour que cette pro­duc­tion, cet échange ou ce sto­ckage puissent avoir lieu, il est néces­saire de mesu­rer la valeur des choses ; et qui dit mesure dit étalon. 

L’histoire de l’économie s’accompagne d’une longue quête de l’étalon de mesure de la valeur. Un des pre­miers éta­lons, à l’époque des chas­seurs-cueilleurs : les pointes de flèche en silex ; on en a retrou­vé des amon­cel­le­ments, que l’on a du mal à expli­quer par d’autres moti­va­tions que la thé­sau­ri­sa­tion. Les pointes de flèches en silex étaient dif­fi­ciles à fabri­quer, en pos­sé­der quelques-unes vous per­met­tait de les échan­ger contre des biens désirables. 

Lorsque, du fait des pro­grès tech­no­lo­giques, les pointes de flèche en silex sont deve­nues plus faciles à réa­li­ser, il a fal­lu chan­ger d’étalon ; ce fut l’ère des éta­lons agri­coles, encore aujourd’hui cer­taines tri­bus Mas­saïs au Kenya mesurent la valeur des choses en tête de bétail, encore aujourd’hui cer­taines tri­bus du Saha­ra mesurent la valeur des choses en sac de sel. L’étymologie du mot salaire vient du latin sala­rium (ration de sel). Dans l’Antiquité, le sel était très pré­cieux. Les légion­naires romains rece­vaient une par­tie de leur salaire en sel.


Lire aus­si : Une petite his­toire de la mon­naie par Gilles Brans­bourg (X85)


Les étalons métalliques

De nou­veaux pro­grès tech­no­lo­giques eurent lieu, les biens agri­coles devinrent plus faciles à pro­duire, il fal­lut chan­ger d’étalon.

Lorsque les usa­gers ont l’impression que l’étalon moné­taire est plus facile à pro­duire, il est néces­saire d’en chan­ger. Ce fut l’ère des éta­lons métal­liques : d’abord le fer, puis le bronze, l’argent et, quand la pro­duc­tion d’argent devint trop aisée, l’or. Il est d’ailleurs inté­res­sant que le rôle des États s’est, à cet égard, long­temps limi­té à un rôle de cer­ti­fi­ca­teur et pas véri­ta­ble­ment d’émetteur. Le sou­ve­rain ne pro­dui­sait pas l’argent métal puis l’or, mais le trans­for­mait en pièces, cer­ti­fiant ain­si son poids, dans le but ini­tial de faci­li­ter le com­merce. L’État appose son sceau à la pièce, cer­ti­fie ain­si son poids.

L’étymologie de la livre ster­ling en dit long à cet égard… (ster­ling vou­lant dire argent métal pur et la livre étant une uni­té de poids). Le carac­tère can­ne­lé de la tranche d’une pièce est, lui aus­si, un dis­po­si­tif anti-abra­sion visant à contri­buer à la constance de son poids.

Les qualités du bitcoin

Quelles sont ces qua­li­tés fon­da­men­tales qui confèrent au bit­coin son poten­tiel de deve­nir un éta­lon de mesure de la valeur ? On peut com­men­cer par énu­mé­rer six carac­té­ris­tiques fon­da­men­tales du bit­coin : le bit­coin est non alté­rable ; il est non fal­si­fiable ; dif­fi­cile à sai­sir ; non mani­pu­lable par une auto­ri­té cen­trale ; il est, émi­nem­ment, échan­geable ; son approvision­nement est limi­té, il est non inflationniste. 

On ne s’attardera pas ici à la démons­tra­tion de ces pro­prié­tés, mais on se conten­te­ra d’essayer d’en faci­li­ter la com­pré­hen­sion intui­tive. Les cinq pre­mières qua­li­tés pro­viennent de la tech­no­lo­gie blo­ck­chain. Le bit­coin est numé­rique, solide, décen­tra­li­sé, pair à pair. C’est le 31 octobre 2008 que Sato­shi Naka­mo­to intro­dui­sit à la fois la tech­no­lo­gie blo­ck­chain et le bit­coin. Il met­tra en œuvre la tech­no­lo­gie et le pre­mier bit­coin (les 50 pre­miers en fait) fut miné le 3 jan­vier 2009. Le Bit­coin était né. 

La blockchain

Qu’est-ce que la blo­ck­chain, intui­ti­ve­ment ? C’est une chaîne de blocs. Un registre décen­tra­li­sé consti­tué de pages, les « blocs », recen­sant toutes les tran­sac­tions entre des « coffres-forts » virtuels. 

Ima­gi­nez une gigan­tesque col­lec­tion de coffres-forts (2160 = 1.4615e + 48), cha­cun des coffres-forts étant acces­sible par deux moyens ; si vous pos­sé­dez la clé publique d’un des coffres-forts, cela vous per­met de savoir com­bien de bit­coins il y a dans le coffre-fort et éven­tuel­le­ment de glis­ser des bit­coins sup­plé­men­taires à l’intérieur dudit coffre-fort ; si vous en pos­sé­dez la clé pri­vée, vous allez pou­voir vous sai­sir de tout ou par­tie des bit­coins pré­sents dans le coffre-fort et les envoyer dans un autre coffre-fort. 

Afin que ce dis­po­si­tif fonc­tionne dans de très grandes condi­tions de sécu­ri­té, il est néces­saire de lui attri­buer de la puis­sance de cal­cul. Les per­sonnes « prê­tant » de la puis­sance de cal­cul au dis­po­si­tif sont appe­lées les « mineurs ».

La blockchain

La rémunération des mineurs

Afin de moti­ver les mineurs à allouer de la puis­sance de cal­cul, Sato­shi a ima­gi­né une lote­rie et des frais de tran­sac­tion au béné­fice des mineurs. Sta­tis­ti­que­ment toutes les dix minutes (publi­ca­tion d’un « bloc », d’une page du registre) un mineur, déter­mi­né par le hasard, reçoit un nombre fixe de nou­veaux bitcoins. 

Le pre­mier mineur a reçu 50 bit­coins et, toutes les dix minutes, à l’issue de la publi­ca­tion d’un nou­veau bloc, d’une nou­velle page du registre, 50 bit­coins sup­plé­men­taires sont attri­bués à un mineur, choi­si aléa­toi­re­ment. Et cela à 210 000 reprises car, tous les quatre ans, tous les 210 000 blocs, le pro­to­cole Bit­coin divise la récom­pense par 2, c’est ce qu’on appelle le hal­ving. C’est ain­si que la récom­pense passe de 50 à 25, puis à 12,5 ; elle est aujourd’hui à 6,25 bit­coins toutes les dix minutes ; cette quan­ti­té sera réduite à 3,125 en avril 2024. 

Chaque bit­coin est divi­sible 100 mil­lions de fois, la plus petite frac­tion de bit­coin s’appelle un sato­shi, il y a 100 mil­lions de sato­shi dans un bit­coin. Le der­nier sato­shi devrait être miné en 2140. Il aura alors été miné 21 000 000 de bitcoins : 

50 + 25 + 12.5 + 6.25 + …. = 100

100 x 210 000 = 21 000 000

Monnaie non inflationniste

On arrive ain­si à la cin­quième pro­prié­té : le bit­coin est le pre­mier dis­po­si­tif can­di­dat à être une mon­naie dont il existe un nombre limi­té et connu d’avance. Le bit­coin est émi­nem­ment non infla­tion­niste. C’est là la dif­fé­rence fon­da­men­tale entre le bit­coin et les mon­naies qui ont pré­cé­dé. L’étalon de mesure de la valeur est actuel­le­ment le dol­lar amé­ri­cain ; le bilan de la Banque fédé­rale amé­ri­caine s’élevait à 500 mil­liards de dol­lars en 2002 ; il s’élève à 8 000 mil­liards de dol­lars en août 2023. 

Le dena­rius romain, mon­naie de l’Empire, ren­fer­mait à l’origine 4 g d’argent par pièce, pour finir à 0,1 g d’argent par pièce vers la fin de l’Empire. L’or lui-même est très infla­tion­niste. Il est esti­mé que 190 000 tonnes d’or ont été extraits du sous-sol ter­restre depuis le début de l’humanité. La Terre ren­ferme quelque 6+15 tonnes d’or. L’humanité a miné 0,00000000318151 % de l’or pré­sent sur Terre. Il y a de l’or par­tout dans l’univers, on ne trou­ve­ra jamais un bit­coin sur la Lune ou sur la pla­nète Mars… 

Pour Mil­ton Fried­man, l’inflation n’est pas la hausse des prix, c’est l’échec de la mon­naie : « L’inflation est tou­jours et par­tout un phé­no­mène moné­taire ; elle n’est et ne peut être pro­duite que par une aug­men­ta­tion plus rapide de la quan­ti­té de mon­naie que de la production. » 

Un État envahissant

Le bit­coin trouve son ori­gine dans la thèse qui fait que toute poli­tique moné­taire cen­tra­li­sé est, tôt ou tard, vouée à l’échec. La thèse veut que, dès lors qu’un groupe de per­sonnes béné­fi­cie du mono­pole de l’émission de la mon­naie, tôt ou tard il en abuse.

La mis­sion de la banque cen­trale, c’est la sta­bi­li­té des prix. Une banque cen­trale bien gérée accu­mule méca­ni­que­ment un pou­voir immense, il est alors très ten­tant d’utiliser ce pou­voir à d’autres fins que la sta­bi­li­té des prix. Quand la banque cen­trale s’attribue, ou se voit attri­buer, à tort ou à rai­son, une autre mis­sion que la sta­bi­li­té des prix (la défense du sys­tème ban­caire, d’États impé­cu­nieux, de la tran­si­tion éner­gé­tique…), cette nou­velle mis­sion s’accomplit néces­sai­re­ment aux dépens de la mis­sion ini­tiale. C’est l’inorthodoxie.

“Il n’y aura pas d’inflation monétaire du fait du bitcoin.”

Selon Mil­ton Fried­man, l’inflation est pro­ba­ble­ment le fac­teur le plus impor­tant dans ce cercle vicieux selon lequel un type d’action gou­ver­ne­men­tale rend de plus en plus néces­saire un contrôle gouverne­mental. Pour cette rai­son, tous ceux qui sou­haitent arrê­ter la dérive vers un contrôle constam­ment accru de l’État devraient concen­trer leurs efforts sur la poli­tique moné­taire. La pro­po­si­tion de valeur du bit­coin, c’est qu’il est numé­rique, inal­té­rable, décen­tra­li­sé, s’échange de pair-à-pair et qu’il y en a 21 000 000. Il n’y aura pas d’inflation moné­taire du fait du bitcoin.

Les innovations disruptives

Le bit­coin est néan­moins très cri­ti­qué. C’est le sort de toutes les inno­va­tions dis­rup­tives. À l’émergence de toute inno­va­tion dis­rup­tive se déclenche un cycle de Kübler-Ross. Eli­sa­beth Kübler-Ross était une psy­chiatre ayant décrit les étapes du deuil : d’abord l’état de choc, puis le déni, la colère, la dépres­sion, l’expérimentation, la déci­sion et fina­le­ment l’acceptation.

Une inno­va­tion dis­rup­tive, c’est une inno­va­tion qui pré­tend pou­voir chan­ger les choses ; il faut donc, à son émer­gence, faire son deuil du monde d’avant. Or le monde d’avant avait au moins deux qua­li­tés : il fonc­tion­nait et on le connais­sait. Chaque inno­va­tion dis­rup­tive déclenche à un cer­tain moment la colère, colère contre l’électricité, contre l’eau cou­rante, contre le train, l’automobile, l’atome, inter­net ou le télé­phone por­table… Il y a alors quatre moteurs de la colère. 

Les moteurs de la colère

Le pre­mier moteur, c’est la pas­sion ou l’idéologie ; elle consiste à juger de l’innovation non pas en véri­fiant si elle fonc­tionne ou si elle ne fonc­tionne pas, mais à l’aune du bien et du mal. On ne se pose­ra pas à la ques­tion de savoir si le Bit­coin fonc­tionne ou ne fonc­tionne pas, on dira alors : le Bit­coin c’est mal, comme si une tech­no­lo­gie pou­vait rele­ver du bien ou du mal.

Le deuxième moteur, c’est le conflit d’intérêts ; deman­der à un fabri­cant de bou­gies ce qu’il pense de l’ampoule élec­trique, c’est comme deman­der à un ban­quier cen­tral ce qu’il pense du Bitcoin.

Le troi­sième moteur de la colère, c’est l’ignorance. La psy­cho­lo­gie humaine a ceci de par­ti­cu­lier qu’elle cri­tique plus aisé­ment ce qu’elle ne com­prend pas que ce qu’elle com­prend. À l’origine de bien des cri­tiques contre le Bit­coin, il y a l’ignorance.

Le qua­trième moteur de la cri­tique, c’est la raison.

Dans le cas d’une véri­table inven­tion dis­rup­tive, la réponse à la plu­part des cri­tiques rai­son­nables est la créa­tion d’une sur­couche. L’automobile est une inno­va­tion dis­rup­tive ; une cri­tique rai­son­nable contre l’automobile, c’est que, en cas de coup de frein bru­tal, le pas­sa­ger est pré­ci­pi­té contre le pare-brise… et ça n’a pas que des avan­tages. La réponse à cette cri­tique rai­son­nable, c’est la créa­tion d’une sur­couche à la voi­ture : la cein­ture de sécu­ri­té. Cette sur­couche ne déna­ture pas l’innovation dis­rup­tive mais, au contraire, la ren­force. Une voi­ture avec une cein­ture de sécu­ri­té reste une voi­ture, c’est même une meilleure voi­ture, elle fonc­tionne mieux ainsi…

On peut obser­ver que la plu­part des cri­tiques moti­vées par la rai­son contre le Bit­coin trouvent ou trou­ve­ront leur réponse dans le déve­lop­pe­ment d’une sur­couche entre­pre­neu­riale, finan­cière, régle­men­taire, infor­ma­tique, qui s’interposera entre le pre­neur de risque et la blo­ck­chain.

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