Autobiographies

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°784 Avril 2023
Par Jean SALMONA (56)

Dites ces mots : ma vie et retenez vos larmes
Louis Aragon, La Diane française

On peut divis­er les œuvres musi­cales en deux caté­gories : celles qui font suite à une com­mande, ou même tout sim­ple­ment à une néces­sité ali­men­taire – il faut bien vivre ; et celles qui sont dic­tées par un besoin impérieux d’extérioriser son émo­tion sans se souci­er de l’accueil du pub­lic. Celles-là sont les plus belles.


Les Concertos des Schumann

1845 : Robert Schu­mann ter­mine enfin, après qua­tre ans de ges­ta­tion, son Con­cer­to pour piano en la mineur. Dix ans aupar­a­vant, Clara Wieck, qui devien­dra bien­tôt Clara Schu­mann, crée, sous la direc­tion de Felix Mendelssohn, son Con­cer­to pour piano en la mineur – com­posé deux ans plus tôt à l’âge de 14 ans. Même tonal­ité, peu fréquente pour un con­cer­to pour piano, même inspi­ra­tion typ­ique­ment roman­tique. Il n’est pas inter­dit de penser que ces deux œuvres sont le témoignage, la matéri­al­i­sa­tion de l’amour pro­fond qui unis­sait Robert et Clara (qui con­nais­sait Robert dès l’âge de 9 ans). 

Clara était une com­positrice et pianiste majeure, que seul le souci de ne pas faire de l’ombre à Robert aura con­duit à lim­iter sa pro­duc­tion. En écoutant son Con­cer­to, on ne peut s’empêcher de trou­ver des simil­i­tudes avec celui de Robert, qui s’en est, apparem­ment, directe­ment inspiré. La grande pianiste ital­i­enne Beat­rice Rana a enreg­istré les deux œuvres avec le Cham­ber Orches­tra of Europe dirigé par Yan­nick Nézet-Séguin. Comme tou­jours, elle priv­ilégie le touch­er par rap­port à la vir­tu­osité, révélant ain­si dans le Con­cer­to de Robert des beautés cachées d’une œuvre mille fois enten­due. En final, la jolie tran­scrip­tion par Liszt du lied Wid­mung de Robert. Un très beau disque. 

1 CD WARNER



Mendelssohn, Quatuors, volume 2

Mai 1847 : mort de Fan­ny, la sœur de Felix Mendelssohn. Felix entrete­nait avec Fan­ny une rela­tion fusion­nelle. Fan­ny, qui a reçu la même édu­ca­tion musi­cale que son frère, l’a assisté dans la plu­part de ses travaux, dont la recréa­tion de la Pas­sion selon saint Matthieu, qui a boulever­sé l’Europe. Felix s’isole à Inter­lak­en et, durant l’été 1847, écrit ce qui va se révéler être la pièce la plus forte de toute son œuvre (con­cer­tos et sym­phonies inclus), et aus­si sa dernière com­po­si­tion, le Quatuor op. 80 en fa mineur. Il mour­ra peu après, en novem­bre. Dom­iné de la pre­mière à la dernière note par une douleur nue, forte, presque indé­cente tant elle s’exprime sans retenue, c’est une musique unique, à laque­lle aucun audi­toire ne peut résis­ter – nous en avons fait l’expérience au cours de maints con­certs – sans être sub­mergé par l’émotion, tout comme les musi­ciens d’ailleurs. Le Quatuor Van Kuijk (français) vient d’enregistrer le deux­ième vol­ume des quatuors de Mendelssohn, où fig­urent aus­si les Quatuors 4 et 5 (op. 44). Assez jeune (11 ans) pour être fougueux, ‑suff­isam­ment mûr pour provo­quer l’émotion sans s’y per­dre, il donne de ce Quatuor op. 80 une inter­pré­ta­tion inou­bli­able. 

1 CD ALPHA Classics



Chostakovitch – Symphonie n° 10

Mars 1953 : mort de Staline. Juin à octo­bre : Chostakovitch com­pose sa 10e Sym­phonie, la pre­mière œuvre totale­ment libre depuis des décen­nies. Jusque-là, il n’était autorisé à ‑com­pos­er que des œuvres de cham­bre, de la musique de film et des œuvres chorales en phase avec la doxa sovié­tique. Il pou­vait enfin respir­er et ne plus crain­dre la venue du KGB à l’heure du laiti­er. Après une dernière con­tro­verse dont Chostakovitch sor­tit vain­queur, l’œuvre fut dif­fusée dans le monde entier. Elle est con­sid­érée aujourd’hui comme l’œuvre la plus auto­bi­ographique du com­pos­i­teur, avec le 8e Quatuor. Cette « tragédie opti­miste » (selon Khatch­a­turi­an) reste rugueuse et inquiète : et si ce n’était pas fini ? 

La toute dernière ver­sion est due au ‑Phil-har­monique de l’Oural, mer­veilleux orchestre encore peu con­nu en Occi­dent, et que dirige Dmit­ry Liss avec fougue et précision.

Au fond, la musique, du moins celle qui est capa­ble de nous émou­voir, est une œuvre humaine, faite sou­vent de larmes et de sang. Au-delà des notes, le com­pos­i­teur appa­raît tou­jours en fil­igrane. Pen­sons à lui : c’est notre frère. 

1 CD FUGA LIBERA


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