Le Bitcoin n'est pas une monnaie

Il n’y a rien à changer au Bitcoin… Ça n’est juste pas une monnaie

Dossier : ExpressionsMagazine N°792 Février 2024
Par Thierry RAYNA

Le Bit­coin est-il ou peut-il être une mon­naie ? Cette ques­tion est sur de nom­breuses lèvres depuis le pre­mier « boom » du Bit­coin en 2017. La réponse est claire : le Bit­coin n’a pas été conçu pour être une mon­naie digne de ce nom, ce qui néces­site de la confiance. Il a été conçu pour se pas­ser de confiance et dès lors son archi­tec­ture a des consé­quences qui sont rédhi­bi­toires pour une mon­naie. Light­ning n’y change rien. Bit­coin ne sera jamais une mon­naie, pas­sons à autre chose !

Un vieil adage, attri­bué au fil des décen­nies à dif­fé­rents auteurs, bien connu chez les éco­no­mistes, est que l’homme a inven­té la mon­naie, puis a oublié qu’il l’avait inven­tée, allant jusqu’à consi­dé­rer la mon­naie comme un élé­ment aus­si exo­gène que le soleil. Les récents débats autour du Bit­coin, et de sa capa­ci­té à être une mon­naie, nous rap­pellent que cet adage est plus que jamais d’actualité. Sauf que cette fois cet adage s’étend non seule­ment à la mon­naie elle-même, mais éga­le­ment à la tech­no­lo­gie par­ti­cu­lière du Bit­coin, qui per­met son exis­tence. On pour­rait ain­si dire que « l’humanité a inven­té le Bit­coin, puis a oublié qu’elle l’avait inventé ».

Le Bitcoin a ses défauts pour de bonnes raisons

En effet, les défauts du Bit­coin qui limitent ou empêchent son uti­li­sa­tion comme une vraie mon­naie : sa len­teur, son volume limi­té de tran­sac­tions, sa forte consom­ma­tion éner­gé­tique par la fameuse « preuve de tra­vail », sa forte vola­ti­li­té, n’en sont tout sim­ple­ment pas. « It’s not a bug, it’s a fea­ture », dit-on en langue anglaise : la len­teur, le volume limi­té, la consom­ma­tion éner­gé­tique éle­vée du Bit­coin, la varia­bi­li­té de son cours, ne sont pas des défauts qu’il fau­drait cor­ri­ger, mais des carac­té­ris­tiques fon­da­men­tales qui ont assu­ré son suc­cès (d’où pro­ba­ble­ment les échecs ou le manque d’engouement pour les variantes du Bit­coin – comme le Bit­coin Cash ou, plus récem­ment, la solu­tion Light­ning – qui modi­fient la tech­no­lo­gie en gom­mant ses défauts).

Des compromis nécessaires

Même si les ori­gines du Bit­coin res­tent enve­lop­pées de mys­tère (per­sonne ne sait à ce jour qui est – ou qui sont – le fameux Sato­shi Naka­mo­to, inven­teur du Bit­coin), son objec­tif est clair : per­mettre des échanges entiè­re­ment décen­tra­li­sés et à grande échelle entre indi­vi­dus dans un sys­tème entiè­re­ment ouvert, trans­pa­rent, sans aucun inter­mé­diaire de confiance, sans confiance néces­saire entre les par­ti­ci­pants, libre de tout atta­che­ment à un autre actif ou mon­naie, démo­cra­tique (ce qui veut dire qu’aucun par­ti­ci­pant ne peut avoir un poids lar­ge­ment plus impor­tant que d’autres), et rai­son­na­ble­ment sûr (contrai­re­ment à nombre de sys­tèmes anté­rieur, le Bit­coin adopte le prin­cipe de réseau pair-à-pair suf­fi­sam­ment sûr défi­ni par Gat­ti, Lewis, Ozment, Ray­na et Ser­jan­tov (2004) : la « dif­fi­cul­té » du minage aug­mente avec la popu­la­ri­té du Bit­coin, qu’il aurait été très facile d’attaquer dans ses pre­mières années) et uti­li­sant des actifs tech­no­lo­giques stan­dards et lar­ge­ment disponibles.

Le sys­tème qui en résulte, le Bit­coin, et la ver­sion par­ti­cu­lière de la tech­no­lo­gie blo­ck­chain qui le sous-tend ont donc été inven­tés de manière à rem­plir cha­cune de ces exi­gences. Mais, faute de baguette magique, rem­plir ce cahier des charges a néces­si­té un cer­tain nombre de com­pro­mis, ceux-là mêmes qui sont depuis au moins la pre­mière hype Bit­coin en 2017 remis en cause de manière qua­si permanente.

Des limites qui ne sont pas technologiques

Or toutes les solu­tions offertes aux pro­blèmes du Bit­coin montrent qu’on a tout sim­ple­ment oublié ce pour quoi il a été créé. Par exemple, le volume arbi­trai­re­ment limi­té de tran­sac­tions pou­vant être trai­tées dans chaque bloc (qui ont une taille maxi­male de 1 Mo, soit autour de 2 000 tran­sac­tions) et la len­teur arti­fi­cielle du réseau (un bloc vali­dé toutes les dix minutes envi­ron) ne sont pas des limites d’ordre tech­no­lo­gique, mais une néces­si­té pour assu­rer la conver­gence du Bit­coin vers une ver­sion unique du fameux registre ou car­net de compte (cha­cun gar­dant et met­tant à jour sa propre copie du fameux led­ger, ou registre, et les tran­sac­tions et les blocs étant émis et dif­fu­sés de manière décen­tra­li­sée, a prio­ri il n’y a aucune rai­son pour qu’à un ins­tant don­né un par­ti­ci­pant ait devant lui une ver­sion du registre iden­tique à celle d’un autre), sachant que cha­cun en garde sa propre ver­sion qu’il met à jour de manière dyna­mique, sans que per­sonne ne soit là pour don­ner le « la ».

Aug­men­ter la vitesse et le volume de tran­sac­tions dans un sys­tème ouvert, de grande échelle et décen­tra­li­sé pour­rait tout sim­ple­ment empê­cher une telle conver­gence et ren­drait alors les tran­sac­tions impossibles.

Aug­men­ter la « bande pas­sante » du Bit­coin remet­trait d’ailleurs poten­tiel­le­ment en cause un autre des pré­re­quis fon­da­men­taux du Bit­coin : sa rela­tive sécu­ri­té. En effet, une manière d’attaquer le Bit­coin n’est pas tant de réécrire frau­du­leu­se­ment des blocs en mobi­li­sant une puis­sance de cal­cul inouïe, mais (en s’appuyant sur les imper­fec­tions du réseau) d’abreuver le réseau de blocs certes légi­times, mais inco­hé­rents et contra­dic­toires, afin d’en empê­cher la conver­gence. Si per­sonne n’est plus en mesure de se mettre d’accord avec les autres sur l’état des comptes, le Bit­coin ne fonc­tionne tout sim­ple­ment plus.

Une question de confiance

Mais aug­men­ter le volume et la vitesse de tran­sac­tion remet­trait éga­le­ment en cause un autre aspect fon­da­men­tal du Bit­coin et qui est une source de confiance en ce sys­tème : sa trans­pa­rence, qui pro­vient de la capa­ci­té de tout un cha­cun d’auditer la blo­ck­chain du Bit­coin en exa­mi­nant toutes les tran­sac­tions depuis le lan­ce­ment du Bit­coin, afin de véri­fier qu’elles sont toutes, ain­si que les blocs qui les contiennent, valides, et ain­si confir­mer que les tran­sac­tions faites aujourd’hui s’appuient effec­ti­ve­ment sur des actifs exis­tants (une tran­sac­tion dans le Bit­coin n’est valide que si elle n’implique pas de « sur­dé­pense » : on ne peut pas être à décou­vert dans le Bit­coin et toute dépense supé­rieure à ses avoirs est tout sim­ple­ment consi­dé­rée comme invalide).

Or à l’heure actuelle, la blo­ck­chain du Bit­coin pèse déjà plus de 500 Go, ce qui fait qu’elle ne tient déjà plus sur la vaste majo­ri­té des ter­mi­naux uti­li­sés pour les tran­sac­tions Bit­coin : les smart­phones. Aug­men­ter le volume ou la vitesse de vali­da­tion ne ferait qu’amplifier ce pro­blème. Par exemple, la taille de la blo­ck­chain Bit­coin SV, une des deux variantes du Bit­coin Cash, lan­cée fin 2018, qui per­met des blocs 128 fois plus gros que ceux du Bit­coin, avec une vitesse de tran­sac­tion mesu­rée pour le Bit­coin en secondes au lieu de minutes, voire d’heures, se comptent en dizaines de mil­lions de Go, soit une dizaine de péta­oc­tets ! Où sont le contrôle démo­cra­tique et la trans­pa­rence lorsque lit­té­ra­le­ment per­sonne n’est en mesure de sto­cker de telles don­nées afin de pou­voir les auditer ?

Ain­si, aug­men­ter le volume et la rapi­di­té des tran­sac­tions du Bit­coin néces­si­te­rait plus de confiance : plus de confiance dans le fait que la tech­no­lo­gie pour­rait résis­ter à d’éventuelles attaques (ou tout sim­ple­ment conver­ger et, ain­si, fonc­tion­ner) et plus de confiance dans le fait que le registre actuel n’aurait pas été mani­pu­lé, tant il serait impos­sible pour le com­mun des mor­tels de revé­ri­fier l’intégralité des tran­sac­tions. Il fau­drait néces­sai­re­ment faire confiance aux très rares par­ties pre­nantes en mesure de le faire, ce qui remet­trait là aus­si en cause deux des pré­re­quis essen­tiels du Bit­coin : sa « démo­cra­tie » et sa transparence.

L’intérêt de la preuve de travail

Une telle remise en cause des fon­da­men­taux du Bit­coin (absence de confiance, sécu­ri­té, démo­cra­tie) se retrouve d’ailleurs dans une autre des facettes noires du Bit­coin : la preuve de tra­vail. Son coût à la fois finan­cier et éner­gé­tique en est tel que nom­breux sont ceux qui ont essayé de la rem­pla­cer par d’autres méthodes de vali­da­tion, telle la preuve d’enjeu (proof of stake en anglais) ou la preuve de des­truc­tion (proof of burn en anglais).

Mais ces méthodes ne sont pas magi­que­ment moins coû­teuses. Elles le sont parce qu’elles impliquent néces­sai­re­ment une plus grosse concen­tra­tion de pou­voir entre les mains de cer­tains par­ti­ci­pants (les gros por­teurs), ce qui rompt avec un des prin­cipes phares du Bit­coin, son côté démo­cra­tique. Paral­lè­le­ment, ce type de méca­nismes de vali­da­tion sont recon­nus pour être moins sûrs et plus mani­pu­lables, ce qui requiert une plus grande confiance à la fois dans le sys­tème lui-même et dans le fait que l’intérêt des gros por­teurs est bien le même que celui du reste des participants.

L’inévitable volatilité

Outre ces aspects, la forte fluc­tua­tion du Bit­coin est sou­vent mise en avant comme un de ses prin­ci­paux défauts. En effet, comme le rap­pelle Jean Tirole (X73), pour qu’un actif devienne une mon­naie, il faut néces­sai­re­ment qu’il soit à la fois une réserve de valeur, un moyen d’échange et une uni­té de compte. Les frais éle­vés consi­dé­ra­ble­ment éle­vés des tran­sac­tions en Bit­coin et le temps néces­saire pour vali­der ces tran­sac­tions font qu’il ne peut être un moyen d’échange (la solu­tion pro­po­sée à ces deux écueils étant, tel qu’évoqué ci-des­sus, d’augmenter la bande pas­sante du Bit­coin). Sa forte vola­ti­li­té chro­nique fait qu’il ne peut jouer le rôle d’une réserve de valeur.

Réduire cette vola­ti­li­té requer­rait l’existence dans le sys­tème Bit­coin d’une forme de poli­tique moné­taire (consis­tant en une des­truc­tion de Bit­coin lorsqu’il évo­lue trop à la baisse et en une émis­sion plus grande de Bit­coin lorsqu’il monte de façon trop forte), mais cela contre­vien­drait tout sim­ple­ment à d’autres fon­da­men­taux du Bit­coin : son non-atta­che­ment à tout autre actif (sur quel actif se fon­der pour déci­der d’une poli­tique moné­taire : le dol­lar ? l’euro ? l’or ?), sa décen­tra­li­sa­tion et le fait qu’il doit fonc­tion­ner en l’absence de confiance entre participants.

Une monnaie, quand même ? 

Ain­si, pour que le Bit­coin devienne une mon­naie, il fau­drait le modi­fier d’une manière qui remet­trait tota­le­ment en cause ses prin­cipes fon­da­teurs, les­quels sont sans aucun doute à l’origine de son suc­cès : moult cryp­to­mon­naies ou cryp­toac­tifs ont essayé de rem­pla­cer le Bit­coin, et ce sans suc­cès, car cela revient à oublier ce pour quoi le Bit­coin a été créé. Mais, même en l’état, avec ses défauts et ses limites, cer­tains envi­sagent néan­moins le Bit­coin jouant un rôle de mon­naie. Cela cor­res­pond à la vision roman­tique d’une mon­naie dénuée de toute poli­tique moné­taire et ayant une valeur natu­relle, telle que l’or qui a long­temps ser­vi d’étalon. C’est d’ailleurs une telle vision roman­tique qui a été adop­tée par les créa­teurs du Bit­coin : le choix du nom de mineur et le stock arbi­trai­re­ment limi­té du nombre total de Bit­coins n’est sur­ement pas anodin.

« La vision romantique d’une monnaie dénuée de toute politique monétaire et ayant une valeur « naturelle ». »

Si une telle vision de la mon­naie cor­res­pond effec­ti­ve­ment à celle d’un cou­rant très mino­ri­taire au sein des éco­no­mistes (l’école autri­chienne), elle est cepen­dant contes­tée par la majeure par­tie des éco­no­mistes, y com­pris les plus stricts en matière de poli­tique moné­taire : même Mil­ton Fried­man, pour ne prendre qu’un exemple, consi­dère néces­saire qu’une banque cen­trale ali­mente l’économie en mon­naie à mesure que la quan­ti­té de biens et ser­vices pro­duits dans l’économie aug­mente, afin de ne pas en blo­quer la crois­sance : si le stock de mon­naie ne croît pas, alors que la pro­duc­tion aug­mente, cela conduit néces­sai­re­ment à une défla­tion, chose rare­ment accep­tée par les humains pour des ques­tions… de confiance (est-ce qu’on me paye moins parce qu’il y a de la crois­sance, ce que je ne peux mesu­rer, ou parce que je me fais duper ?).

Les limites de la confiance

C’est d’ailleurs ce manque d’émission moné­taire qui com­pro­met la seconde rai­son géné­ra­le­ment avan­cée : le cas d’un État défaillant ou d’une éco­no­mie en grande dif­fi­cul­té avec une infla­tion galo­pante. Une croyance assez répan­due est que dans de tels cas, mal­gré ses défauts, le Bit­coin pour­rait faire mieux que la mon­naie offi­cielle. Outre l’adoption offi­cielle très média­ti­sée du Bit­coin au Sal­va­dor, l’Argentine, le Liban ou le Nigé­ria sont autant d’exemples de pays fré­quem­ment men­tion­nés comme étant de grands uti­li­sa­teurs du Bit­coin pour faire face à une éco­no­mie défaillante.

Si l’idée est sédui­sante sur le papier, elle pose dans la pra­tique un pro­blème de taille. En effet, à l’origine, l’accès au Bit­coin est rela­ti­ve­ment ouvert : pour avoir du Bit­coin, il suf­fit de miner avec un simple PC et, si l’on y passe un petit peu de temps, on finit par obte­nir du Bit­coin. Mais ce temps est depuis long­temps révo­lu et, de nos jours, le minage du Bit­coin est deve­nu tel­le­ment ardu que nul n’ayant à sa dis­po­si­tion une ferme d’ordinateurs haute per­for­mance ne peut espé­rer d’obtenir du Bit­coin en minant. Et la quan­ti­té arbi­trai­re­ment finie de Bit­coin fait qu’il sera à terme impos­sible de se pro­cu­rer du Bit­coin autre­ment qu’en pas­sant par une per­sonne qui pos­sède déjà du Bitcoin.

Or c’est un pro­blème de taille car, si le minage de Bit­coin ne néces­site aucune confiance, l’échange de Bit­coin contre un autre actif auprès d’une per­sonne en pos­sé­dant requiert, elle, de la confiance, ou l’existence d’intermédiaires de confiance : com­ment s’assurer qu’une per­sonne à qui on donne de l’argent (ou autre chose) nous trans­fé­re­ra bien les Bit­coins pro­mis, quand une simple tran­sac­tion en Bit­coin peut prendre des heures à être vali­dée ? Sans sur­prise, dans ces pays, les escro­que­ries au Bit­coin sont légion.

L’inconvénient de la limite d’émission

Ain­si, la limite arbi­traire d’émission de Bit­coin, tant louée par cer­tains comme per­met­tant de se pas­ser de toute forme de confiance (contrai­re­ment à une banque cen­trale qui mène une poli­tique moné­taire) est, au contraire, une limite arbi­traire qui impose l’existence de confiance pour que les échanges aient lieu. Pour que le Bit­coin soit véri­ta­ble­ment trust­less, il aurait fal­lu per­mettre de conti­nuer à pou­voir entrer dans ce sys­tème à la propre sueur de son front (ou plu­tôt de sa com­pu­ta­tion), mais cela est tout sim­ple­ment incom­pa­tible avec la néces­si­té de rendre le minage de plus en plus dif­fi­cile à mesure que le Bit­coin prend de la valeur, afin d’éviter toute attaque.

Or c’est pré­ci­sé­ment cette dif­fi­cul­té variable qui pose un pro­blème fon­da­men­tal, et pour­tant peu sou­vent mis en avant, dans le cas du Bit­coin, pro­blème qui peut conduire à remettre en ques­tion la confiance qu’on accorde à sa tech­no­lo­gie. En effet la dif­fi­cul­té pro­gres­sive du minage est source de double concen­tra­tion. D’une part, au début il est très facile de miner, donc les pre­miers adop­tants concentrent rapi­de­ment une quan­ti­té forte de Bit­coins. Ça ne serait pas un pro­blème si la quan­ti­té d’émission de nou­veaux Bit­coins était conti­nue, voire crois­sante. Or elle est décrois­sante et tom­be­ra dans quelques années à zéro, ce qui signi­fie que les pre­miers adop­tants tendent à concen­trer dans leurs mains une très forte pro­por­tion de la quan­ti­té de Bit­coins exis­tants, et ça repré­sente un risque cer­tain de mani­pu­la­tion du cours du Bitcoin.

À l’inverse, la dif­fi­cul­té crois­sante du minage a conduit à une concen­tra­tion crois­sante des mineurs, qui sont deve­nus à mesure que le minage deve­nait plus ardu des acteurs de plus en plus gros, équi­pés d’équipement infor­ma­tique extrê­me­ment coû­teux (des cen­taines de mil­liers, voire des mil­lions de dol­lars), qui se regroupent au sein de car­tels nom­més pools. Or cer­tains de ces pools sont deve­nus tel­le­ment gros et puis­sants qu’ils ont fran­chi la barre fati­dique des 51 % de la capa­ci­té de minage, ce qui leur donne en théo­rie le contrôle, ou tout du moins un pou­voir d’influence cer­tain sur le Bit­coin.

La variabilité de la difficulté du minage

Pour résu­mer, le Bit­coin ne se com­porte pas comme une mon­naie et n’a pas été adop­té comme mon­naie, parce que fac­tuel­le­ment il n’a pas été conçu pour, ce que nombre de réflexions semblent oublier : son desi­gn favo­rise l’ouverture, la décen­tra­li­sa­tion et une sécu­ri­té suf­fi­sante, au prix d’un nombre limi­té de tran­sac­tions, à un coût éner­gé­tique et moné­taire éle­vé, ce qui res­treint de fac­to son uti­li­sa­tion pour des opé­ra­tions courantes.

Mais, au-delà de cela, le Bit­coin souffre de tra­vers sup­plé­men­taires, pro­ba­ble­ment eux non inten­tion­nels, liés à la varia­bi­li­té de la dif­fi­cul­té du minage, pour­tant au cœur de son sys­tème de sécu­ri­té : cette varia­bi­li­té rend de fait obli­ga­toire une cer­taine dose de confiance, soit dans des per­sonnes qui servent de point d’entrée au Bit­coin (parce qu’en pos­sé­dant), soit dans le fait que les « gros » du Bit­coin – déten­teurs, mineurs – n’adopteront pas un com­por­te­ment qui serait au détri­ment du reste des uti­li­sa­teurs. Une belle iro­nie, lorsqu’on sait que, jus­te­ment, l’objectif du Bit­coin était de per­mettre des échanges dans un envi­ron­ne­ment entiè­re­ment dénué de confiance.

Peut-on dépasser les défauts du Bitcoin ? 

Ces limites du Bit­coin ont don­né nais­sance, outre la créa­tion de cryp­to­mon­naies concur­rentes, à diverses solu­tions ayant pour but de rendre l’utilisation du Bit­coin plus com­mode pour des tran­sac­tions quo­ti­diennes. C’est le cas des exchanges, des pla­te­formes ou places de mar­ché qui se pro­posent de faci­li­ter les tran­sac­tions en Bit­coin et l’échange de Bit­coin contre des devises. Mais ceux-ci sont sujets à de forts risques en matière de sécu­ri­té. D’ailleurs les cas majeurs de vol ou de confis­ca­tion de Bit­coin ont eu lieu à cause de ces exchanges : au-delà du fait que cer­tains escroquent tout sim­ple­ment leurs uti­li­sa­teurs, d’autres n’ont tout sim­ple­ment pas un niveau de sécu­ri­té suf­fi­sant. Il faut donc bien choi­sir son exchange, c’est-à-dire qu’il faut lui faire confiance.

Et Lightning ?

C’est pour évi­ter ce type de pro­blème qu’une solu­tion tech­no­lo­gique d’intermédiation a été lan­cée il y a quelques années : le réseau Light­ning, dont le but est de créer des chambres de com­pen­sa­tion élec­tro­niques entre indi­vi­dus. Ces chambres de com­pen­sa­tion peuvent être bila­té­rales, mais revêtent alors, en dehors du cadre théo­rique, un inté­rêt assez limi­té (avec qui avez-vous des flux finan­ciers réci­proques, mais uni­que­ment en Bit­coin ? n’avez-vous géné­ra­le­ment pas une rela­tion de confiance avec quelqu’un avec qui vous échan­gez régu­liè­re­ment ?), ou mul­ti­la­té­rales, grâce à des nœuds qui servent de relai aux tran­sac­tions entre indi­vi­dus n’ayant pas ensemble de chambre de com­pen­sa­tion bilatérale.

Est-ce que cela fonc­tionne en pra­tique ? Si l’on com­pare l’utilisation du Light­ning avec celle du Bit­coin, on se rend compte de l’existence d’un niveau de sécu­ri­té moins éle­vé, d’une concen­tra­tion plus forte (exis­tence de nœuds), d’un niveau de rési­lience plus faible (nœuds pas­sant « hors ligne » pou­vant cau­ser des incon­sis­tances dans les car­nets de compte et per­met­tant poten­tiel­le­ment à cer­tains de dépen­ser deux fois la même pièce) et d’un taux de suc­cès des tran­sac­tions dans cer­tains cas assez faible. On fait donc face à une tech­no­lo­gie qui est moins « de confiance » que celle du Bit­coin et qui requiert, là aus­si, d’avoir plus confiance dans les acteurs avec les­quels on échange que cela ne serait néces­saire avec le Bitcoin.

Les limites de Lightning

Pour autant, contrai­re­ment à sa pro­messe, le Light­ning ne per­met pas de résoudre les défauts du Bit­coin, ce qui per­met­trait de l’utiliser comme une vraie mon­naie. Si le réseau Light­ning per­met bien en théo­rie d’accélérer les tran­sac­tions, en pra­tique ce réseau est sou­mis à un pro­blème de liqui­di­té, tout par­ti­cu­liè­re­ment lorsque le Bit­coin devient vola­tile. De même, lors de trans­ferts entre deux indi­vi­dus dis­tants, un échec répé­té des tran­sac­tions (il faut trou­ver un che­min accep­table entre les nœuds) ralen­tit les paie­ments. Mal­gré son poten­tiel, le réseau Light­ning ne tour­nait cou­rant 2023 qu’à 2,4 tran­sac­tions par seconde, contre 4,4 pour le Bit­coin à la même période, un comble !

Autre pro­blème du Bit­coin, si l’on sou­haite en faire une vraie mon­naie, auquel le réseau Light­ning se heurte : les frais de tran­sac­tion. Certes, on éco­no­mise en fai­sant moins appel au Bit­coin mais, même si l’on se limi­tait à une seule tran­sac­tion en Bit­coin, le niveau de ces der­nières (en moyenne près de 13 $ par tran­sac­tion en 2023, avec des pics à près de 40 $) ren­drait son uti­li­sa­tion bien plus coû­teuse que la plu­part des moyens de paie­ment habi­tuels, sur­tout que les inter­mé­diaires sur le réseau Light­ning (les nœuds), qui peuvent d’ailleurs être nom­breux entre deux indi­vi­dus par­ti­cu­liers, prennent éga­le­ment des frais de tran­sac­tion (modestes à ce stade) au passage.

Mais, sur­tout, un autre aspect du Bit­coin pose pro­blème : la forte vola­ti­li­té de sa valeur repré­sente un écueil majeur dans l’adoption du Light­ning ou de tout autre pro­to­cole de ce genre ; pour sim­pli­fier, ouvrir un canal d’échange sur ce réseau requiert un col­la­té­ral en Bit­coin (afin de réduire les risques de défec­tion), mais il se peut très bien que, lorsqu’on ferme le canal (c’est-à-dire lorsqu’on règle le solde de la chambre de com­pen­sa­tion), le cours du Bit­coin ait entre­temps beau­coup évo­lué, ce qui peut repré­sen­ter pour cer­tains par­ti­ci­pants un gain ou une perte très importante.

Lightning n’est pas la solution

Par consé­quent, le pro­to­cole Light­ning n’est en aucun cas la solu­tion annon­cée afin de résoudre les « pro­blèmes » du Bit­coin, et ça n’est sans doute pas une sur­prise que, cinq ans après son lan­ce­ment, et ce mal­gré la forte crois­sance des tran­sac­tions en Bit­coin sur cette même période, l’utilisation de ce pro­to­cole reste à ce jour très mino­ri­taire (la four­chette haute de l’estimation du nombre d’utilisateurs du pro­to­cole Light­ning semble s’établir à un mil­lion, à com­pa­rer à un nombre d’utilisateurs de Bit­coin qui esti­mé entre 60 et plus d’une cen­taine de mil­lions) et son adop­tion, après un démar­rage pous­sif, stagne depuis fin 2022, ce qui démontre que ce pro­to­cole cor­res­pond bien à un usage, mais un usage de niche. Et un usage de niche qui demande une cer­taine dose de confiance (dans la tech­no­lo­gie et dans les autres utilisateurs).

« Un usage de niche qui demande une certaine dose de confiance. »

« Ayez confiance ! (ou pas…) » 

« Confiance ». Ce mot résume à lui seul tous les fan­tasmes et toutes les contro­verses qui entourent le Bit­coin. À l’origine un manque de confiance dans les banques, mais tout par­ti­cu­liè­re­ment dans les banques cen­trales et les poli­tiques, qui motive la créa­tion du Bit­coin en 2008, puis son adop­tion rapide. Confiance (aveugle ?) dans la tech­no­lo­gie qui sous-tend ce Bit­coin, la blo­ck­chain, et qui nous fait rêver d’un sys­tème moné­taire décen­tra­li­sé, objec­tif, non mani­pu­lable, et par consé­quent trust­less, lequel rend la confiance entre humains, nor­ma­le­ment un pré­re­quis à nos échanges, entiè­re­ment optionnelle.

Confiance qui, fina­le­ment, nous fait croire que, dans ce nou­veau monde, n’importe qui, exchanges, nodes, etc. peut deve­nir un inter­mé­diaire à nos tran­sac­tions finan­cières, là où aupa­ra­vant seules les ins­ti­tu­tions les plus régu­lées pou­vaient jouer un tel rôle. Perte de confiance sou­daine envers Cel­sius Net­work, FTX, Voya­ger… cer­tains des plus gros exchanges de cryp­toac­tifs, qui par leur faillite cau­se­ront une sou­daine crise de confiance envers les cryp­to­mon­naies dans leur ensemble. Confiance que, depuis lors, les par­ti­sans et inves­tis­seurs dans les cryp­to­mon­naies actifs essayent déses­pé­ré­ment de restaurer.

« Pas de mon­naie sans confiance », disait Michel Agliet­ta (X59). Comme nous l’avons expo­sé ci-des­sus, pour que le trust­less Bit­coin devienne une mon­naie, il fau­drait qu’il cesse d’être trust­less, mais quel en serait alors l’intérêt ? Mon­naie sans confiance est chi­mère. Bit­coin comme mon­naie est chi­mère. Les vraies cryp­to­mon­naies ne pour­ront être por­tées que par des auto­ri­tés de confiance, que cela nous plaise ou non.

Bit­coin ain’t bro­ken, so don’t fix it – it’s just not a cur­ren­cy, get over it ! 

« Pas de monnaie sans confiance ! »

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