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Euro numérique : pour une monnaie sûre, souveraine et résiliente à l’ère du numérique

Dossier : BitcoinMagazine N°792 Février 2024
Par François VILLEROY de GALHAU (X78)
Par Alexandre STERVINOU

L’euro numé­rique connaît depuis quelques mois un écho média­tique crois­sant, qui devrait conti­nuer à s’amplifier avec le pro­ces­sus légis­la­tif ini­tié en juin 2023 pour enca­drer ses condi­tions d’utilisation. Le Conseil des gou­ver­neurs a approu­vé en octobre 2023 le démar­rage d’une phase de pré­pa­ra­tion qui pour­ra mener à un lan­ce­ment poten­tiel d’ici 2027–2028. Ce chan­tier consis­te­ra à pré­pa­rer l’introduction d’un billet numé­rique, c’est-à-dire d’une nou­velle forme de mon­naie cen­trale, déma­té­ria­li­sée, avec des carac­té­ris­tiques proches de celles du billet, qui per­met­tra de péren­ni­ser le par­te­na­riat public-pri­vé qui est au cœur de notre sys­tème moné­taire. Tout natu­rel­le­ment, une telle inno­va­tion sus­cite nombre de ques­tions : pour­quoi créer à côté des billets une mon­naie numé­rique de banque cen­trale (MNBC) ? Com­ment cela s’intégrerait-il dans l’écosystème des paie­ments existants ?

Nous n’en sommes pas tou­jours conscients, mais nous pou­vons effec­tuer nos paie­ments aujourd’hui avec deux formes de mon­naie : la mon­naie émise par la banque cen­trale, sous forme de billets et pièces, appe­lée aus­si mon­naie cen­trale ; la mon­naie émise par les banques com­mer­ciales, uti­li­sée sous forme de chèques et sur­tout, désor­mais, de cartes, vire­ments et pré­lè­ve­ments numé­riques, que l’on dénomme éga­le­ment mon­naie com­mer­ciale. L’une et l’autre ont à l’évidence la même valeur et ins­pirent la même confiance au public (sauf en cas de crise ban­caire, où la pre­mière demeure un refuge).

« La confiance que la monnaie commerciale inspire est ancrée par sa pleine équivalence et sa convertibilité permanente, un pour un, à la monnaie centrale. »

Mais cette équi­va­lence tient à un fac­teur essen­tiel, le rôle d’ancrage de la mon­naie cen­trale. En effet, la confiance que la mon­naie com­mer­ciale ins­pire n’est pas seule­ment due à la signa­ture pri­vée de chaque banque com­mer­ciale ; elle est ancrée par sa pleine équi­va­lence et sa conver­ti­bi­li­té per­ma­nente, un pour un, à la mon­naie cen­trale. L’utilisation régu­lière des espèces par le grand public per­met d’éprouver, au quo­ti­dien, cette libre conver­ti­bi­li­té à pari­té entre les dif­fé­rentes formes de la mon­naie, ce qui par­ti­cipe à la confiance dans une mon­naie unique par­tout en zone euro. 

Préserver la place de la monnaie centrale

Les réflexions autour d’un euro numé­rique sont dès lors d’abord moti­vées par un constat simple : les espèces sont de moins en moins uti­li­sées dans les paie­ments du quo­ti­dien, alors qu’elles sont un immense suc­cès de thé­sau­ri­sa­tion. Les enquêtes menées par l’Eurosystème montrent que, en France, la part des espèces serait ain­si pas­sée de 68 % des tran­sac­tions en 2016 à 50 % en 2022. Cette ten­dance est direc­te­ment liée à la numé­ri­sa­tion des éco­no­mies, qui s’accompagne d’une part de l’émergence de nou­velles habi­tudes de consom­ma­tion, à l’image du fort déve­lop­pe­ment du e‑commerce, et d’autre part d’une inno­va­tion de mar­ché accrue, qui prend par exemple la forme du paie­ment sans contact et du paie­ment mobile. Bien enten­du, cette ten­dance à la numé­ri­sa­tion a de nom­breux béné­fices : l’innovation des acteurs pri­vés a per­mis d’offrir des moyens de paie­ment scrip­tu­raux plus rapides, fluides et sécurisés.

Néan­moins, ce constat inter­roge quant à la place de la mon­naie cen­trale dans les paie­ments du quo­ti­dien. En effet, actuel­le­ment, les espèces sont la seule forme de mon­naie cen­trale acces­sible au grand public, tan­dis que les paie­ments élec­tro­niques per­mettent uni­que­ment de véhi­cu­ler de la mon­naie com­mer­ciale. Les évo­lu­tions de la tech­no­lo­gie et des usages imposent donc de repen­ser la forme de la mon­naie cen­trale afin de l’adapter aux habi­tudes de paie­ment du XXIe siècle. Pour cela, les banques cen­trales doivent inno­ver, comme elles l’ont tou­jours fait, par exemple en intro­dui­sant le billet de banque il y a deux siècles, qui vint com­plé­ter les pièces en or et en argent.

Préserver et améliorer les caractéristiques des espèces à l’ère du numérique 

Les espèces pré­sentent des carac­té­ris­tiques uniques, aux­quelles les par­ti­cu­liers res­tent par­ti­cu­liè­re­ment atta­chés. Avec l’euro numé­rique, l’Eurosystème s’efforcera d’offrir des carac­té­ris­tiques aus­si proches que pos­sible de celles des espèces, mais sous une forme déma­té­ria­li­sée. Ces carac­té­ris­tiques ren­dront l’euro numé­rique com­pa­rable à un billet numé­rique.

Comme le billet, l’euro numé­rique sera d’abord une forme de mon­naie cen­trale, direc­te­ment émise par la banque cen­trale. Son cours légal le ren­dra uti­li­sable par­tout en zone euro. Il sera éga­le­ment pour­vu d’un méca­nisme de paie­ment hors ligne, qui offri­ra une confi­den­tia­li­té iden­tique à celle des espèces et une rési­lience ren­for­cée. Ses fonc­tion­na­li­tés de base seront gra­tuites pour les par­ti­cu­liers. Enfin, comme le billet, l’euro numé­rique sera acces­sible au plus grand nombre, y com­pris les per­sonnes les plus vulnérables.

Outre ces points com­muns avec les espèces, l’euro numé­rique offri­ra aus­si cer­taines fonc­tion­na­li­tés sup­plé­men­taires. Grâce à sa forme déma­té­ria­li­sée, il ren­dra la mon­naie cen­trale uti­li­sable par­tout, y com­pris dans cer­tains contextes où les espèces ne peuvent pas l’être, par exemple en e‑commerce. Sa concep­tion faci­li­te­ra aus­si le déve­lop­pe­ment, par les acteurs pri­vés, de fonc­tion­na­li­tés inno­vantes, à l’image des paie­ments conditionnels.

Une liberté de choix accrue pour le grand public

Cette nou­velle forme de mon­naie cen­trale, com­plé­men­taire du billet, vien­dra ren­for­cer la liber­té de choix des uti­li­sa­teurs. Ceux-ci béné­fi­cie­ront d’une nou­velle option pour payer en Europe, sans aucune obli­ga­tion d’utilisation. L’Eurosystème n’a pas voca­tion à gagner des parts de mar­ché, mais plu­tôt à offrir une option de paie­ment sup­plé­men­taire, à mi-che­min entre les espèces et les moyens de paie­ment scrip­tu­raux. Il revien­dra donc aux uti­li­sa­teurs de défi­nir la place de l’euro numé­rique et sa vitesse d’adoption, en fonc­tion de leurs pré­fé­rences. L’euro numé­rique sera ain­si com­plé­men­taire des espèces et des autres moyens de paie­ment scrip­tu­raux : il n’aura pas voca­tion à les concur­ren­cer, et encore moins à les remplacer. 

“Offrir une option de paiement supplémentaire, à mi-chemin entre les espèces et les moyens de paiement scripturaux.”

Tout comme les billets ont com­plé­té les pièces il y a deux siècles, l’euro numé­rique vien­dra, lui aus­si, com­plé­ter l’offre de paie­ment et accom­pa­gner l’évolution des usages. En par­ti­cu­lier, les acteurs publics euro­péens ont pris des enga­ge­ments forts, constants et dans la durée pour pré­ser­ver la dis­po­ni­bi­li­té des espèces. Avec sa stra­té­gie fidu­ciaire 2030, l’Eurosystème s’est enga­gé à faire en sorte que les espèces res­tent lar­ge­ment acces­sibles et accep­tées, aus­si bien comme moyen de paie­ment que comme réserve de valeur. 

La Com­mis­sion euro­péenne a éga­le­ment fait preuve de son atta­che­ment aux espèces en publiant un paquet mon­naie unique qui contient, outre sa pro­po­si­tion sur l’euro numé­rique, une pro­po­si­tion de règle­ment qui conforte le cours légal des espèces. Enfin, la Banque de France envi­sage la construc­tion d’une nou­velle impri­me­rie fidu­ciaire dans le Puy-de-Dôme, pour un mon­tant de plus de 250 mil­lions d’euros, qui per­met­tra à la France de se doter du pôle de pro­duc­tion publique de billets le plus moderne, effi­cace et éco­lo­gique d’Europe.

Un partenariat public-privé

Depuis long­temps, la mon­naie est un par­te­na­riat public-pri­vé : les banques cen­trales garan­tissent la confiance et la sta­bi­li­té dans la mon­naie, tan­dis que les banques com­mer­ciales assurent l’innovation, l’agilité et la rela­tion client. Ce par­te­na­riat de longue date se pour­sui­vra avec l’euro numé­rique puisque, comme les espèces, il sera dis­tri­bué par des acteurs pri­vés. En effet, sa dis­tri­bu­tion sera confiée aux pres­ta­taires de ser­vices de paie­ment (PSP) teneurs de compte, c’est-à-dire les éta­blis­se­ments de cré­dit, les éta­blis­se­ments de paie­ment et les éta­blis­se­ments de mon­naie élec­tro­nique. Ceux-ci seront res­pon­sables d’ouvrir et de tenir les comptes en euro numé­rique, d’assurer la rela­tion client, de four­nir un ins­tru­ment de paie­ment, de rem­plir les exi­gences LCB-FT (Lutte contre le blan­chi­ment des capi­taux et le finan­ce­ment du ter­ro­risme) ; mais aus­si, de manière option­nelle, d’intégrer l’euro numé­rique à leurs inter­faces exis­tantes et de déve­lop­per des ser­vices à valeur ajoutée.

Pour assu­rer la bonne inté­gra­tion de l’euro numé­rique à l’écosystème finan­cier, des mesures seront éga­le­ment prises pour contrô­ler stric­te­ment les risques poten­tiels pour les banques com­mer­ciales. Afin d’éviter toute fuite des dépôts, les uti­li­sa­teurs se ver­raient impo­ser des limites de déten­tion. Ces limites seront cali­brées, le moment venu, de manière à évi­ter que l’euro numé­rique ne soit uti­li­sé comme un actif d’investissement, tout en assu­rant qu’il reste uti­li­sable pour les paie­ments du quotidien.

Un modèle gagnant-gagnant

Le modèle éco­no­mique de l’euro numé­rique sera, bien enten­du, conçu de telle sorte que tous les acteurs de la chaîne des paie­ments trouvent un inté­rêt à y prendre part. Pour les banques, cela passe d’abord par des reve­nus sup­plé­men­taires, qui pour­raient notam­ment prendre la forme de com­mis­sions com­mer­çants, comme celles qui existent aujourd’hui pour les solu­tions pri­vées. Mais l’euro numé­rique devra aus­si être inté­res­sant éco­no­mi­que­ment pour les com­mer­çants, en leur per­met­tant d’offrir aux consom­ma­teurs un moyen de paie­ment uni­ver­sel com­pé­ti­tif du point de vue des frais.

Dans les deux cas de figure, cela passe aus­si par des éco­no­mies poten­tielles, qui pour­raient être per­mises par la prise en charge par l’Eurosystème de cer­taines dépenses rela­tives au règle­ment des tran­sac­tions et à la ges­tion du scheme, à l’instar de ce qui est fait pour les billets, reflé­tant la nature de bien public de l’euro numé­rique. En outre, les acteurs pri­vés pour­ront béné­fi­cier des stan­dards d’acceptation com­muns et ouverts, qui seront défi­nis dans le cadre d’un scheme dédié et dont le déploie­ment en zone euro sera faci­li­té par le sta­tut de cours légal de l’euro numérique.

Ces stan­dards pour­ront être réuti­li­sés par les acteurs pri­vés pour leurs solu­tions en mon­naie com­mer­ciale. L’euro numé­rique sera ain­si une pla­te­forme pour l’innovation, qui per­met­tra aux acteurs pri­vés de déployer leurs solu­tions par­tout en zone euro, alors que celles-ci sont aujourd’hui, pour la plu­part, frag­men­tées et can­ton­nées au péri­mètre national.

Un renforcement de l’Europe

De ce fait, l’euro numé­rique vien­dra ren­for­cer l’intégration euro­péenne et favo­ri­ser la concur­rence et l’innovation dans les paie­ments. Par exemple, il pour­ra être com­plé­men­taire de la solu­tion EPI (Euro­pean Pay­ment Ini­tia­tive), dont le lan­ce­ment pro­gres­sif a été annon­cé en 2023. Cette ini­tia­tive, qui consti­tue une alter­na­tive cré­dible aux schemes cartes inter­na­tio­naux, béné­fi­cie depuis le départ du sou­tien plein et entier de la Banque de France et de l’Eurosystème. Le pro­jet euro numé­rique contri­bue­ra, enfin et sur­tout, à la sou­ve­rai­ne­té euro­péenne en matière de paiements.

À défaut d’actifs publics numé­riques, les besoins ris­que­raient d’être cou­verts par des actifs pri­vés, émis par des Big Tech non euro­péens : on l’avait vu il y a quelques années avec le pro­jet Libra de Face­book-Meta, on le voit aujourd’hui avec Pay­Pal et son offre de paie­ment en sta­ble­coins, un actif numé­rique pri­vé ados­sé au dol­lar. La dépen­dance euro­péenne à l’égard d’acteurs étran­gers sou­lève en effet d’importantes ques­tions de sou­ve­rai­ne­té pour l’Europe, notam­ment en matière de contrôle sur la pro­tec­tion des don­nées à carac­tère per­son­nel, mais éga­le­ment en termes de coûts. L’euro numé­rique, avec son cours légal, per­met­tra de répondre à ce risque, en fai­sant émer­ger des solu­tions de paie­ment nati­ve­ment euro­péennes, accep­tées par­tout en zone euro et uti­li­sables dans tous les contextes.

Une introduction progressive à partir de 2027

La phase d’investigation sur un euro numé­rique, menée par l’Eurosystème depuis près de deux ans, s’est ache­vée en octobre 2023. Le Conseil des gou­ver­neurs de la BCE s’est pro­non­cé sur l’ouverture d’une phase dite de pré­pa­ra­tion. Cette nou­velle phase per­met­tra de pré­pa­rer l’émission d’un euro numé­rique, en fina­li­sant la concep­tion (par exemple la rédac­tion du scheme rule­book), en expé­ri­men­tant cer­taines fonc­tion­na­li­tés dans l’univers réel et en éla­bo­rant une stra­té­gie de déve­lop­pe­ment. Elle per­met­tra éga­le­ment d’ajuster l’architecture cible de l’euro numé­rique en fonc­tion du conte­nu du texte de loi qui sera débat­tu dans les pro­chains mois par le Par­le­ment et le Conseil. Dans ce contexte, la déci­sion défi­ni­tive de lan­ce­ment devrait être prise d’ici 2025 et l’euro numé­rique pour­rait être intro­duit d’ici 2027–2028, de manière pro­gres­sive pour les dif­fé­rents cas d’usage envi­sa­gés : paie­ments à dis­tance, entre par­ti­cu­liers, de proximité.


Bibliographie

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