Entre cryptomonnaies et CBDC, quel avenir pour la monnaie ?

Entre cryptomonnaies et CBDC, quel avenir pour la monnaie ?

Dossier : BitcoinMagazine N°792 Février 2024
Par Jean TIROLE (X73)

La révo­lu­tion numé­rique, en faci­li­tant l’introduction de nou­velles mon­naies, pré­fi­gure une concur­rence intense entre sec­teur pri­vé et sec­teur public et entre pays pour offrir des ser­vices effi­caces pro­pices à l’épargne, aux tran­sac­tions et à l’écriture des contrats. S’il est dif­fi­cile d’en pré­dire l’issue, gageons que les quelques fon­da­men­taux éco­no­miques dis­cu­tés dans cet article seront au centre des développements.

Le déve­lop­pe­ment des cryp­to­mon­naies est à resi­tuer dans un contexte plus géné­ral : la guerre entre dif­fé­rentes approches pour offrir aux acteurs éco­no­miques la pos­si­bi­li­té de sto­cker et faire fruc­ti­fier leur épargne et leurs liqui­dités, pour régler les tran­sac­tions et pour ser­vir d’unité de compte dans les contrats finan­ciers et com­mer­ciaux. De fait, il y a une demande impor­tante pour des mon­naies aux coûts de tran­sac­tion faibles, en par­ti­cu­lier pour les tran­sac­tions inter­na­tio­nales ou pour les micro­con­tri­bu­tions et les micro­paie­ments. [Par exemple, le e‑yuan implique un coût de tran­sac­tion de 0,1 %, à com­pa­rer aux 2 % que peuvent tari­fer les orga­nismes de cartes de crédit.] 

Des coûts de transaction élevés

Tout actif a le poten­tiel d’être uti­li­sé comme mon­naie, mais bien peu réus­sissent à deve­nir une réserve de valeur, un moyen d’échange et une uni­té de compte. En par­ti­cu­lier, le bit­coin en est loin. Les coûts de tran­sac­tion du bit­coin sont encore éle­vés. De plus, il n’a pas encore adop­té le modèle biface des cartes de paie­ment (qui consiste à faire payer le com­mer­çant et pas l’acheteur, voire même à sub­ven­tion­ner ce der­nier pour l’utilisation de la carte par des remises ou des miles gra­tuits) ; aujourd’hui le bit­coin sert essen­tiel­le­ment, au moins dans les pays déve­lop­pés, de réserve de valeur-outil spé­cu­la­tif et n’a que peu d’intérêt pour les tran­sac­tions, hor­mis les tran­sac­tions illégales. 

Une très grande volatilité

La très grande vola­ti­li­té de la valeur des cryp­to­mon­naies est un autre fac­teur ren­dant leur uti­li­sa­tion comme uni­té de compte pour les contrats impro­bable. C’est pour cela que cer­taines cryp­to­mon­naies sont conçues comme des cryp­to­mon­naies stables (en anglais : sta­ble­coins) ; la plus impor­tante de ces mon­naies stables actuel­le­ment est Tether. L’idée est d’apparier à la cryp­to­mon­naie un col­la­té­ral qui en garan­tisse la valeur. 

Ce col­la­té­ral peut avoir plu­sieurs formes. Il peut être consti­tué de titres émis dans une mon­naie clas­sique (comme le dol­lar), par exemple des bons du Tré­sor ou demain une mon­naie de banque cen­trale (cen­tral bank digi­tal cur­ren­cy ou CBDC). Ces réserves doivent alors être en quan­ti­té suf­fi­sante pour arri­mer la cryp­to­mon­naie à la mon­naie choi­sie. Mais, pour cela, il faut bien sûr un super­vi­seur pru­den­tiel atten­tif. Car, comme pour toutes les ins­ti­tu­tions finan­cières, la ten­ta­tion est forte d’investir dans des actifs plus ris­qués et à ren­de­ment plus éle­vé que dans des actifs rela­ti­ve­ment sûrs mais peu rému­né­ra­teurs (c’est pour cette rai­son que le res­pect des exi­gences de liqui­di­tés impo­sées aux banques par Bâle 3 est tou­jours un exer­cice délicat). 

De fait, Tether, dont les réserves en dol­lars étaient sup­po­sées cor­res­pondre 1 pour 1 au nombre de tokens, fut en 2021 condam­né par la Com­mo­di­ty Futures Tra­ding Com­mis­sion amé­ri­caine à payer 41 mil­lions de dol­lars pour avoir pré­ten­du être cou­vert à 100 % par de la mon­naie fidu­ciaire quand il ne l’était qu’à 27,6 %. De plus, la pla­te­forme peut vou­loir octroyer des prêts à des socié­tés affi­liées, ce dont elle doit être empêchée.

CBCD © Сергей Шиманович / Adobe Stock

La nécessité d’un régulateur

Il y a bien enten­du d’autres formes pos­sibles de col­la­té­ral : les actifs finan­ciers, des mar­chan­dises (biens durables) sto­ckées, des matières pre­mières, ou encore… d’autres cryp­to­mon­naies (ce qui pour­rait être utile si les valeurs des cryp­to­mon­naies étaient néga­ti­ve­ment cor­ré­lées, mais elles sont mal­heu­reu­se­ment plu­tôt cor­ré­lées positi­vement). Dans tous les cas, seul un régu­la­teur pru­den­tiel, comme il en existe pour les banques, peut garan­tir au public que l’institution ne prenne pas ses aises avec les règles qu’elle a édic­tées. Et la natio­na­li­té de ce régu­la­teur est un enjeu impor­tant quand par ailleurs la cryp­to­mon­naie et les inves­tis­seurs cor­res­pon­dants sont tota­le­ment globaux. 

Un des rôles tra­di­tion­nels du régu­la­teur ban­caire est de pro­té­ger les petits dépo­sants, les PME et les autres ins­ti­tu­tions régu­lées contre le risque de faillite de la banque où leurs éco­no­mies ou liqui­di­tés sont dépo­sées : voir mon livre avec Mathias Dewa­tri­pont The Pru­den­tial Regu­la­tion of Banks (MIT Press, 1994) pour une dis­cus­sion de la phi­lo­so­phie de la sur­veillance pru­den­tielle. Un régu­la­teur natio­nal peut en effet être par­ta­gé entre le désir de ren­for­cer l’attractivité de sa place finan­cière (en atti­rant des entre­prises liées aux cryp­to­mon­naies) et celui de pro­té­ger ceux des inves­tis­seurs qui sont loca­li­sés sur son ter­ri­toire, qui ne sont qu’une frac­tion de tous les inves­tis­seurs, ce qui le pousse donc à pri­vi­lé­gier le pre­mier objectif. 

La position centrale des États

En toile de fond, la concur­rence pour le lea­der­ship des paie­ments numé­riques se dérou­le­ra entre au moins trois groupes d’acteurs : les cryp­to­mon­naies décen­tra­li­sées, les mon­naies pri­vées spon­so­ri­sées (Libra-Diem ou toute autre mon­naie de Big Tech) et les mon­naies numé­riques de banque cen­trale (CBDC). Les banques cen­trales sont entrées tar­di­ve­ment sur ce mar­ché, mal­gré les avan­tages com­pé­ti­tifs dont elles dis­posent : l’État décide de ce qui a cours légal, et donc peut for­cer l’utilisation au moins option­nelle de sa mon­naie. Cette option devient une obli­ga­tion quand il s’agit du paie­ment des impôts et autres pré­lè­ve­ments effec­tués par l’État. Enfin, l’État peut for­cer les banques et le Fin­tech à rejoindre la pla­te­forme éta­tique, comme ce fut le cas pour le ren­min­bi en Chine et pour Pix (une pla­te­forme de paie­ments numé­riques gérée par la banque cen­trale) au Brésil. 

“Un consensus semble émerger pour ne pas vider les banques de leurs fonds stables.”

Les États pour­ront aus­si conclure des accords pour rendre les trans­ferts inter­na­tio­naux bon mar­ché, en s’assurant que ces der­niers s’effectuent auto­ma­ti­que­ment au taux de change en vigueur sur un mar­ché des devises CBDC très liquide. Enfin, et en repre­nant en miroir le point déjà fait dans l’article pré­cé­dent celui-ci dans le pré­sent dos­sier au sujet des crypto­monnaies (Cryp­to­mon­naies : le point de vue d’un éco­no­miste), le bilan posi­tif des CBDC peut rapi­de­ment chan­ger de signe dans un État auto­cra­tique. L’aspect numé­rique des CBDC faci­li­te­ra la sur­veillance et la répres­sion des citoyens. Tout pou­voir sup­plé­men­taire don­né aux États requiert l’existence d’un État de droit. 

Quel accès aux CBDC ? 

Les contours de cette mon­naie numé­rique de banque cen­trale res­tent à défi­nir. En par­ti­cu­lier, qui pour­ra déte­nir les CBDC et dans quelles pro­por­tions ? Les dépo­sants de détail ? Ceux déte­nant des dépôts de gros (dépôts non assu­rés) ? Quelle concur­rence sera faite aux dépôts ban­caires ? Sur ce der­nier sujet, un consen­sus semble émer­ger pour ne pas vider les banques de leurs fonds stables. Selon la banque cen­trale chi­noise, « la nou­velle mon­naie numé­rique n’est pas des­ti­née à rem­pla­cer les dépôts sur les comptes ban­caires et les soldes déte­nus par les appli­ca­tions de paie­ment telles qu’Alipay et WeChat ». 

De même, un rap­port de 2020 de sept grandes banques cen­trales et de la Banque des règle­ments inter­na­tio­naux défi­nit le pre­mier de ses trois prin­cipes fon­da­men­taux dans les termes sui­vants : « Coexis­tence avec l’argent liquide et d’autres types de mon­naie dans un sys­tème de paie­ment flexible et inno­vant. » Quoi qu’il en soit, il faut de nou­veau se sou­ve­nir des fon­da­men­taux économiques. 

Tous les dépôts ne peuvent être garantis

Pre­mier fon­da­men­tal, tous les dépôts dans les ins­ti­tu­tions finan­cières ne sont pas cen­sés être garan­tis (pro­té­gés en cas de dif­fi­cul­tés de l’institution). La nature sans risque des dépôts des par­ti­cu­liers jusqu’à une cer­taine limite (100 k€ en France par dépo­sant et par éta­blis­se­ment) est aujourd’hui assu­rée par l’État.

Idéa­le­ment la garan­tie passe par un fonds de garan­tie des dépôts suf­fi­sam­ment solide ; à défaut elle pro­vient d’un ren­floue­ment par l’État à condi­tion que ce der­nier soit sol­vable. Mais, en temps nor­mal, les dépôts sont cou­verts par des prêts (la banque res­treinte – nar­row bank – est sous-opti­male). Notons aus­si que les règles bâloises de super­vi­sion pru­den­tielle insistent aujourd’hui et à juste titre sur le res­pect d’un mon­tant mini­mal du pas­sif des banques en fonds propres et en dettes repré­sen­tant un pas­sif cau­tion­nable (bai­li­nable lia­bi­li­ties). La garan­tie des dépôts s’applique mal­heu­reu­se­ment trop sou­vent à tous les dépo­sants, qu’ils soient garan­tis ou non, comme on l’a encore vu récem­ment lors de la qua­si-faillite du Cré­dit Suisse.

Second fon­da­men­tal, tous les dépôts dans les ins­ti­tu­tions finan­cières ne sont pas cen­sés être à vue. Si la fonc­tion de trans­for­ma­tion des banques peut être sché­ma­ti­sée par la carac­té­ri­sa­tion que les banques en moyenne acceptent les dépôts à vue et prêtent à long terme, il est nor­mal que les banques aient une par­tie de leur pas­sif en titres qui ne sont exi­gibles qu’à terme (et com­pensent les inves­tis­seurs pour cette conces­sion). Cela limite en par­tie leur risque d’illiquidité.

Que faire ?

Un large accès aux CBDC aug­men­te­rait consi­dé­ra­ble­ment la taille des dépôts sûrs et exi­gibles à vue. Est-ce sou­hai­table ? N’oublions pas que, si une par­tie impor­tante du pas­sif des banques était trans­fé­rée à la banque cen­trale, le gou­ver­ne­ment serait dans l’obligation d’accorder des prêts pour com­pen­ser les prêts ban­caires dis­pa­rus. Or l’État n’a en géné­ral pas l’expertise néces­saire pour accor­der des prêts ; il peut aus­si faire du favo­ri­tisme à des fins poli­tiques dans l’octroi de ces prêts ; et enfin il peut être trop indul­gent avec les emprun­teurs insol­vables (phé­no­mène de la « contrainte bud­gé­taire molle »). 

Une approche plus conser­va­trice serait de limi­ter le mon­tant par habi­tant qui peut être déte­nu dans les CBDC. Les CBDC seraient de fac­to les nou­veaux dépôts assu­rés des par­ti­cu­liers et paye­raient la coti­sa­tion d’assurance-dépôt. L’intérêt des CBDC serait alors une faci­li­té accrue d’utilisation et des coûts de tran­sac­tion faibles pour les ménages. 

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