Delendum est Bitcoin !

Delendum est Bitcoin !

Dossier : ExpressionsMagazine N°792 Février 2024
Par Didier HOLLEAUX (X79)

Pour l’auteur, le Bit­coin est une tech­no­lo­gie dont le coût éner­gé­tique est sans aucun rap­port avec son uti­li­té sociale. Elle consti­tue donc une aber­ra­tion qui doit être cor­ri­gée, à l’heure où la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique est une priorité.

Le Bit­coin est en fait un sys­tème de ges­tion et d’authentification de tran­sac­tions de type moné­taire consti­tué par l’assemblage de trois tech­no­lo­gies : les registres dis­tri­bués (dis­tri­bu­ted led­gers), l’enregistrement sous forme de chaînes de blocs (blo­ck­chain) et la vali­da­tion par preuve de tra­vail (proof of work). Les deux pre­mières ne posent pas de pro­blème de fond et, même si mon expé­rience per­son­nelle est que le champ des pro­blèmes aux­quels elles apportent la meilleure solu­tion pos­sible est beau­coup plus limi­té que ce que les par­ti­sans de la blo­ck­chain pré­tendent, leur déploie­ment ne pose pas de pro­blème majeur.

Le problème réside dans la validation par preuve de travail

En effet ce mode d’authentification des tran­sac­tions (ou plus exac­te­ment de blocs de tran­sac­tion) est extrê­me­ment coû­teux en éner­gie et abou­tit à ce que le mon­tant d’énergie dépen­sée par tran­sac­tion est de l’ordre de 50 000 fois plus éle­vé qu’une tran­sac­tion Visa (j’avais l’habitude de dire 200 kWh, mais les der­nières don­nées publiées mon­te­raient plu­tôt à 500 kWh, contre 10 Wh par tran­sac­tion). À titre de com­pa­rai­son, pour tous ceux que l’usage du jet pri­vé scan­da­lise, le ratio d’émissions de CO2 par kilo­mètre entre un tra­jet en TER ou en auto­car et un tra­jet en jet pri­vé n’est « que » de l’ordre de 100.

En com­pa­rai­son de leurs alter­na­tives res­pec­tives, le Bit­coin est beau­coup plus dérai­son­nable que le jet ! Notons que ce mode de vali­da­tion n’est pas le seul pos­sible : la preuve d’enjeu ou la preuve d’autorité sont des solu­tions actuel­le­ment uti­li­sées par d’autres blo­ck­chains ou d’autres cryp­to­mon­naies. On peut en par­ti­cu­lier men­tion­ner l’Ethereum qui, pré­ci­sé­ment pour réduire de plus de 90 % son empreinte envi­ron­ne­men­tale, est pas­sé récem­ment de la preuve de tra­vail à la preuve d’enjeu.

La question du tiers de confiance

Dès lors qu’il existe des solu­tions qui consomment 20, 100 ou 20 000 fois moins d’énergie pour rendre le même ser­vice, c’est-à-dire pou­voir affir­mer aux inté­res­sés que la pro­prié­té d’une valeur V a bien été trans­fé­rée d’un compte A à un compte B, pour­quoi s’obstiner à uti­li­ser la preuve de tra­vail ? C’est là qu’intervient l’idéologie : il s’agit de se pas­ser de tiers de confiance. Tous les autres sys­tèmes sup­posent en effet de faire confiance à une orga­ni­sa­tion ou un petit groupe d’organisations pour tenir et authen­ti­fier les registres de transaction.

Par exemple, dans le cas des blo­ck­chains de la Ener­gy Web Foun­da­tion, ce sont une dizaine de grandes entre­prises euro­péennes du sec­teur de l’énergie qui, cha­cune à son tour, authen­ti­fient un bloc de la chaîne de tran­sac­tion, sous le contrôle des autres. Nos clients pensent en effet qu’il n’est pas plau­sible que ces grandes entre­prises s’entendent pour spo­lier Mme Y au pro­fit de M. X (ou vice-ver­sa) ou pour spo­lier les deux à notre pro­fit. Ils nous consi­dèrent donc col­lec­ti­ve­ment comme un tiers de confiance.

« En théorie cette compétition ouverte de tous contre tous permet de ne faire confiance à aucun acteur en particulier. »

A contra­rio la preuve de tra­vail per­met en théo­rie de se pas­ser de tiers de confiance. Toute per­sonne dotée d’un ordi­na­teur spé­cia­li­sé et très per­for­mant (si au début du Bit­coin cela était à la por­tée de quelques geeks, cela ne l’est plus aujourd’hui que d’organisations qui peuvent se payer des machines de plu­sieurs mil­lions de dol­lars) peut concou­rir pour par­ti­ci­per au « minage », c’est-à-dire la com­pé­ti­tion pour être celui qui vali­de­ra le pro­chain bloc de la chaîne et empo­che­ra la rému­né­ra­tion correspondante.

Le résul­tat de chaque cal­cul étant fon­da­men­ta­le­ment aléa­toire, c’est en moyenne celui qui a le plus d’ordinateurs, les plus rapides et les mieux opti­mi­sés pour ce cal­cul qui gagne. En théo­rie cette com­pé­ti­tion ouverte de tous contre tous per­met de ne faire confiance à aucun acteur en par­ti­cu­lier : vous faites confiance à leur cupi­di­té pour qu’ils se contrôlent les uns les autres et donnent col­lec­ti­ve­ment le résul­tat attendu.

De la théorie à la pratique

Cela, c’est la théo­rie : en pra­tique, s’il y a un conflit entre les « mineurs » sur le bloc à vali­der, cela se décide à la majo­ri­té. La confiance dans la preuve de tra­vail sup­pose donc la confiance dans le fait que per­sonne ne contrô­le­ra jamais 51 % des mineurs en même temps. Or cette confiance est mal pla­cée : pen­dant long­temps plus de 70 % des mineurs de Bit­coin étaient soit loca­li­sés en Chine, soit contrô­lés par des acteurs chi­nois. Il aurait suf­fi d’un ordre du PCC pour que tout le sys­tème s’écroule… Fina­le­ment la déci­sion du PCC a été d’interdire le Bit­coin et le minage en Chine, et les mineurs sont aujourd’hui plus dispersés.

Mais on pour­rait ima­gi­ner de les atti­rer tous au même endroit avec des tarifs d’électricité imbat­tables, pour tor­piller le sys­tème. D’ailleurs il y a eu un exemple sur une petite crypto­monnaie : un groupe de hackers auda­cieux a loué (pour quelques cen­taines de mil­liers de dol­lars) suf­fi­sam­ment d’ordinateurs pour contrô­ler plus de 51 % des mineurs de cette cryp­to­mon­naie et en a détour­né pour plus de 5 mil­lions de dol­lars… La sécu­ri­sa­tion par la preuve de tra­vail, grâce à la cupi­di­té des mineurs, est un des nom­breux mythes qui entourent le Bit­coin. La réa­li­té est différente.

De la pure idéologie

Mais plus fon­da­men­ta­le­ment quel est l’intérêt de se pas­ser de tiers de confiance, alors que la confiance est un des fon­de­ments de toute acti­vi­té éco­no­mique ? Quand vous com­man­dez sur un site de vente en ligne, vous êtes confiant dans l’idée que vous rece­vrez l’article deman­dé dans le délai pré­vu et que, s’il y a un pro­blème majeur, vous aurez des recours ; et vous n’avez pas besoin de « preuve de tra­vail » pour cela. La réponse est simple : en dehors de cas patho­lo­giques où il n’y a pas de tiers en qui on puisse avoir confiance, ou d’un tiers de confiance qui abuse de sa posi­tion pour se rému­né­rer gras­se­ment, l’intérêt est pure­ment idéologique.

Se pas­ser de tiers de confiance est un rêve liber­ta­rien, c’est-à-dire celui d’un monde où toute expres­sion de l’intérêt col­lec­tif est stric­te­ment limi­tée, où la socié­té se réduit à la libre inter­ac­tion des indi­vi­dus entre eux sans ins­ti­tu­tion régu­la­trice et où il n’y a plus ni équi­té ni jus­tice. Quand les tenants de la preuve de tra­vail nous expliquent que « le code infor­ma­tique est la loi », ils ne font qu’exprimer bru­ta­le­ment une réa­li­té qui les réjouit mais qui ne peut qu’inquiéter tous les démo­crates, car c’est évi­dem­ment une loi devant laquelle ceux qui dis­posent de l’expertise vou­lue et ceux qui n’en dis­posent pas ne sont pas égaux ; et il paraît à peu près impos­sible aujourd’hui de trou­ver un juge qui pour­ra annu­ler une tran­sac­tion ins­crite dans la blo­ck­chain Bitcoin.

Les limitations de capacité

En plus de sa dépense éner­gé­tique dérai­son­nable, la preuve de tra­vail a un autre incon­vé­nient : sa capa­ci­té limi­tée. En effet pour four­nir un tra­vail il faut du temps, car per­sonne n’a à sa dis­po­si­tion une puis­sance infi­nie. Plus pré­ci­sé­ment le sys­tème Bit­coin a été conçu pour que la vali­da­tion d’un bloc néces­site le tra­vail d’un des meilleurs ordi­na­teurs dis­po­nibles pen­dant envi­ron dix minutes. Pour cela, la com­plexi­té du cal­cul aug­mente au fil du temps en fonc­tion de la capa­ci­té des ordi­na­teurs (et du nombre des mineurs). Cela a deux consé­quences : il n’y a pas de gain d’efficacité éner­gé­tique signi­fi­ca­tif à espé­rer et le nombre des tran­sac­tions est limi­té à un bloc toutes les dix minutes, soit envi­ron 4 000 fois moins de tran­sac­tions par uni­té de temps que Visa.

Si votre tran­sac­tion arrive en même temps que beau­coup d’autres, elle ne peut pas être intro­duite dans le pro­chain bloc et va devoir attendre qu’un mineur veuille bien l’introduire dans un bloc sui­vant. D’un seul coup trois nou­veaux mythes s’effondrent : celui de l’instantanéité des tran­sac­tions Bit­coin, celui de l’utilisation du Bit­coin comme moyen d’horodatage cer­tain et peu coû­teux des tran­sac­tions, et celui de la pos­si­bi­li­té d’utiliser le bit­coin comme une mon­naie universelle.

L’illusion des rollups

Quelques sou­tiens enthou­siastes du Bit­coin expli­que­ront que grâce aux rol­lups on peut s’affranchir de cette limite de nombre de tran­sac­tions. Cela revient à avoir une appli­ca­tion secon­daire qui agrège des mil­liers de tran­sac­tions en une seule don­née cryp­to­gra­phique, qui est suf­fi­sam­ment peu volu­mi­neuse pour être à son tour trai­tée comme une seule tran­sac­tion dans la chaîne de blocs principale.

Ceux que cela inté­resse trou­ve­ront dans Poly­tech­nique Insights un article de Daniel Augot sur le sujet, daté du 14 février 2023 [https://www.polytechnique-insights.com/tribunes/economie/cryptomonnaies-pourquoi-les-rollups-vont-ils-jouer-un-role-decisif/]. Je me conten­te­rai pour ma part d’une courte cita­tion : « Il faut s’assurer que l’opérateur des rol­lups soit régu­lé. » En d’autres termes cela ne marche qu’avec un tiers de confiance (c’est d’ailleurs logique, la seule alter­na­tive serait que le rol­lup lui-même fonc­tionne en preuve de tra­vail – et on n’aurait fait que mul­ti­plier le problème).

Crever la bulle

Devons-nous accep­ter un sys­tème qui gas­pille une élec­tri­ci­té folle (on parle pour le seul Bit­coin de la consom­ma­tion élec­trique de pays comme les Pays-Bas et leurs 17 mil­lions d’habitants), laquelle pour­rait ser­vir à mille autres besoins socia­le­ment utiles dans la tran­si­tion éner­gé­tique, juste pour satis­faire un rêve liber­ta­rien et pro­fon­dé­ment anti­dé­mo­cra­tique ? Ou pour satis­faire les besoins de blan­chi­ment d’activités illé­gales ? Ou encore pour offrir aux joueurs un nou­vel objet de spé­cu­la­tion ? Je ne le crois pas. Est-il pos­sible d’y mettre fin ? Pro­ba­ble­ment, car il suf­fi­rait d’une action coor­don­née de quelques grands pays pour prendre le contrôle d’une majo­ri­té des ordi­na­teurs de minage et pour stop­per rapi­de­ment la vali­da­tion des transactions.

“Provoquer une forte baisse de la valeur du bitcoin et le réduire à l’état d’actif anecdotique, ou y mettre fin.”

On peut aus­si ima­gi­ner qu’une action dis­sua­sive d’un grand nombre de pays à l’encontre de l’usage du Bit­coin par leurs res­sor­tis­sants (à l’image de ce qu’a fait la Chine) pour­rait pro­vo­quer une forte baisse de sa valeur et le réduire à l’état d’actif anec­do­tique. Alter­na­ti­ve­ment, celui qui fera le pre­mier fonc­tion­ner un ordi­na­teur quan­tique dédié au minage pour­rait aug­men­ter sa pro­ba­bi­li­té de gagner la com­pé­ti­tion pour la vali­da­tion des blocs dans une telle pro­por­tion qu’il rui­ne­rait tous les autres mineurs et devien­drait de fac­to le tiers de confiance du sys­tème (si celui-ci ne s’écroule pas faute de mineur).

Il faut détruire le Bit­coin avant qu’il ne détruise encore plus la pla­nète, en émet­tant de dizaines de mil­lions de tonnes de CO2 (de 20 à 70 MtCO2/an selon les sources) pour une uti­li­té sociale nulle.

4 Commentaires

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Antoine Dus­séauxrépondre
8 février 2024 à 15 h 17 min

Le minage de Bit­coin est l’in­dus­trie la plus verte du monde, dans la mesure où sont % d’éner­gie renou­ve­lable est au moins deux fois supé­rieur à la moyenne mon­diale. En effet, les mineurs cherchent l’éner­gie la moins chère, et celle-ci est aujourd’­hui sou­vent d’o­ri­gine renou­ve­lable. Qui plus est, comme l’ont démon­tré tous les articles scien­ti­fiques récents (e.g., You et al. 2023, From Mining to Miti­ga­tion : How Bit­coin Can Sup­port Rene­wable Ener­gy Deve­lop­ment and Cli­mate Action), en four­nis­sant une réponse à la demande et une source de reve­nu sup­plé­men­taire aux ins­tal­la­tions renou­ve­lables inter­mit­tentes, le bit­coin peut être net posi­tif pour le cli­mat. Quant à l’u­ti­li­té, l’au­teur n’é­voque que « les besoins de blan­chi­ment d’activités illé­gales » alors que les tran­sac­tions illi­cites repré­sentent moins de 0,34 % du total et sont en décrois­sance (cf. Le Monde 19 jan­vier 2024). Le bit­coin étant tra­çable sur un registre public, les auto­ri­tés se vantent d’ailleurs qu’il est plus simple d’i­den­ti­fier les auteurs de crime qu’a­vec le cash. C’est d’ailleurs pour cela que le Hamas a renon­cé au Bit­coin en 2023 (voir Reu­ters 28 avril 2023). L’au­teur démontre donc ici son incom­pé­tence totale du sujet.

BLANCHARDrépondre
25 février 2024 à 10 h 47 min
– En réponse à: Antoine Dusséaux

Il me semble que ce n’est pas le fait d’u­ti­li­ser de l’énergie renou­ve­lable qui excuse une consom­ma­tion impor­tante d’éner­gie : l’éner­gie renou­ve­lable ici consom­mée pour­rait être uti­li­sée à des usages plus « pro­duc­tifs » et évi­ter ain­si la pro­duc­tion de gaz à effet de serre

Noi­zatrépondre
16 février 2024 à 13 h 28 min

Par­mi les pas­sions tristes, la fer­veur anti-bit­coin tient son rang : elle touche autant les grands béné­fi­ciaires de la créa­tion moné­taire des banques que les par­ti­sans d’un tota­li­ta­risme sou­te­nu par le mono­pole de la mon­naie. Ce qui les réunit sou­vent, c’est la convic­tion qu’ils détiennent la véri­té, la défi­ni­tion du bien com­mun et de l’u­ti­li­té sociale.
“La ver­tu doit être crainte davan­tage que le vice car ses excès ne sont pas sujets à la régu­la­tion de la conscience”.
On est bien loin de la noble démarche de l’ingénieur, faite de rigueur et d’humilité.

Jérômerépondre
26 février 2024 à 11 h 58 min

Bon­jour, une ques­tion m’in­ter­pelle sur le Bit­coin : qui paie pour son fonc­tion­ne­ment ? en effet quand on dit que la consom­ma­tion élec­trique néces­saire au sys­tème revient à la consom­ma­tion des Pays-Bas, on parle de 5 à 10 Mil­liards d’Eu­ros par an, rien qu’en coût d’élec­tri­ci­té ! quelle créa­tion de valeur met-on en face ? les mineurs sont rému­né­rés en Bit­coins, dont le nombre total en cir­cu­la­tion aug­mente et donc dont la valeur, très fic­tive, dimi­nue… tout ceci res­semble à une bulle prête à écla­ter, une bulle à mille mil­liards au cours actuel…

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