Plancton de Patagonie. © Maéva Bardy - Fondation Tara Océan

L’océan et le carbone : et les Shadoks pompaient, pompaient…

Dossier : L'océanMagazine N°791 Janvier 2024
Par Marina LÉVY (X89)
Par Stéphane DOLÉAC (X18)

L’océan est un gigan­tesque réser­voir de car­bone. On estime qu’il ren­ferme 40 000 giga­tonnes (Gt) de car­bone, soit cin­quante fois plus que l’atmosphère. Chaque année, ces deux réser­voirs s’accroissent d’une par­tie des émis­sions de CO2 relâ­chées par les acti­vi­tés humaines. Le rôle de puits de car­bone de l’océan est réaf­fir­mé par chaque nou­veau rap­port du Groupe inter­gou­ver­ne­men­tal d’experts sur l’évolution du cli­mat (le GIEC). Mais ce rem­part natu­rel contre le chan­ge­ment cli­ma­tique montre des signes d’affaiblissement. À tel point que des solu­tions arti­fi­cielles sont envi­sa­gées pour le ren­for­cer. Sans doute en vain, et avec des risques pour l’environnement.

2,5 giga­tonnes (Gt) : c’est la quan­ti­té de car­bone que l’océan a séques­trée en moyenne chaque année au cours de la der­nière décen­nie. Cela cor­res­pond peu ou prou au quart des émis­sions annuelles de CO2 d’origine anthro­pique, c’est-à-dire du car­bone relâ­ché dans l’atmosphère par l’activité humaine, prin­ci­pa­le­ment la com­bus­tion du pétrole, du char­bon et du gaz. La bio­sphère conti­nen­tale en stocke, elle, envi­ron un tiers et le reste s’accumule dans l’atmosphère. La capa­ci­té natu­relle de l’océan à pom­per le car­bone en fait un puis­sant amor­tis­seur contre le chan­ge­ment climatique.

« La capacité naturelle de l’océan à pomper le carbone en fait un puissant amortisseur contre le changement climatique. »

Les pro­grès de la recherche ont per­mis d’évaluer ce puits de car­bone avec une pré­ci­sion crois­sante, de com­prendre son fonc­tion­ne­ment, de suivre son évo­lu­tion dans le temps et d’anticiper son évo­lu­tion future en réponse à nos émis­sions de car­bone. La com­pré­hen­sion des pompes de car­bone relève de la bio­géo­chi­mie marine, une dis­ci­pline rela­ti­ve­ment récente. Lorsque le plus ancien d’entre nous démar­ra sa thèse en 1993, les modèles de cycles du car­bone en étaient à leur balbutiement.

Trente ans plus tard qu’a‑t-on appris et quelles sont les grandes ques­tions pour la nou­velle géné­ra­tion de cher­cheurs, dont le plus jeune d’entre nous fait par­tie ? Le pré­sent article de syn­thèse est aus­si un dia­logue entre géné­ra­tions et un pas­sage de relai sur un enjeu clé pour le climat.

Un fonctionnement par système de pompes

Deux sys­tèmes de pompes régissent l’absorption du car­bone par l’océan. La pre­mière pompe est phy­si­co-chi­mique : lorsque les eaux tro­pi­cales super­fi­cielles chaudes sont entraî­nées vers les hautes lati­tudes, elles se refroi­dissent. Ce refroi­dis­se­ment aug­mente leur capa­ci­té à dis­soudre le CO2 atmo­sphé­rique, tout en aug­men­tant leur den­si­té. Une fois arri­vées aux lati­tudes polaires, elles plongent en pro­fon­deur et emportent avec elles le CO2, qui est ain­si sous­trait à tout contact avec l’atmosphère pour des cen­taines d’années.

La seconde pompe est bio­lo­gique : elle résulte de la fixa­tion du CO2 atmo­sphé­rique par le phyto­plancton, autre­ment dit l’ensemble des micro-orga­nismes marins photo­synthétiques qui flottent dans la couche super­fi­cielle des océans. Cya­no­bac­té­ries, pico­fla­gel­lés, diato­mées et autres coc­co­li­tho­pho­ri­dés assurent à eux seuls envi­ron la moi­tié de la pro­duc­tion pri­maire de la pla­nète, en uti­li­sant le CO2 pour syn­thé­ti­ser des molé­cules car­bo­nées orga­niques. La chaîne ali­men­taire entre ensuite en action : le phy­to­planc­ton est brou­té par le zoo­planc­ton, des ani­maux planc­to­niques qui sont consom­més à leur tour par des orga­nismes plus grands, et ain­si de suite. Une par­tie de ce car­bone est reje­tée dans les pro­fon­deurs sous forme de déchets orga­niques – cadavres, par­ti­cules fécales – et est ain­si iso­lée de l’atmosphère.

« Cyanobactéries, picoflagellés, diatomées et autres coccolithophoridés assurent à eux seuls environ la moitié de la production primaire de la planète, en utilisant le CO2 pour synthétiser des molécules carbonées organiques. »

Comme la pompe phy­si­co-chi­mique, la pompe bio­lo­gique est par­ti­cu­liè­re­ment active dans les zones de lati­tude com­prises entre 40° et 60° dans les deux hémi­sphères (Atlan­tique Nord, Paci­fique Nord et une par­tie de l’océan Aus­tral). À l’inverse, dans le Paci­fique équa­to­rial, l’Atlantique équa­to­rial et l’ouest de la mer d’Arabie, les eaux plus pro­fondes remontent vers la sur­face et recrachent dans l’atmosphère une par­tie du CO2 qu’elles ont emma­ga­si­né. La séques­tra­tion de car­bone anthro­pique repré­sente un dés­équi­libre de quelques pour cent seule­ment entre les flux de CO2 entrant et sor­tant dans l’océan, ce qui la rend par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile à mesurer.

Cycle du carbone naturel. © Vincent Groizeleau - Mer et Marine
Cycle du car­bone natu­rel. © Vincent Groi­ze­leau – Mer et Marine

Une protection naturelle qui s’essouffle

Anti­ci­per l’évolution de la capa­ci­té de l’océan à pié­ger le CO2 au cours du XXIe siècle est essen­tiel pour la mise en place d’une poli­tique cli­ma­tique. La tra­jec­toire de la réduc­tion de nos émis­sions pour atteindre l’objectif de neu­tra­li­té car­bone d’ici 2050 repose sur cette éva­lua­tion. Le puits océa­nique de car­bone a connu une crois­sance qua­si linéaire au cours des soixante der­nières années, pas­sant d’une valeur proche de 1 Gt par an dans les années 1960 à la valeur maxi­male de 2,5 Gt par an esti­mée aujourd’hui.

Cette crois­sance est une réponse directe à l’augmentation de CO2 dans l’atmosphère. Mais, durant cette même période, l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère s’est accé­lé­rée, pas­sant d’une par­tie par mil­lion (ppm) par an dans les années 1960 à plus de deux ppm par an aujourd’hui. Ain­si, tels les Sha­doks qui s’usent à pom­per en vain, on sait désor­mais avec cer­ti­tude que l’efficacité de l’océan à pié­ger le CO2 a déjà diminué.

C’est ce que nous anti­ci­pions et sui­vions de près depuis une ving­taine d’années, et qui a été confir­mé dans le der­nier rap­port du GIEC. Les pro­jec­tions ana­ly­sées par le GIEC montrent par ailleurs que la pro­por­tion des émis­sions de CO2 cap­tée par les océans est deux fois plus faible dans un scé­na­rio de déve­lop­pe­ment riche en com­bus­tibles fos­siles que dans un scé­na­rio de déve­lop­pe­ment durable. En d’autres termes, plus nous sommes ver­tueux et dimi­nuons nos émis­sions, plus l’océan pour­ra conti­nuer à nous protéger.

Un essoufflement dû à des facteurs multiples

Le cycle du car­bone dans l’océan mêle inti­me­ment des pro­ces­sus chi­miques, bio­lo­giques et phy­siques. Tous inter­viennent dans l’évolution des pompes à car­bone. Ils sont tous pris en compte à l’heure actuelle dans les efforts de pro­jec­tion du chan­ge­ment cli­ma­tique, mais com­pris à des degrés divers. Les pro­ces­sus chi­miques sont les plus simples à pré­voir. Plus l’océan absorbe de CO2, plus il devient acide. Et plus il est acide, moins il peut pom­per de CO2. Cela signi­fie que l’augmentation du CO2 atmo­sphé­rique entraîne une dimi­nu­tion de la capa­ci­té de l’océan à cap­tu­rer le CO2. Autre para­mètre dont l’évolution explique un ralen­tis­se­ment de la pompe : l’augmentation de la tem­pé­ra­ture des eaux de sur­face. Des eaux plus chaudes dis­solvent moins faci­le­ment le CO2, ce qui dimi­nue son absorption.

Des connaissances encore incomplètes

À l’opposé, l’évolution des pro­ces­sus bio­lo­giques est d’une extrême com­plexi­té. En effet, le phy­to­planc­ton n’a rien d’une enti­té homo­gène. Toutes les espèces qui le com­posent ne réagissent pas de la même façon au chan­ge­ment cli­ma­tique en cours et il est dif­fi­cile d’anticiper la réponse de l’écosystème dans son ensemble. Le déve­lop­pe­ment et la géné­ra­li­sa­tion de l’analyse géno­mique ont per­mis de faire un bond en avant dans la des­crip­tion de la com­plexi­té de la vie micro­bienne dans l’océan, mais on sait encore peu de chose sur son poten­tiel d’adaptation.

Dans de vastes régions océa­niques, on a tou­te­fois obser­vé un ralen­tis­se­ment de la pompe, notam­ment grâce à un sui­vi de plus de vingt ans d’imagerie satel­lite. On explique ce ralen­tis­se­ment par l’augmentation de la tem­pé­ra­ture des eaux de sur­face, qui entraîne une stra­ti­fi­ca­tion plus pro­non­cée des couches océa­niques : les eaux inter­mé­diaires ont plus de mal à atteindre la couche de sur­face où se trouve le phy­to­planc­ton. Or c’est la remon­tée de ces eaux qui apporte au phy­to­planc­ton les sels nutri­tifs dont il a besoin. Résul­tat : la crois­sance du phy­to­planc­ton dimi­nue, ce qui réduit le flux de car­bone sous forme de par­ti­cules vers le fond de l’océan.

Mais, là encore, nous avons beau­coup à apprendre sur cet export par­ti­cu­laire de car­bone ; il a long­temps été expli­qué par la gra­vi­ta­tion, les par­ti­cules cou­lant vers le fond de l’océan, mais d’autres voies sont pro­gres­si­ve­ment décou­vertes, cer­taines liées à la migra­tion ver­ti­cale de quelques espèces et d’autres au trans­port par des cou­rants ver­ti­caux très fins et très intenses, qui ont été mis en évi­dence il y a une ving­taine d’années et dont la contri­bu­tion pré­cise reste encore à évaluer. 

Des incertitudes certes, mais des évolutions qui vont toutes dans le même sens

Outre les pompes chi­miques et bio­lo­giques, il est à craindre que l’efficacité de la pompe phy­sique de car­bone dimi­nue éga­le­ment. Là encore, de nom­breuses incer­ti­tudes sub­sistent, notam­ment car la cir­cu­la­tion ther­mo­ha­line, qui emporte le car­bone depuis la sur­face vers le fond des océans, pré­sente une varia­bi­li­té natu­relle forte. Si les pre­miers signes de ralen­tis­se­ment de cette cir­cu­la­tion sont là, il est encore dif­fi­cile de pré­voir son évo­lu­tion future, et en par­ti­cu­lier de savoir si des points de bas­cu­le­ment du sys­tème sont à craindre au cours du xxie siècle. Cela est lié à plu­sieurs ver­rous, tels que notre inca­pa­ci­té actuelle à bien inté­grer toutes les échelles de la tur­bu­lence océa­nique et les incer­ti­tudes entou­rant l’intensité et la rapi­di­té de la fonte de la ban­quise au cours des pro­chaines décennies. 

Le mirage de la géo-ingénierie

Si l’on en croit la maxime des Sha­doks, « il vaut mieux pom­per, même s’il ne se passe rien, que ris­quer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pom­pant pas ». Plu­sieurs tech­niques d’augmentation arti­fi­cielle du puits de car­bone océa­nique sont aujourd’hui envi­sa­gées. Fer­ti­li­sa­tion des océans, plan­ta­tions de macroalgues, remon­tée arti­fi­cielle d’eaux pro­fondes riches en sels nutri­tifs ou encore dépla­ce­ment des équi­libres fon­da­men­taux de la chi­mie océa­nique du car­bone, les idées ne manquent pas. Leur poten­tiel de cap­ture de car­bone est néan­moins très contro­ver­sé et la fai­sa­bi­li­té d’un déploie­ment à grande échelle n’a pas été démon­trée ; il fau­drait qu’elles soient mas­si­ve­ment déployées pour avoir un impact signi­fi­ca­tif sur le cli­mat, ce qui n’est même pas garanti.

La ques­tion même de la véri­fi­ca­tion de l’efficacité de ces tech­niques n’est pas réso­lue, en par­tie en rai­son du carac­tère non local des flux de car­bone dans l’océan. Les effets secon­daires néfastes asso­ciés à ces tech­niques sont poten­tiel­le­ment nom­breux (bou­le­ver­se­ment des équi­libres éco­lo­giques locaux, pol­lu­tion aux métaux, aci­di­fi­ca­tion…) et encore mal compris.

“Les techniques de captation de carbone par les océans ne sont ni mûres, ni prêtes à être mises en œuvre.”

À l’heure actuelle, les tech­niques de cap­ta­tion arti­fi­cielles de car­bone par les océans ne sont ni mûres, ni prêtes à être mises en œuvre, et pour­raient faire plus de mal que de bien. Ain­si, n’en déplaise aux Sha­doks, les connais­sances actuelles sur ces tech­niques sont encore lar­ge­ment insuf­fi­santes pour qu’on puisse envi­sa­ger de les déployer à grande échelle. Des efforts de recherche impor­tants sont encore néces­saires avant d’espérer abou­tir à des solu­tions fiables, viables et quan­ti­fiables de cap­ture et sto­ckage de car­bone par l’océan. Pour limi­ter le réchauf­fe­ment de la pla­nète à moins de 1,5 oC ou 2 oC au cours de ce siècle, les solu­tions de cap­ta­tion de car­bone seront néces­saires mais ne seront pas des solu­tions miracles.

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