Phénomène de houle pendant l’hiver austral. © IRD - Bruno Marty

Turbulences dans la machine Océan

Dossier : L'océanMagazine N°791 Janvier 2024
Par Bruno BLANKE (X84)
Par Casimir de LAVERGNE (X08)

Tel un voya­geur qui explore un pays en pas­sant de ville en ville en train, puis en se dépla­çant à bicy­clette de quar­tier en quar­tier, avant de se plon­ger à pied dans un dédale de ruelles, nous décou­vrons la com­plexi­té pro­fonde des struc­tures dyna­miques de l’océan en ajus­tant notre vision à une mul­ti­tude d’échelles, aus­si abon­dantes que variées. Lorsque le visi­teur ren­tre­ra chez lui, qu’il se sou­vienne que l’architecture des lieux qu’il a arpen­tés est fra­gile, qu’elle vacille par­fois sous le poids du chan­ge­ment climatique.

Fai­sant fi de toute riva­li­té entre les océans Atlan­tique, Paci­fique et Indien pour savoir lequel est le plus vaste, la pro­jec­tion de Spil­haus pré­sen­tée ci-contre réunit har­mo­nieu­se­ment tous les océans de la Terre, met­tant en lumière leur contri­bu­tion col­lec­tive à la machine océan. Dans cette vue d’ensemble, l’océan dévoile la gran­deur de sa dyna­mique, dont l’expression la plus emblé­ma­tique est un réseau mon­dial de cou­rants super­fi­ciels et pro­fonds, appe­lé cir­cu­la­tion ther­mo­ha­line et illus­tré par un tapis rou­lant planétaire.

Cette repré­sen­ta­tion des océans du globe sou­ligne l’immensité des masses d’eau qui s’entremêlent et cir­culent autour de la pla­nète, trans­cen­dant les fron­tières entre les dif­fé­rents domaines mari­times que l’homme a l’habitude de dési­gner indi­vi­duel­le­ment. Pour com­prendre la machi­ne­rie océane, l’observation le long des côtes et des routes mari­times ne suf­fit pas : il est néces­saire d’échantillonner la lon­gueur et la pro­fon­deur des océans, jusqu’aux mers les plus tem­pé­tueuses ou les plus recu­lées. Cette explo­ra­tion scien­ti­fique se pour­suit chaque jour, grâce à la col­la­bo­ra­tion de nations de tous les conti­nents, nour­ris­sant des décou­vertes majeures scan­dées par les obser­va­tions nou­velles et les avan­cées théo­riques. Le carac­tère explo­ra­toire de l’océanographie en fait un voyage pas­sion­nant pour qui s’intéresse aux rouages de notre « pla­nète bleue ».

Par vents et marées

La pro­jec­tion de Spil­haus per­met de visua­li­ser com­mo­dé­ment la cir­cu­la­tion ther­mo­ha­line, dont le cycle com­plet est mil­lé­naire. Dans les régions tro­pi­cales, les pre­mières cen­taines de mètres de l’océan sont géné­reu­se­ment réchauf­fées par les rayons du Soleil et les eaux deve­nues plus légères s’accumulent et voyagent natu­rel­le­ment dans les couches de sur­face. En s’acheminant vers les régions polaires, ces eaux tro­pi­cales emportent avec elles la cha­leur emma­ga­si­née. Au fur et à mesure de leur pro­gres­sion, elles se refroi­dissent, tan­dis que leur teneur en sel peut aug­men­ter sous l’effet d’une éva­po­ra­tion intense. Aux hautes lati­tudes, ces eaux refroi­dies et lourdes plongent en pro­fon­deur, ali­men­tant des cou­rants qui se déploient à tra­vers l’obscurité des abysses. 

Ce mou­ve­ment pla­né­taire repose sur les modi­fi­ca­tions ther­miques et salines de l’eau de mer, mais aus­si sur les oscil­la­tions des marées et l’action méca­nique des vents de sur­face, qui four­nissent l’énergie ciné­tique de la cir­cu­la­tion. La cir­cu­la­tion ther­mo­ha­line consti­tue la char­pente du sys­tème cir­cu­la­toire de l’océan, régé­né­rant l’ensemble de ses réser­voirs en nutri­ments et autres com­po­sants essen­tiels à la vie.

Meredith, M.P. “The global importance of the Southern Ocean and the key role of its freshwater cycle”. Ocean Challenge, 23, 2, 27-32, 2019. © Mike Meredith (British Antarctic Survey)
Mere­dith, M.P. “The glo­bal impor­tance of the Sou­thern Ocean and the key role of its fre­sh­wa­ter cycle”. Ocean Chal­lenge, 23, 2, 27–32, 2019. © Mike Mere­dith (Bri­tish Antarc­tic Survey)

Sous-systèmes

Super­po­sés à cette cir­cu­la­tion ther­mo­ha­line mon­diale, de nom­breux sys­tèmes de cou­rants régio­naux peuplent les grands bas­sins océa­niques. Ces sys­tèmes sont prin­ci­pa­le­ment induits par les vents et contraints par la géo­mé­trie des conti­nents et la rota­tion de la Terre. Les plus remar­quables sont la cir­cu­la­tion annu­laire autour du conti­nent antarc­tique et les vor­tex géants, éga­le­ment appe­lés gyres, pré­sents à dif­fé­rentes lati­tudes de chaque bas­sin océanique.

Dans l’Atlantique Nord, le Gulf Stream ali­mente la branche supé­rieure de la cir­cu­la­tion ther­mo­ha­line, qui trans­porte les eaux chaudes de l’équateur vers les régions polaires, mais aus­si le gyre régio­nal qui se referme sur lui-même au sein du bas­sin. Cet exemple illustre l’imbrication des dif­fé­rentes boucles et échelles de cir­cu­la­tion, ren­dant extrê­me­ment déli­cate l’interprétation des varia­tions obser­vées dans les mou­ve­ments de l’océan.

Cascades et chaos

De fait, l’océan pré­sente une varié­té impres­sion­nante de carac­té­ris­tiques dyna­miques, telles que des cou­rants, des tour­billons, des ondes et des fronts entre dif­fé­rentes masses d’eau. Ces signaux se forment à des échelles qui ne se limitent pas à la cir­cu­la­tion ther­mo­ha­line et aux gyres océaniques.

L’observation du niveau de la mer à par­tir des der­nières géné­ra­tions d’altimètres embar­qués sur des satel­lites a confir­mé que l’océan pla­né­taire regorge de struc­tures à des échelles plus petites, comme les tour­billons de méso-échelle (de quelques dizaines à quelques cen­taines de kilo­mètres de dia­mètre) et de sub­mé­so-échelle (de quelques kilo­mètres à quelques dizaines de kilo­mètres). Des fila­ments, des fronts et de petits tour­billons forment autant de ruelles qu’un voya­geur trop empres­sé igno­re­rait à tort dans sa décou­verte du pays tra­ver­sé. Ces dif­fé­rentes échelles inter­agissent en per­ma­nence, les cou­rants océa­niques de grande échelle influen­çant la for­ma­tion et la dyna­mique des struc­tures à plus petite échelle, tout en étant eux-mêmes influen­cés par ces dernières.

Cette cas­cade com­plexe d’interactions, fas­ci­nante et encore mécon­nue, repré­sente un défi majeur pour la science, en rai­son des limi­ta­tions dans l’observation et la modé­li­sa­tion des échelles les plus fines. Sa com­pré­hen­sion revêt une impor­tance cru­ciale, car ces fines échelles assurent une grande par­tie du trans­port ver­ti­cal de quan­ti­tés aus­si impor­tantes que la cha­leur ou le car­bone, tout en régu­lant la dis­si­pa­tion de l’excès d’énergie cap­tée par l’océan aux plus grandes échelles.

Colosse climatique

L’océan opère comme un réser­voir colos­sal de cha­leur, grâce à sa masse consi­dé­rable (300 fois celle de l’atmosphère) et à la capa­ci­té ther­mique éle­vée de l’eau de mer (quatre fois celle de l’air). Un exemple frap­pant en est la cap­ta­tion d’environ 90 % de l’excès d’énergie résul­tant du réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Ce rôle d’éponge se révèle essen­tiel pour modé­rer les fluc­tua­tions du cli­mat ter­restre. Il se double d’un rôle de redis­tri­bu­tion de la cha­leur depuis l’équateur vers les pôles, et depuis la sur­face vers les pro­fon­deurs, qui façonne le cli­mat mon­dial, ses contrastes régio­naux et ses varia­tions dans le temps. Ces trans­ferts de cha­leur sont accom­plis par toute la gamme d’échelles des cou­rants océa­niques, en inter­ac­tion étroite avec l’atmosphère.

“Captation d’environ 90 % de l’excès d’énergie résultant du réchauffement climatique.”

Le phé­no­mène El Niño, par exemple, repré­sente un désto­ckage pério­dique de cha­leur océa­nique (tous les trois à sept ans), gou­ver­né par le cou­plage océan-atmo­sphère et influen­cé par une pano­plie de cou­rants, d’ondes et de tur­bu­lences océa­niques en inter­ac­tion. La com­pré­hen­sion et la modé­li­sa­tion de ces méca­nismes ouvrent la voie à une meilleure pré­vi­sion des varia­tions cli­ma­tiques, à une éva­lua­tion plus pré­cise des impacts du réchauf­fe­ment cli­ma­tique et à un déve­lop­pe­ment de stra­té­gies d’adaptation et d’atténuation plus efficaces.

Gardien d’équilibres planétaires

Outre la cha­leur, les cou­rants océa­niques trans­portent nombre de sub­stances vitales. L’océan absorbe une quan­ti­té consi­dé­rable de CO2 atmo­sphé­rique, que les cou­rants des­cen­dants séquestrent ensuite en pro­fon­deur, ce qui affecte les niveaux de CO2 dans l’atmosphère et, par consé­quent, le cli­mat. Il absorbe aus­si de l’oxygène (O2) en sur­face, qu’il redis­tri­bue vers les couches sous-jacentes, per­met­tant ain­si la res­pi­ra­tion des orga­nismes marins. Paral­lè­le­ment, les eaux pro­fondes qui remontent à la sur­face apportent des élé­ments nutri­tifs comme le fer, le nitrate et le phos­phate, néces­saires à la crois­sance du phy­to­planc­ton, à la base de la chaîne ali­men­taire océa­nique. Les échanges ver­ti­caux au sein de l’océan condi­tionnent donc l’équilibre du cli­mat et des éco­sys­tèmes marins, dont dépendent la vie sur Terre et nos sociétés.

Effet papillon

Le rôle fon­da­men­tal de la cir­cu­la­tion océa­nique dans les grands équi­libres de la pla­nète reflète éga­le­ment la réa­li­té selon laquelle toute per­tur­ba­tion peut avoir d’importantes consé­quences sur le cli­mat mon­dial et la vie marine : les chan­ge­ments de tem­pé­ra­ture, com­bi­nés aux alté­ra­tions des cou­rants océa­niques, ont la capa­ci­té d’influencer les régimes météo­ro­lo­giques régio­naux et de per­tur­ber les habi­tats marins. L’accroissement de l’effet de serre se mani­feste déjà par des consé­quences néfastes telles que la suc­ces­sion de vagues de cha­leur marines inédites, la fonte des glaces polaires et la mon­tée du niveau marin, ou la réduc­tion des échanges ver­ti­caux due à l’accumulation de cha­leur et d’eau douce en sur­face. Ces modi­fi­ca­tions ont des réper­cus­sions sur les tem­pé­ra­tures et pré­ci­pi­ta­tions conti­nen­tales, sur la dis­tri­bu­tion des espèces marines et sur les équi­libres éco­lo­giques en général.

Frontière sous-marine

Les fonds marins, sou­vent négli­gés en rai­son de la dif­fi­cul­té à les obser­ver, sont une pierre angu­laire du fonc­tion­ne­ment de l’océan, car ils contri­buent lar­ge­ment à gui­der et à dis­si­per la cir­cu­la­tion océa­nique. Leur meilleure connais­sance est essen­tielle pour com­prendre plei­ne­ment la dyna­mique océa­nique, la bio­di­ver­si­té et le cli­mat. Les dor­sales océa­niques, les fosses sous-marines, les monts sous-marins et les pla­teaux conti­nen­taux sont le résul­tat de pro­ces­sus tec­to­niques et vol­ca­niques qui sculptent la struc­ture de la Terre.

La géo­mé­trie et l’intensité des cou­rants océa­niques, notam­ment ceux qui com­posent la cir­cu­la­tion ther­mo­ha­line, dépendent à toutes les échelles de mou­ve­ment de ce relief caché. Comme nous l’avons vu, les échanges de cha­leur, de car­bone et de nutri­ments entre l’océan de sur­face et les couches pro­fondes jouent un rôle cru­cial dans le cli­mat glo­bal. Une meilleure com­pré­hen­sion de ces échanges, notam­ment des pro­ces­sus de tur­bu­lence accen­tués près de la rugo­si­té du fond marin ou des cou­rants pro­fonds, per­met­trait de pré­voir avec plus de pré­ci­sion les varia­tions cli­ma­tiques à l’échelle régio­nale et mondiale.

Remonter dans le temps

Les fonds marins abritent éga­le­ment des éco­sys­tèmes riches et diver­si­fiés, et nous avons beau­coup à apprendre sur leurs inter­ac­tions avec la cir­cu­la­tion océa­nique et le trans­port des pro­prié­tés phy­si­co-chi­miques. La cir­cu­la­tion près des fonds peut influen­cer la dis­tri­bu­tion des nutri­ments, des par­ti­cules orga­niques et des espèces marines. Appré­hen­der ces inter­ac­tions éco­sys­té­miques est essen­tiel pour une ges­tion durable des res­sources marines et la pré­ser­va­tion de la biodiversité.

Enfin, les sédi­ments qui se sont pro­gres­si­ve­ment accu­mu­lés sur les fonds marins ren­ferment des infor­ma­tions pré­cieuses sur les varia­tions pas­sées du cli­mat. En pré­le­vant des carottes de sédi­ments et en les ana­ly­sant en labo­ra­toire, les scien­ti­fiques remontent dans le pas­sé sur une échelle allant jusqu’à plu­sieurs mil­lions d’années et recons­truisent les varia­tions de cer­tains para­mètres envi­ron­ne­men­taux. Ces archives natu­relles dévoilent des trans­for­ma­tions coor­don­nées du cli­mat et de la cir­cu­la­tion océa­nique, offrant une vision à long terme du fonc­tion­ne­ment de la machine océan, un voyage dans le pas­sé fon­da­men­tal pour com­prendre les méca­nismes et pré­dire les chan­ge­ments futurs.

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