Carte Espagne Laussedat et Le Verrier

L’éclipse du 18 juillet 1860 et les expéditions d’Aimé Laussedat (X1838) et d’Urbain Le Verrier (X1833)

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°780 Décembre 2022Par Matthias AVICE (X19)Par Thomas KESSOUS (X19)Par Augustin RIBADEAU-DUMAS (X19)
Par Alex TORDJMAN (X19)

Les deux grands anciens que sont Laus­se­dat et Le Ver­rier ont obser­vé pour le compte du gou­ver­ne­ment fran­çais l’éclipse de 1860, visible depuis l’Europe. Les archives conser­vées à l’École poly­tech­nique per­mettent de retra­cer les condi­tions dans les­quelles leurs deux expé­di­tions furent menées. Cet article est une syn­thèse du pro­jet scien­ti­fique col­lec­tif des auteurs, élèves de l’École de la pro­mo­tion 2019.

En explo­rant les archives de l’École poly­tech­nique à la recherche de docu­ments ori­gi­naux, nous avons décou­vert un évé­ne­ment impor­tant de l’histoire des sciences et des tech­niques : l’observation de l’éclipse de 1860. Cette éclipse totale de Soleil a été étu­diée par deux équipes indé­pen­dantes menées par des poly­tech­ni­ciens célèbres : Aimé Laus­se­dat à Bat­na en Algé­rie et Urbain Le Ver­rier en Espagne. Elle a per­mis l’utilisation de dif­fé­rents ins­tru­ments de mesure, ain­si que l’étude de cer­taines carac­té­ris­tiques solaires (pro­tu­bé­rances, temps d’obscurité, durée de la tota­li­té…). C’est l’une des pre­mières cam­pagnes majeures d’observation d’une éclipse. Le pré­sent article se pro­pose de por­ter un regard sur ces deux expé­di­tions et d’en apprendre plus sur les hommes qui les menèrent. 

À cette époque-là, l’observation du ciel et l’étude des éclipses sont les dis­ci­plines scien­ti­fiques en vue. Voi­ci un com­men­taire révé­la­teur de M. Jomard à pro­pos de la consti­tu­tion d’une équipe égyp­tienne pour obser­ver l’éclipse de 1860 : « C’est ain­si que l’Égypte, régé­né­rée de nos jours sous la pro­tec­tion de notre gou­ver­ne­ment, s’apprête à entrer, en quelque sorte, dans le concert scien­ti­fique de l’Europe. » L’observation d’une éclipse n’a donc rien d’anodin, c’est un geste sym­bo­lique qui consacre l’entrée d’un pays dans la com­mu­nau­té scien­ti­fique inter­na­tio­nale. En plus des expé­di­tions et des scien­ti­fiques men­tion­nés dans notre article, l’éclipse du 18 juillet 1860 a été immor­ta­li­sée par l’astronome bri­tan­nique War­ren de la Rue qui a pu pho­to­gra­phier l’éclipse ain­si que les pro­tu­bé­rances solaires lors de celle-ci, et qui reçut de la reine Vic­to­ria la médaille royale de la Royal Socie­ty pour ses tra­vaux. 

L’expédition de Laussedat à Batna

Man­da­tée par le ministre de la Guerre, une com­mis­sion com­po­sée d’élèves et de pro­fes­seurs de l’X se rend en Algé­rie, au sud de la pro­vince de Constan­tine. Cette expé­di­tion diri­gée par Aimé Laus­se­dat béné­fi­cie des ins­tru­ments de mesure du dépôt de la Marine et des col­lec­tions de l’École poly­tech­nique, notam­ment un pho­to­hé­lio­graphe, ins­tru­ment construit par Laus­se­dat lui-même, éga­le­ment appe­lé lunette hori­zon­tale, des­ti­né à la repro­duc­tion régu­lière de l’image solaire. À la lumière de l’œuvre du pré­cur­seur de la pho­to­gram­mé­trie se des­sine le pro­fil de celui qui dirige cette expé­di­tion, décrit comme « un pas­seur, pont entre les dis­ci­plines scien­ti­fiques, pont entre les géné­ra­tions ». 

En tant que poly­tech­ni­cien et pro­fes­seur à l’École poly­tech­nique, les cor­res­pon­dances ori­gi­nales de Laus­se­dat sont conser­vées dans les archives de la Biblio­thèque cen­trale de l’École poly­tech­nique (BCX) ou dans les comptes ren­dus de l’Académie des sciences. Ses cor­res­pon­dances, notam­ment avec cette der­nière ou avec le ministre de la Guerre ou l’Académie des sciences, donnent des élé­ments d’information sup­plé­men­taires sur la com­mis­sion et les cir­cons­tances de l’observation. Voi­ci un extrait d’une lettre manus­crite de Laus­se­dat adres­sée au secré­taire per­pé­tuel de l’Académie des sciences après l’observation de l’éclipse, lettre conser­vée dans les archives de la BCX : « Une com­mis­sion com­po­sée de cinq membres appar­te­nant à l’École poly­tech­nique a été envoyée en Algé­rie par son Excel­lence M. le Ministre de la guerre pour y obser­ver l’éclipse totale de Soleil qui a eu lieu. Le temps dou­teux pen­dant la plus grande par­tie de la jour­née s’est mis au beau quelques minutes avant le com­men­ce­ment de l’éclipse et a per­mis aux obser­va­teurs de suivre toutes les phases de ce remar­quable phé­no­mène. Je deman­de­rai au nom de mes col­lègues à M. le Ministre de la guerre l’autorisation de communi­quer à l’académie les résul­tats de nos observa­tions dont plu­sieurs nous paraissent inté­res­santes. » 

On note­ra la double contrainte qui s’exerce sur un scien­ti­fique vou­lant rendre compte d’un phé­no­mène phy­sique à cette époque. D’une part, la contrainte natu­relle et contin­gente, en l’occurrence les phé­no­mènes météo­ro­lo­giques. D’autre part, la contrainte humaine et for­melle : Laus­se­dat doit deman­der l’autorisation à son auto­ri­té de tutelle pour divul­guer ses résul­tats et obser­va­tions. La contrainte météo­ro­lo­gique n’a heu­reu­se­ment fina­le­ment pas pré­sen­té de dif­fi­cul­tés par­ti­cu­lières d’observation de l’éclipse, mal­gré les craintes de Laus­se­dat. Cepen­dant, après le suc­cès de l’observation de l’éclipse à Bat­na, Laus­se­dat est envoyé en 1867 à Salerne en Ita­lie pour obser­ver l’éclipse annu­laire de Soleil du 6 mars. Lors de cette expé­di­tion, le ciel nua­geux n’a pas per­mis l’observation de l’éclipse et a donc ren­du l’expédition infruc­tueuse. 

Le suc­cès de l’expédition de Laus­se­dat de 1860 est en par­tie dû aux per­for­mances de son appa­reil, le pho­to­hé­lio­graphe, grâce auquel il a réus­si à cap­tu­rer la phase par­tielle de l’éclipse : cepen­dant, celui-ci n’a pas pu enre­gis­trer la phase totale de celle-ci. Laus­se­dat attri­bue cet échec à une ins­tru­men­ta­tion rudi­men­taire, induite par le manque de temps et d’argent. D’après Her­vé Faye, ils ont eu recours « à un sys­tème fort ingé­nieux sans doute, mais exé­cu­té sur une échelle insuf­fi­sante ». Aux dif­fi­cul­tés finan­cières s’ajoute l’enjeu que repré­sente le trans­port de ces bagages scien­ti­fiques de l’École poly­tech­nique à Bat­na, notam­ment un voyage en bateau de Mar­seille à Phi­lip­pe­ville. 


Aimé de Laussedat 

Mal­gré une sco­la­ri­té moyenne dans ses jeunes années, avec un inté­rêt mar­qué pour le des­sin et la lit­té­ra­ture, il est admis en classes pré­pa­ra­toires au lycée Louis-le-Grand, puis intègre l’École poly­tech­nique en 1838, pré­fé­rant ce choix à celui de l’École nor­male supé­rieure. Il intègre en 1840 l’école d’application du génie à Metz et pour­suit sa car­rière mili­taire dans l’arme épo­nyme. Ses connais­sances en géo­mé­trie et plus tard en topo­gra­phie lui vau­dront des affec­ta­tions bien pré­cises : for­ti­fi­ca­tions de Paris, édi­fi­ca­tion du fort de Romain­ville ou encore refonte des mesures topo­gra­phiques directes. Il accepte en 1851 le poste de répé­ti­teur à l’École poly­tech­nique auprès de l’astronome Her­vé Faye, puis devient en 1856 pro­fes­seur titu­laire du cours d’astronomie et de géo­dé­sie à l’École. Alors capi­taine, c’est à ce poste qu’il pren­dra la direc­tion de la com­mis­sion char­gée d’observer l’éclipse du 18 juillet 1860 en Algé­rie. Au cours de sa car­rière, il déve­loppe la tech­nique de la pho­to­gram­mé­trie dont il sera consi­dé­ré le pré­cur­seur et qui lui vau­dra un rayon­ne­ment inter­na­tio­nal et plus tard une recon­nais­sance cer­taine. Il évo­lue­ra ensuite entre mis­sions d’intérêt mili­taire (sou­vent à voca­tion car­to­gra­phique, topo­gra­phique ou astro­no­mique) et ensei­gne­ment, que ce soit à l’École poly­tech­nique où il sera notam­ment direc­teur des études ou au Conser­va­toire natio­nal des arts et métiers dont il devien­dra direc­teur. Il doit l’internationalisation de son héri­tage intel­lec­tuel à « l’originalité de ses tra­vaux, son ouver­ture d’esprit et un huma­nisme qui l’inclinait à s’intéresser aux autres ». Pour l’ensemble de son œuvre et de ses recherches, il sera plus tard accueilli à l’Académie des sciences, nom­mé membre ou pré­sident du jury de plu­sieurs expo­si­tions uni­ver­selles, et éle­vé au rang de grand offi­cier de la Légion d’honneur. 


L’expédition de Le Verrier en Espagne

Paral­lè­le­ment à l’expédition de Laus­se­dat, plu­sieurs équipes inter­na­tio­nales, dont une équipe menée par Le Ver­rier (scien­ti­fique connu pour avoir décou­vert la pla­nète Nep­tune, à ce moment-là direc­teur de l’Observatoire de Paris, ayant suc­cé­dé à Fran­çois Ara­go en 1854), ont pu obser­ver l’éclipse depuis l’Espagne dans plu­sieurs dizaines de villes. Les rap­ports de Le Ver­rier dis­po­nibles à la BCX pré­sentent des tableaux de mesure pré­cis de durée de l’éclipse dans près d’une cen­taine de villes espa­gnoles dont les coor­don­nées sont pré­ci­sées. Un rap­port détaillé des obser­va­tions de l’éclipse est éga­le­ment dis­po­nible, décri­vant en par­ti­cu­lier les effets de l’éclipse sur l’environnement direct des scien­ti­fiques.  

Une carte d’Espagne a été obte­nue à par­tir des mesures en ques­tion, sur laquelle figurent les lignes reliant les points qui voient les dif­fé­rentes phases de l’éclipse simul­ta­né­ment. Les lignes rouges pleines prennent en compte le com­men­ce­ment de l’éclipse, les lignes noires pleines la plus grande occul­ta­tion et les lignes rouges poin­tillées la fin de l’éclipse. Ces lignes nous per­mettent d’apercevoir le dépla­ce­ment de l’ombre de la Lune sur l’Espagne. Il est à noter que ces lignes indiquent une durée de plus de deux heures, il s’agit bien de la durée qui sépare le début et la fin de l’éclipse par­tielle ; la tota­li­té ne dure en revanche qu’environ trois minutes. 

“Le succès de l’expédition de Laussedat est en partie dû aux performances de son appareil, le photohéliographe.”

Contrai­re­ment à l’expédition de Laus­se­dat et bien qu’ayant lieu dans un pays étran­ger (l’Algérie est une colo­nie fran­çaise en 1860), l’expédition de Le Ver­rier ne semble pas avoir connu de contraintes d’équipements ni de logis­tique. En effet, dès février 1860, le gou­ver­ne­ment espa­gnol a pris des mesures pour faci­li­ter l’acheminement des ins­tru­ments, notam­ment l’exonération des droits de douane, la dis­po­ni­bi­li­té totale des auto­ri­tés locales et même le concours de plu­sieurs pro­fes­seurs d’universités espa­gnoles et de l’Observatoire de Madrid. En revanche, la prin­ci­pale contrainte que l’expédition de Le Ver­rier a ren­con­trée est la contrainte météo­ro­lo­gique. Plu­sieurs mois avant l’expédition, une étude météo­ro­lo­gique des lieux poten­tiels d’observation de l’éclipse fut effec­tuée, dis­cri­mi­nant les lieux pâtis­sant d’une cou­ver­ture nua­geuse fré­quente ou ceux sujets à des phé­no­mènes météo­ro­lo­giques peu favo­rables. Mal­gré les mesures de pré­ven­tion prises par les astro­nomes, l’article « Sur l’éclipse totale de Soleil du 18 juillet der­nier » du jour­nal La Science pour tous évoque l’inquiétude qu’ont res­sen­tie les astro­nomes de l’expédition lorsqu’ils consta­tèrent l’apparition d’orages et la per­sis­tance d’un ciel nua­geux quelques jours avant l’éclipse, les pous­sant à faire trans­por­ter les ins­tru­ments les plus mobiles sur un lieu dif­fé­rent. Les condi­tions d’observation furent heu­reu­se­ment lar­ge­ment favo­rables au moment de l’éclipse, dis­si­pant leurs craintes. 

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