Claviers d’hier et d’aujourd’hui

Claviers d’hier et d’aujourd’hui

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°785 Mai 2023
Par Jean SALMONA (56)

Tous les hommes devraient être pianistes
Gérard Zwang, La fonc­tion érotique

De tous les instru­ments de musique, le piano – et ses avatars – est sans doute celui qui requiert la plus large palette de touch­ers. Aus­si, avant même d’apprendre à « jouer » du piano, les futurs pianistes devraient s’entraîner à maîtris­er l’usage de leurs doigts, de leurs mains, de leurs poignets et même de leurs avant-bras. Sans cette maîtrise, si dif­fi­cile à acquérir, le pianiste ne serait qu’une mécanique dépourvue de sensibilité.

András Schiff – Bach au clavicorde

Le clav­i­corde est le plus ancien des instru­ments à clavier pra­tiqués en Occi­dent et il pos­sède une car­ac­téris­tique unique, que n’ont ni le clavecin ni le piano : la touche se pro­longe par un levi­er muni d’une petite plaque de métal qui reste en con­tact avec la corde aus­si longtemps que la touche est enfon­cée. Aus­si, le musi­cien peut con­tin­uer à exercer une influ­ence sur la corde après avoir enfon­cé la touche, ce qui, com­biné avec la vitesse de l’attaque, lui offre une large pos­si­bil­ité de nuances.

Les musi­co­logues affir­ment que Bach préférait le clav­i­corde et tout per­met de penser que le Wohltem­perierte Clavier visait non le clavecin mais le clav­i­corde. András Schiff, qui est sans doute le plus qual­i­fié des inter­prètes con­tem­po­rains de Bach, a enreg­istré au clav­i­corde un ensem­ble de pièces : les 15 Inven­tions, les 15 Sin­fo­nias, le Ricer­care à trois voix de L’Offrande musi­cale, la Fan­taisie chro­ma­tique et fugue, et le mer­veilleux Caprice sur le départ d’un frère bien-aimé. Le son s’apparente plus à celui du luth qu’à celui du clavecin. Surtout, on décou­vre des nuances, des couleurs, que ne per­me­t­tait pas le clavecin. Au total, une véri­ta­ble recréa­tion. 

2 CD ECM

Konstantin Emelyanov, la Sonate de Samuel Barber

Deux décou­vertes : un pianiste d’exception, une œuvre inouïe. Kon­stan­tin Emelyanov rap­proche d’abord les 12 Préludes du 1er Livre de Debussy des 20 Visions fugi­tives de Prokofiev. Les Visions fugi­tives sont des pièces brèves – entre 20 sec­on­des et une minute et demie – rarement enten­dues dans leur inté­gral­ité. Les Préludes de Debussy sont joués comme les aurait joués, peut-être, Prokofiev : avec vigueur, pré­ci­sion, à l’opposé des inter­pré­ta­tions impres­sion­nistes ou « dis­tan­ciées » comme celle de Giesek­ing (décrite dans une chronique récente). Écoutez La Séré­nade inter­rompue et vous décou­vrirez un Debussy que vous n’avez jamais enten­du. Mais la véri­ta­ble révéla­tion est la Sonate de Samuel Bar­ber, que vous allez décou­vrir car on ne la joue pra­tique­ment jamais. On s’épuiserait à rechercher des influ­ences – de Beethoven à Prokofiev en pas­sant par Berg, Scri­abine, etc. – mais ce serait sans intérêt : une œuvre forte, jail­lis­sante, explo­sive même. La Fugue qui en con­stitue le dernier mou­ve­ment est cer­taine­ment une des pièces les plus extra­or­di­naires qu’il vous aura été don­né d’entendre. Courez l’écouter, enreg­istrée par un pianiste d’exception qui allie la sub­til­ité du touch­er à une vir­tu­osité implaca­ble. À elle seule, elle vaut le déplace­ment. 

1 CD FUGA LIBERA

Shani Diluka – Pulse

Sous ce titre, la pianiste, qui nous avait séduits par son disque proustien, s’attaque à la musique min­i­mal­iste. Ce n’est pas, en général, notre tasse de thé. Mais il faut recon­naître que les musiques de Philip Glass, John Cage et leurs émules ont de plus en plus d’aficionados, surtout chez les jeunes, essen­tielle­ment en rai­son de leur pou­voir hyp­no­tique. Par­mi la ving­taine de pièces min­i­mal­istes – non sans charme, avouons-le – on notera la présence de tran­scrip­tions d’improvisations de Kei­th Jar­rett (sur Be My Love) et de l’ineffable Dan­ny Boy par Bill Evans. Alors lais­sez-vous aller, en atten­dant que Chat­G­PT fab­rique des pièces min­i­mal­istes en série pour les claviers… de demain. 

1 CD WARNER

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