Y‑a-t-il une préhistoire des pays ?

Dossier : Les pays de FranceMagazine N°631 Janvier 2008
Par Laurent OLIVIER

Apparue au XIXe siè­cle, l’archéolo­gie est l’une des dernières dis­ci­plines qui explore la matéri­al­ité du monde physique à s’être con­sti­tuée. Il exis­tait bien déjà des archéo­logues à l’époque romaine et une archéolo­gie au temps des Grecs — Archaiolo­gia : le mot sig­ni­fie autant étude des temps anciens, que dis­cours sur les orig­ines — mais ce n’est qu’à par­tir, glob­ale­ment, des années 1850–1860 que furent mas­sive­ment révélés les ves­tiges des temps reculés et jusqu’alors incon­nus des orig­ines de l’hu­man­ité. Schlie­mann exhumait Troie et Mycènes, tan­dis qu’on décou­vrait dans les cav­ernes de Dor­dogne l’ex­is­tence d’un out­il­lage en pierre et d’un art fig­u­ratif créés par des hommes igno­rant l’usage des métaux. Dans la Marne, les fouilles fai­saient appa­raître la civil­i­sa­tion des Gaulois, dont on n’avait aupar­a­vant aucune idée ; à Alise-Sainte-Reine (Côte-d’Or), ce sont les recherch­es ordon­nées par Napoléon III qui ressus­ci­taient l’an­ci­enne Ale­sia de la Guerre des Gaules, prise dans un dou­ble noeud de fos­sés creusés par les légions de César sur un périmètre de quar­ante kilomètres.

Repères
Nous appelons Préhis­toire la mémoire des orig­ines remon­tant du ” som­bre abîme du temps ” de Buf­fon, ce passé physique­ment présent à l’é­tat de traces et de ves­tiges mais ayant per­du pour nous toute sig­ni­fi­ca­tion au point de nous appa­raître presque invisible.

Un inconscient du temps

Ce sur­gisse­ment de la mémoire enfouie du passé avait frap­pé l’imag­i­na­tion d’un Sig­mund Freud, qui y avait vu à juste titre la man­i­fes­ta­tion de l’ex­is­tence d’un incon­scient du temps. Ce n’é­tait pas tant, en effet, la fig­ure matérielle du passé orig­inel de l’hu­man­ité que la toute nou­velle dis­ci­pline archéologique révélait alors, mais, plus fon­da­men­tale­ment, la preuve évi­dente qu’un immense passé oublié dom­i­nait de sa masse obscure la très courte péri­ode immé­di­ate­ment doc­u­men­tée par l’histoire.


Alésia, ressus­citée par Napoléon III.

Des hordes primitives dans un désert, un cliché erroné

Une image consolatrice
Dans le con­texte idéologique du début du XXe siè­cle, mar­qué par le trau­ma­tisme col­lec­tif de la perte de l’Al­sace-Lor­raine, cette image con­so­la­trice des orig­ines rurales de la civil­i­sa­tion française por­tait égale­ment un dis­cours poli­tique jus­ti­fi­ant la guerre totale con­tre l’Alle­magne. Sous l’ap­pel à la défense patri­o­tique du pays ances­tral, pointait néan­moins égale­ment une rhé­torique réac­tion­naire, qui trou­vait dans l’idéal du ” retour à la terre ” le moyen d’ex­primer sa défi­ance vis-à-vis de l’é­tranger et du change­ment. La cat­a­stro­phe du nazisme, qui avait instru­men­tal­isé l’archéolo­gie pour fournir une légitim­ité sci­en­tifique à sa poli­tique de ger­man­i­sa­tion de l’Eu­rope, nous a appris à nous méfi­er des sup­posées iden­tités eth­niques ancestrales.

L’archéolo­gie est d’abord passée par une longue phase d’ac­cu­mu­la­tion et de con­struc­tion des don­nées. Pen­dant longtemps, l’im­age que l’on se fai­sait de l’oc­cu­pa­tion du sol avant les péri­odes his­toriques était celle d’un désert. Les his­to­riens n’en­vis­ageaient pas que la pop­u­la­tion du ter­ri­toire actuel de la France ait pu dépass­er à peine quelques mil­lions d’habi­tants à l’aube de la con­quête romaine.

Depuis l’en­fance, nous avons tous con­servé ce cliché indé­cis, gravé en noir et blanc, de hordes prim­i­tives dis­per­sées dans un pays vide, vivant dans de som­bres cabanes en bois regroupées à l’orée des bois, ou agglu­tinées au dessus des eaux d’un lac, à l’abri d’une palis­sade de troncs d’ar­bres… Jusqu’au renou­velle­ment de la dis­ci­pline archéologique des années 1980, c’est égale­ment l’im­age d’une grande sta­bil­ité des ter­roirs qui sem­blait s’im­pos­er comme une évi­dence : on trou­vait l’emplacement des vil­lae romaines dans les champs cul­tivés, auprès des vil­lages actuels édi­fiés au Moyen-âge, et, un peu plus loin, ceux des tertres funéraires pré-romains ou des for­ti­fi­ca­tions préhis­toriques, retirés sur les hauteurs.

Le poten­tiel archéologique français se chiffre à plusieurs mil­lions de sites

Les lim­ites des diocès­es médié­vaux pou­vaient être super­posées à celles des civ­i­tates de l’époque romaine, qui repre­naient le tracé des fron­tières des peu­ples gaulois. Les mul­ti­ples pagi qu’avait trou­vé César dans toute la Gaule étaient restés les mêmes depuis 2000 ans : c’é­taient les innom­brables pays de France, à peine plus grands qu’un can­ton, dans lesquels les hommes, qui n’é­taient pas encore com­plète­ment ren­trés dans l’âge indus­triel, con­tin­u­aient à se recon­naître. On pou­vait les croire étab­lis là depuis des cen­taines de généra­tions, se trans­met­tant leur iden­tité ances­trale par l’in­ter­mé­di­aire du pays où ils nais­saient et mour­raient, et auquel, à force de labeur, ils finis­saient par ressem­bler. La France appa­rais­sait comme une civil­i­sa­tion née de la terre ; plus encore, la dis­po­si­tion des par­ties de son ter­ri­toire en fai­sait une per­son­ne, ain­si que le soulig­nait l’his­to­rien de la Gaule Camille Jul­lian dans ses cours du Col­lège de France. 

De l’aménagement à la connaissance

Depuis une ving­taine d’an­nées, les don­nées de l’archéolo­gie se sont trou­vées d’autre part com­plète­ment renou­velées par l’es­sor des recon­nais­sances entre­pris­es préal­able­ment aux travaux d’amé­nage­ment et de con­struc­tion, qui se sont sys­té­ma­tisées dans le courant des années 1990. Grâce à la mul­ti­pli­ca­tion des travaux linéaires (autoroutes, lignes TGV), on dis­pose main­tenant d’é­val­u­a­tions de la con­cen­tra­tion réelle des sites archéologiques con­servés dans le sol de la France. Dans les zones d’at­trac­tion de l’oc­cu­pa­tion humaine que con­stituent tra­di­tion­nelle­ment les val­lées, celle-ci atteint, en moyenne, un site pour 5 hectares ; l’ensem­ble du poten­tiel archéologique du ter­ri­toire mét­ro­pol­i­tain se chiffrant à l’échelle de plusieurs mil­lions de sites.

Nous sommes tou­jours dans un sys­tème d’occupation postromain

Les sites d’époque his­torique (c’est-à-dire de l’époque romaine à l’époque médié­vale) sont évidem­ment par­mi les plus nom­breux — car il sont glob­ale­ment les moins affec­tés par l’éro­sion — ; en revanche, les sites con­servés à l’é­tat de ves­tiges en sous-sol appar­ti­en­nent dans leur très grande majorité à des occu­pa­tions d’époque pro­to­his­torique, datant des deux derniers mil­lé­naires avant notre ère. On est donc très loin ici de l’im­age de la ” lande prim­i­tive pré-romaine ” ; ce que con­fir­ment par ailleurs les études paléo-envi­ron­nemen­tales, qui soulig­nent partout la mise en place pré­coce de paysages ouverts, déjà large­ment étab­lis dès le milieu du IIe mil­lé­naire avant notre ère. 

Un phénomène d’érosion

L’évo­lu­tion de l’oc­cu­pa­tion du sol appa­raît d’autre part beau­coup plus heurtée qu’on ne l’imag­i­nait encore au début du XXe siè­cle. Selon les régions, on pos­sède désor­mais de don­nées rel­a­tive­ment con­tin­ues sur l’ensem­ble des qua­tre derniers mil­lé­naires. Dans l’ensem­ble, l’empreinte de l’ac­tiv­ité humaine sur l’en­vi­ron­nement naturel ne se mar­que réelle­ment qu’à par­tir des alen­tours du milieu du IIe mil­lé­naire avant notre ère, dans la mesure où elle pro­duit des mod­i­fi­ca­tions irréversibles des milieux. C’est à ce moment qu’ap­pa­raîssent des proces­sus de dégra­da­tion de sols, qui entraî­nent des phénomènes d’éro­sion, par­fois mas­sives. La déforesta­tion et la sur­ex­ploita­tion agri­cole sont très vraisem­blable­ment à l’o­rig­ine de ces pre­mières crises envi­ron­nemen­tales, qui atteignent leur développe­ment max­i­mal à l’époque de l’âge du Fer, aux envi­rons du milieu du Ier mil­lé­naire avant notre ère. A ce moment, des phénomènes de sur­ex­ploita­tion des ressources — comme en par­ti­c­uli­er le bois, util­isé comme com­bustible — sont claire­ment en cause, comme le mon­trent en par­ti­c­uli­er les études paléo-envi­ron­nemen­tales menées sur l’im­pact de l’ex­ploita­tion ” pro­to-indus­trielle ” des sources salées de la val­lée de la Seille (Moselle). D’autres crises envi­ron­nemen­tales, s’ac­com­pa­g­nant de phénomènes de dégra­da­tion des sols, se repro­duisent par la suite, notam­ment à l’époque romaine, au cours du haut Moyen-âge et surtout à la fin de l’époque moderne. 

Une suite de cycles


Dans la val­lée de la Seille, une crise envi­ron­nemen­tale à l’âge du fer.

Plus qu’une suc­ces­sion de pop­u­la­tions, ou de civil­i­sa­tions, l’archéolo­gie restitue donc une suite de cycles ponc­tués de rup­tures ou de crises, au sein desquels les dynamiques socio-économiques et les dynamiques écologiques fonc­tion­nent de manière étroite­ment inter­dépen­dante. Les phas­es de sur-con­cen­tra­tion du pou­voir, qui pro­duisent péri­odique­ment leur lot de richess­es fastueuses et de tombes mon­u­men­tales, sig­na­lent le plus sou­vent davan­tage des ten­ta­tives de réponse à la raré­fac­tion de ressources essen­tielles aux fonc­tion­nement des sociétés que de réelles péri­odes d’é­panouisse­ment de la civilisation.

Néan­moins, mal­gré ces rup­tures, la résilience des sys­tèmes d’oc­cu­pa­tion du sol tend à se ren­forcer à l’échelle de la très longue durée his­torique, à mesure que s’ac­croît la com­plex­ité de l’ac­tiv­ité des sociétés qui les pro­duisent. Pen­dant très longtemps, après le pas­sage à la séden­tari­sa­tion du Néolithique, cette résilience des modes d’oc­cu­pa­tion du sol ne dépasse guère un à deux siè­cles. Elle devient large­ment pluri-sécu­laire à par­tir de l’âge du Fer, pour attein­dre couram­ment cinq à six siè­cles à l’époque romaine. Mal­gré l’ex­tra­or­di­naire développe­ment péri-urbain de la fin du XIXe et surtout du XXe siè­cle, nous sommes tou­jours dans un sys­tème d’oc­cu­pa­tion post-romain, qui s’est pro­gres­sive­ment mis en place au cours du haut Moyen-âge, glob­ale­ment entre les VIe-XIe siècles. 

Une continuité des contraintes

Les modes d’ex­ploita­tion du milieu mon­trent de très fortes per­ma­nences, qui témoignent de la con­ti­nu­ité de con­traintes envi­ron­nemen­tales dif­fi­cile­ment dépass­ables : jusqu’à la général­i­sa­tion du sys­tème vil­la­geois, le sys­tème des fer­mes, ou des domaines ruraux, qui se met en place à l’âge du Bronze, est large­ment pré­dom­i­nant. A l’échelle d’une durée bi-mil­lé­naire, on voit ain­si ces étab­lisse­ments ruraux se déplac­er à l’in­térieur des mêmes ter­roirs, avant de se fix­er dans les vil­lae de la péri­ode romaine. L’archéolo­gie est donc con­fron­tée à un palimpses­te de ves­tiges d’oc­cu­pa­tion lais­sé par une suc­ces­sion de sys­tèmes d’ex­ploita­tion du milieu. Jusqu’à l’âge du Bronze, les traces de l’im­pact de l’oc­cu­pa­tion humaine sur le paysage restent ténues et, en tout cas, dis­per­sées. En revanche, les trois à qua­tre derniers mil­lé­naires four­nissent une doc­u­men­ta­tion abon­dante, à par­tir de laque­lle il devient pos­si­ble, désor­mais, d’é­tudi­er l’im­pact de ces dynamiques ” éco-humaines ” sur l’his­toire des ter­ri­toires et des environnements.

Ce nou­veau domaine qui s’ou­vre à nous nous entraîne cepen­dant loin des rivages fam­i­liers des évo­lu­tions unil­inéaires ; c’est-à-dire d’une His­toire qui racon­tait des his­toires. Devant nous, le temps his­torique con­ven­tion­nel se désagrège, entraî­nant avec lui sa suite d’épo­ques con­stru­ites comme autant d’im­ages fix­es. La béance du vide est désor­mais partout évi­dente entre les don­nées ; leur diver­sité fon­da­men­tale­ment irré­ductible. Nous ne savons pas encore com­ment penser cela, et pour­tant, dans ce temps inter­mit­tent et éclaté, des évo­lu­tions nou­velles nous appa­rais­sent, prenant man­i­feste­ment forme à dif­férentes échelles de l’e­space et des durées. On pour­rait dire qu’elles se con­stituent en quelque sorte par per­co­la­tion d’une caté­gorie d’échelles à une autre, et que leur répéti­tion, reprenant sou­vent les mêmes chemins, finit par dessin­er des réseaux. Il faudrait pou­voir se représen­ter le temps his­torique comme enchevêtrement de moments, comme mémoire, et l’e­space comme imbri­ca­tion de lieux, comme paysage, et de l’un et l’autre, n’en faire plus qu’un.

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