X bis : Un juif à l’École polytechnique Mémoires 1939–1945

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°607 Septembre 2005Par : Bernard LÉVI (41)Rédacteur : Marc Olivier BARUCH (75)

Le 10 mai 1940, à Bor­deaux, un jeune tau­pin sor­tait d’une com­po­si­tion de maths, quand il apprit par les jour­naux que cette même jour­née était entrée dans l’histoire : par les Ardennes, pour­tant répu­tées impre­nables, les troupes alle­mandes venaient d’attaquer l’armée fran­çaise. La suite est connue… Quant au jeune tau­pin, il ne fut qu’admissible à l’X cette année.

Il se rat­tra­pa l’année sui­vante, et brillam­ment : en juin 1941, il fut en effet reçu 26e au concours d’entrée à l’École poly­tech­nique. Dans l’euphorie du suc­cès, il ne fit guère atten­tion au fait que la men­tion de son rang était sui­vie de trois petites lettres, qui allaient avoir de grandes consé­quences : 26e certes, mais 26e bis – car le jeune homme, du nom de Ber­nard Lévi, rele­vait du sta­tut des juifs édic­té le 3 octobre 1940 par le gou­ver­ne­ment du maré­chal Pétain. Fran­çais peut-être, fils, petit-fils et arrière-petit- fils de per­son­na­li­tés ayant ser­vi le pays ; mais juif, et donc, pour reprendre le mot d’Aragon, “ Fran­çais étran­ger en France ”.

La loi, c’est la loi, et il n’était pas ques­tion, pour une ins­ti­tu­tion de for­ma­tion des élites aus­si plei­ne­ment insé­rée dans la France nou­velle que l’École poly­tech­nique, de ne pas l’appliquer à la lettre. Ses ministres de tutelle, les ingé­nieurs des Mines Jean Ber­the­lot et Jean Biche­lonne, y veillèrent, mais aus­si les auto­ri­tés de direc­tion de l’École. Ne vit-on pas ain­si, en avril 1942, le géné­ral pla­cé à la tête de l’X prendre l’initiative d’écrire à ses auto­ri­tés de tutelle qu’un élève, certes “ très tra­vailleur ” et doué en mathé­ma­tiques au point de se his­ser en un semestre du 43e au 4e rang – l’une et l’autre place tou­jours assor­tie de la fameuse men­tion “ bis ” –, mais d’un “ type sémite carac­té­ri­sé au phy­sique comme sans doute au moral ”, ne sau­rait béné­fi­cier d’une déro­ga­tion au sta­tut des juifs ? Il n’est pas cer­tain qu’une telle déro­ga­tion aurait suf­fi à pro­té­ger Claude Lévy, X 1941 ; le fait est que, dépor­té, ce der­nier périt à Buchenwald.

Mais cette his­toire tra­gique est aus­si – et c’est l’un des para­doxes de la période – une his­toire heu­reuse, car c’est l’histoire d’une jeu­nesse, dans un milieu de jeunes gens qui res­tèrent pour la plu­part imper­méables à l’antisémitisme. Le livre de Ber­nard Lévi est aus­si une chro­nique de ce que fut, dans la France des pri­va­tions et des ambi­va­lences d’alors, la vie d’un élève de l’École polytechnique.

Le public y trou­ve­ra, jusque dans ses rites et son voca­bu­laire, ce qui fit et ce qui fait la grande tra­di­tion de l’X, à toutes les époques.

Cette fidé­li­té à la tra­di­tion fait à la fois la gran­deur et, peut-être, les limites, de l’institution, même si, en son sein, cer­tains vou­lurent, sur­ent et purent faire ces choix qui dif­fé­ren­ciaient de l’engagement résis­tant l’attentisme ger­ma­no­phobe de la qua­si-tota­li­té des Fran­çais. Cet enga­ge­ment se mesure au niveau de risque pris, sans que l’on en fût tou­jours conscient – mais l’ennemi, le dan­ger, la déla­tion étaient là pour le rap­pe­ler : le mar­ty­ro­loge de l’École en porte les traces. Dans son livre, Ber­nard Lévi évoque avec une émo­tion certes rete­nue, mais qui n’en est que plus forte, ceux qui ne sont plus, ceux qui don­nèrent leur vie et ceux, celles, aux­quels elle fut prise – avec tou­jours cette lan­ci­nante ques­tion : pour­quoi eux, et pour­quoi pas moi ? Ques­tion qui fait qu’il y aura tou­jours ques­tion, et ques­tion qui fait que ce beau livre, si fort, si poi­gnant, doit être lu et médité.

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