Vol spatial habité : la vision de deux astronautes polytechniciens




Pour Jean-François Clervoy (X78) et Arnaud Prost (X12), deux des trois polytechniciens astronautes – avec Philippe Perrin (X82) –, les vols habités posent la question stratégique de leur utilité en regard de leurs coûts, alors que l’offre de vols augmente de manière notable ces dernières années. La démocratisation de ces vols est en fait très relative et les États garderont la main sur le secteur, mais leur utilité est avérée du fait de leur rôle dans la progression des connaissances et la coopération internationale. Mars, ce n’est néanmoins pas avant 2050, et encore à titre très expérimental. Quant à trouver une planète de secours pour le jour où la Terre sera invivable…
Bonjour Jean-François Clervoy, bonjour Arnaud Prost. Tout d’abord merci à vous deux d’avoir accepté notre invitation à cette entrevue. Pouvez-vous vous présenter et nous dire ce qui vous a amenés vers le métier d’astronaute ?
Jean-François Clervoy : Je suis ingénieur de formation, diplômé de l’X en 1981 et de ISAE-SUPAERO en 1983. J’ai ensuite intégré le Cnes, avant d’être sélectionné comme astronaute en 1985. J’ai eu la chance de participer à trois missions à bord des navettes spatiales américaines Atlantis et Discovery. Pourquoi astronaute ? Mon père était pilote de chasse et ses récits de missions sur Mirage IV ou P-51 Mustang m’ont profondément marqué. Je suis né l’année de la création de la Nasa et j’ai grandi avec les missions Apollo et les séries télé comme Star Trek.
À l’école, on nous disait qu’en l’an 2000 on passerait ses vacances sur la Lune. J’imaginais donc qu’il y aurait, comme on le voit dans la science-fiction, des bases sur la Lune et des vaisseaux qui vont et qui viennent. J’ai grandi avec cette vision optimiste de l’exploration spatiale, à l’inverse des astronautes d’Apollo qui enfants n’avaient même pas pu rêver de ce métier, car il n’existait pas encore.
Arnaud Prost : Je suis également ingénieur de formation : je suis entré à l’X en 2012. Actuellement, je suis pilote opérationnel dans l’armée de l’air et de l’espace, sur l’E-3F, l’AWACS français. Avant cela, j’étais ingénieur d’essai à DGA essais en vol, sur l’avion de combat Rafale à Istres. C’est dans ce contexte que j’ai été sélectionné dans la promotion 2022 des astronautes de l’ESA. Puisque je suis dans la réserve, en parallèle de mon métier de pilote militaire, je m’entraîne environ deux mois par an au Centre européen des astronautes à Cologne.
Comme Jean-François, j’ai été très tôt passionné par l’espace : l’astronomie et l’astrophysique d’abord, puis l’exploration spatiale. À ce moment-là, cela me paraissait évident qu’au moment où j’arriverais à l’âge adulte une navette et une base seraient prêtes pour moi ! J’étais très intéressé par la recherche, au point d’inventer le métier de « chercheur embarqué » pour pouvoir faire de la physique fondamentale directement dans l’espace !


On lit dans les médias des projets d’exploration en orbite basse, en orbite lunaire, à la surface lunaire, de Mars, parfois d’astéroïdes ; quelles sont les destinations principales pour des astronautes ?
J.F.C. : Pour les astronautes professionnels, les destinations dépendent des missions, par exemple : orbite basse pour la recherche sur le corps humain, orbite lunaire ou surface de la Lune pour la géologie et Mars pour la quête de traces de vie. L’astronaute est un explorateur et, plus son profil est polyvalent, mieux c’est. L’orbite basse restera toujours un lieu d’activité, avec une ou plusieurs stations servant de laboratoire ou de potentielle plateforme d’assemblage. Concernant la Lune, l’idée d’une base semi-permanente au pôle Sud est cohérente avec les besoins de tester les technologies et les opérations nécessaires pour l’exploration martienne. Pour Mars, nous irons là où les rovers auront d’abord identifié un intérêt.
“L’exploration spatiale,
c’est d’abord une quête de connaissance,
sur nous-mêmes et sur notre Univers.”
A.P. : Je rejoins Jean-François : l’exploration spatiale, c’est d’abord une quête de connaissance. Sur nous-mêmes et sur notre Univers. Idéalement il faudrait aller partout : l’orbite basse, la Lune, Mars… Mais il ne faut pas pour autant se précipiter et il faut prioriser. Actuellement, l’ESA est impliquée dans des missions d’exploration et d’approfondissement de nos connais–sances pour chacune de ces destinations. C’est une approche étape par étape, comme dans les essais en vol : quand on s’approche pour la première fois d’une limite, il faut y aller progressivement !


Vous êtes ingénieurs, parlons matériel ! Vous avez tous les deux volé sur de nombreux appareils, en orbite ou plus bas. Il y aura bientôt beaucoup d’options pour les astronautes européens, comme capsules (Soyouz, Dragon, peut-être le Shenzhou chinois ou le Gaganyaan indien) ou comme stations (l’ISS, et bientôt peut-être Axiom, Vast, The Exploration Company).
A.P. : Tous ces véhicules m’intéressent ! Ce qui me passionne quand je suis aux commandes d’une machine, c’est de comprendre comment fonctionne le système, quelle est ma relation avec lui et comment je peux façonner mon comportement pour contribuer à son bon fonctionnement. Idéalement, faire des missions sur différents appareils pour comparer les expériences serait formidable. Mais ce dont je rêve surtout, c’est de voler sur un véhicule européen. Cela nous apporterait l’indépendance dont nous avons besoin pour défendre et promouvoir notre vision européenne de l’exploration spatiale, et je pense que nous en avons les capacités.
J.F.C. : Un vaisseau spatial, quel qu’il soit… moi, je pars, hein ! À condition qu’il soit conçu dans les règles de l’art. Et une navette, c’est tellement différent d’une capsule… même le Crew Dragon est différent du Soyouz. Chacun offre à l’astronaute une expérience différente et intéressante qui contribue à enrichir son expérience professionnelle. Celle-ci l’aidera à jouer son rôle de consultant au sol – comme le font tous les astronautes entre leurs missions – pour concevoir les missions futures, les équipements futurs.
On parle ici de règles de l’art. Certains de ces appareils sont développés par le privé, d’autres par les gouvernements. Est-ce que cela change quelque chose pour vous ?
J.F.C. : Quel que soit le fabricant, tant que le client sera un gouvernement, il imposera des normes, même lorsqu’il achètera un service plutôt que le vaisseau. Et ce sera dans le contrat. Aujourd’hui, les normes sont bien plus strictes qu’à l’époque d’Apollo ! Alors bien sûr, dans le futur, il y aura peut-être des clients privés avec des fournisseurs privés et ils s’arrangeront entre eux. Mais il y aura toujours une agence de certification, même si ce n’est pas la Nasa ou l’ESA. L’approche américaine, c’est d’affiner les règles au fur et à mesure des incidents et des accidents. C’est la façon dont fonctionne la FAA (Federal Aviation Administration). Alors qu’en Europe c’est un peu l’inverse : on met a priori plein de normes et plein de barrières, au point que c’est difficile d’entreprendre et de démarrer quelque chose.
A.P. : En aéronautique, même avec des industriels aussi expérimentés qu’Airbus ou Dassault, tu ne peux pas mettre un avion en vol sans que cela se fasse main dans la main avec les autorités de l’État en matière de sécurité aéronautique, d’actes techniques, de certification : la DGA joue un rôle essentiel à ce titre. Je pense que c’est fondamental qu’il existe, dans le spatial comme en aéronautique, une autorité de régulation dont la grille de lecture n’est pas uniquement économique. C’est cela qui me permet d’avoir confiance en un véhicule, quel qu’en soit le constructeur : la certitude qu’il est le fruit d’un équilibre entre des exigences parfois contraires, où chacun a joué son rôle. Il n’est pas possible d’être juge et partie.
Le renforcement du secteur privé, c’est aussi l’apparition récente de nouveaux « astronautes », ce qui ouvre un débat sémantique : est-ce qu’on parle d’astronautes de carrière ou d’astronautes gouvernementaux face à des astronautes privés, touristes spatiaux ou participants à un vol spatial ?
J.F.C. : Au sein de l’Association of Space Explorers, on considère que le mot « astronaute » est applicable à tous ceux qui sont allés dans l’espace, au-delà d’une certaine altitude. Ensuite, il y a des qualificatifs. Moi, j’aime bien dire qu’il y a des astronautes professionnels, pour qui c’est le métier, et des astronautes non professionnels qui ne vont pas dans l’espace pour exercer un métier ou une tâche. Les astronautes professionnels peuvent être gouvernementaux – fonctionnaires – ou privés, ce qui est très récent. Jusqu’à Michael López-Alegría – un bon copain de ma promo Nasa – et Peggy Whitson, il n’y avait pas d’astronaute professionnel privé. Ils sont aujourd’hui payés par Axiom Space pour une tâche professionnelle.
Dans le futur, on peut imaginer que les astronautes professionnels privés se spécialiseront : certains astronautes ne feront que du transport – piloter des vaisseaux – d’autres géreront des bases. Faisons un nouveau parallèle avec l’aviation : aujourd’hui, les astronautes sont comme des pilotes d’essai. Demain ils seront aussi comme des pilotes de ligne ou des membres d’équipage. Et puis il y a les passagers, comme dans certaines missions Axiom. D’ailleurs, pour eux la visite médicale est moins sévère. Beaucoup pensent qu’il faut être en superforme pour aller dans l’espace, mais c’est plus imposé par la nature du job, comparable à celui d’un pilote d’avion et moins lié à l’environnement spatial. Si tu vas dans l’espace juste pour vivre, manger, dormir, regarder par le hublot… une grande majorité de la population peut y aller.
A.P. : Je pense que cet effort sémantique est essentiel. Il y a quelque chose qui se briserait en moi si, dans une classe de collège, des jeunes me disaient que leur meilleure chance de devenir astronaute, c’est de devenir milliardaire… plutôt que de faire des études scientifiques ou de servir l’État. Parce qu’ils auront vu tout ça sous le même mot. Pour moi il y a un métier d’astronaute, exercé par des personnes sélectionnées par des agences spatiales, qui réalisent des missions scientifiques pour faire progresser la connaissance. Ces astronautes peuvent utiliser des moyens privés, mais ça ne fait pas d’eux des astronautes commerciaux. Mon collègue dans la réserve Marcus Wandt, par exemple, est un astronaute de l’ESA, sélectionné, formé et encadré par l’ESA et l’Agence spatiale suédoise. Ce n’est pas parce qu’il a volé avec Axiom qu’il devient un astronaute commercial.
La notion d’« astronaute commercial » est une projection : si un jour des industries se développent dans l’espace, elles pourraient avoir besoin d’astronautes pour des missions privées. Mais aujourd’hui, à ma connaissance, ça n’existe pas. Et les personnes qui vont dans l’espace pour leur plaisir personnel, c’est encore autre chose. La vraie question devrait être : quels intérêts sers-tu dans l’espace ? Si tu sers la science, cela correspond à ma compréhension du métier d’astronaute : c’est ce métier-là dont je rêve. Si tu sers des intérêts économiques, c’est autre chose. Et si tu sers des intérêts personnels, encore autre chose. Si je fais un parallèle aéronautique pour illustrer ces difficultés sémantiques, je commencerais par dire qu’il ne viendrait pas à l’idée d’un passager d’un vol commercial de se présenter comme un pilote d’avion !
Ensuite, pour illustrer cette distinction par la fonction, aujourd’hui en tant que pilote, je sais quels intérêts je sers : ceux de la France et de ses forces armées, c’est très clair, c’est mon rôle. Si un jour je travaillais pour Airbus ou Dassault, je servirais alors aussi des intérêts économiques, même si dans ce cas précis ils seraient étroitement liés aux intérêts de la défense nationale. Enfin, si je vole dans un aéroclub, je sers des intérêts personnels. Pourtant, à chaque fois, on peut utiliser le même mot de « pilote ». Mais ça ne veut pas dire que c’est la même chose : je pense qu’il est important de faire cette distinction, sans nécessairement y adjoindre de jugement de valeur.
J.F.C. : Cette distinction en fonction de la mission est pertinente. C’est probablement pour cela que les astronautes milliardaires qui se sont payé quelques vols cherchent à être utiles ! Jared Isaacman voulait tester un scaphandre lors de sa deuxième mission Axiom ; il avait aussi proposé de réparer Hubble, tout en payant toute la mission !
Assiste-t-on aux premières étapes d’une démocratisation ? Ou l’espace est-il condamné à rester un domaine pour scientifiques, militaires et riches touristes ?
A.P. : Il y a une forme de démocratisation du spatial au sens où l’espace est aujourd’hui beaucoup plus présent dans les foyers, qu’il y a un intérêt plus développé, une appropriation croissante des sujets spatiaux par le public en France et en Europe. Et ça, c’est grâce aux efforts de Jean-François, de Claudie Haigneré, de Philippe Perrin, de Thomas Pesquet et de plein d’autres personnes, ainsi que de l’ESA et des agences spatiales qui ont pris à bras-le-corps la communication. Pour le reste, je ne pense pas qu’on puisse, pour l’instant, parler de démocratisation de l’espace.
Et, avant même de poser cette question, il faut se demander : quel serait l’intérêt que tout le monde puisse aller dans l’espace ? Je suis convaincu que cela vaut la peine d’explorer l’espace, et surtout de ne pas abandonner cette voie de recherche. C’est de la recherche fondamentale, qui présente un potentiel gigantesque selon moi, mais également un niveau de risque et d’engagement élevé. Dire qu’il est absolument nécessaire, aujourd’hui, d’envoyer tout le monde dans l’espace, ou de coloniser je ne sais quel endroit, en contradiction avec les lois de la physique… cela me paraît beaucoup plus difficile à défendre.
J.F.C. : On n’assiste pas à une démocratisation du vol habité. Les astronautes non professionnels resteront très peu nombreux. Simplement à cause des lois de la physique : aller dans l’espace demande une énergie colossale. L’énergie coûte cher et expose à un risque élevé. Même si on divise les coûts par dix, ce sera toujours quelques millions. Ça restera cher.
Jean-François, tu as été sélectionné il y a quarante ans, tandis qu’Arnaud tu n’as pas encore volé. Comment voyez-vous le futur ?
J.F.C. : Pour 2050, peut-être même auparavant, je pense que nous aurons réalisé une première mission habitée vers Mars, mais ce sera une mission extrêmement difficile. Comme disait Arnaud, dans l’histoire de l’humanité, ce sera quand même un bond de supergéant.
A.P. : J’espère qu’en 2050 nous aurons étendu notre maîtrise de l’orbite basse à l’environnement lunaire et que l’humanité aura envoyé un premier équipage international d’astronautes professionnels vers Mars, sans atterrissage la première fois, car le défi du voyage en lui-même est immense. Il faudra d’abord résoudre des problèmes technologiques, physiologiques et psychologiques liés à un tel éloignement. Mais, ce que je souhaite profondément et en priorité, c’est que l’exploration spatiale reste fidèle à des valeurs fondamentales : servir l’intérêt de la science, de la connaissance, et encourager la coopération entre les nations. Je pense qu’il y a un chemin pour que cet idéal ne soit pas complètement englouti par des intérêts économiques et des rivalités. Voilà, c’est peut-être un peu naïf, mais j’y crois.
Avez-vous une question qu’on ne vous pose jamais mais à laquelle vous aimeriez répondre, ou un message pour les lecteurs de La Jaune et la Rouge ?
A.P. : Je pense que pour beaucoup de gens les ordres de grandeur ne sont pas clairs dans le spatial. Beaucoup pensent que l’on explore l’espace pour fuir la Terre ou se préparer une île paradisiaque aux confins de la Galaxie, mais c’est une illusion. Proxima du Centaure, l’étoile la plus proche, se trouve à quatre années-lumière de nous ; c’est hors de portée. Aujourd’hui, l’exploration spatiale, c’est avant tout pour mieux comprendre notre système solaire, notre planète et nous-mêmes. Un jour, peut-être très lointain, et au vu du nombre de menaces qui pèsent sur notre planète, il faudra envisager de s’éloigner. Mais pour l’instant il ne s’agit absolument pas de chercher une planète B.
“Les dinosaures ont disparu parce qu’ils n’avaient
pas de programme spatial.”
J.F.C. : À ce sujet, mais sur le très, très long terme, une question rarement posée concerne la destinée de l’humanité. Est-elle dans l’espace ? Parce qu’il est écrit dans les lois d’évolution du cosmos qu’un jour le vivant sur Terre sera terminé. Le Soleil aura évolué en géante rouge et la Terre sera trop chaude. Il n’y aura plus aucune forme de vie possible sur Terre, si l’on n’a pas appris à vivre ailleurs. Pour ça, on a des milliers, des centaines de milliers, voire des millions d’années devant nous.
Même si la Terre a encore quelques milliards d’années à orbiter autour du Soleil, bien avant cela les conditions environnementales dans lesquelles se trouvera la Terre deviendront invivables. L’humanité, dans l’histoire de notre Univers, n’aura été qu’une petite tranche infime. Je trouverais dommage que l’on n’ait pas cherché à pérenniser notre espace alors qu’on en avait les moyens. Comme le disait l’écrivain Larry Niven : « Les dinosaures ont disparu parce qu’ils n’avaient pas de programme spatial. »






