VoisinMalin le porte-à-porte qui ouvre les quartiers

Dossier : ExpressionsMagazine N°741 Janvier 2019
Par Alix VERDET
Pour insuffler une dynamique positive dans les quartiers populaires et déshérités, Anne Charpy, la fondatrice de l’association VoisinMalin, a eu l’idée de missionner les habitants eux-mêmes pour recréer du lien social et renforcer leur capacité à mieux vivre au sein de la société. Une initiative profondément mûrie qui restaure la dignité humaine là où elle est malmenée.

Vois­in­Ma­lin est une asso­ci­a­tion qui con­stitue des équipes d’habitants ressources dont la mis­sion est de créer un dia­logue avec leurs voisins de quartier.

Qu’est-ce que VoisinMalin ?

Vois­in­Ma­lin est une asso­ci­a­tion qui con­stitue des équipes d’habitants ressources dont la mis­sion est de créer un dia­logue avec leurs voisins de quarti­er : ils vont les voir chez eux, en porte-à-porte, pour leur apporter des infor­ma­tions utiles pour leur vie quo­ti­di­enne, sur des sujets pré­parés avec un parte­naire com­pé­tent. Le but est que ces per­son­nes ren­con­trées puis­sent agir pour vivre mieux dans leur quo­ti­di­en. Ce sont des per­son­nes qui n’ont pas accès à l’information ou sont noyées par une surabon­dance d’informations, qu’elles ne savent pas tou­jours hiérar­chis­er ou inter­préter – faute de temps, de maîtrise de la langue ou de pri­or­ités. Elles n’ont pas con­fi­ance dans l’institution qui les a par­fois mal reçues ou qui vient les con­trôler. De plus, l’institution est en train de se retir­er physique­ment des quartiers sen­si­bles d’où dis­parais­sent le bureau de Poste, le médecin, où il n’y a plus de livrai­son de col­is… Treize mil­lions de Français ne savent pas envoy­er un e‑mail et on les trou­ve davan­tage dans les quartiers les plus pauvres.

Com­ment est née cette intuition ?

C’est la ren­con­tre entre deux expéri­ences qui se sont enrichies mutuelle­ment. La pre­mière, c’est une expéri­ence dans des quartiers pop­u­laires au Chili où j’ai tra­vail­lé pen­dant trois ans dans le micro­crédit. J’ai été impres­sion­née par l’énergie et les capac­ités de trans­mis­sion de per­son­nes qui vivaient avec très peu de chose. Le fait de pou­voir acheter un équipement de pro­duc­tion grâce au micro­crédit les con­dui­sait à mobilis­er toutes leurs voisines pour leur en faire prof­iter. Ça a abouti à l’organisation d’un syn­di­cat pro­fes­sion­nel de microen­tre­pre­neurs que j’ai accom­pa­g­née. Ils m’ont énor­mé­ment appris. Mon rôle a été d’apporter un peu de méth­ode et de la recon­nais­sance, qui est un stim­u­la­teur impor­tant. Je les ai aus­si mis­es en lien avec un avo­cat pour créer leur syn­di­cat, avec des spon­sors. Je me suis dit : « Je veux con­naître cette réal­ité en France, je veux aller explor­er et apporter cette même capac­ité de détec­tion, d’organisation, de mise en lien et cette capac­ité de faire con­fi­ance, dans des milieux pop­u­laires. » Cette prise de con­science a con­duit à ma deux­ième expéri­ence où, de retour en France, je me suis for­mée dans l’urbanisme pour tra­vailler pen­dant une quin­zaine d’années sur des pro­jets de développe­ment dans ces quartiers, sur les ques­tions d’habitat social et d’amélioration de la ville.

Par­tir des gens, de leurs besoins et de leurs ressources et trou­ver un mod­èle économique qui per­me­tte une indépen­dance par rap­port à un pou­voir politique.

Votre mis­sion con­cer­nait l’habitat social ?

J’ai tra­vail­lé dans des cités des années 60 en copro­priétés mal ou plus du tout gérées, des rési­dences à 200, 300, 500 loge­ments qui apparte­naient à une myr­i­ade de copro­prié­taires qui avaient acheté là pour avoir un petit pat­ri­moine, lequel avait per­du de la valeur au fil des années. Les copro­prié­taires d’origine qui le pou­vaient avaient dans les années 80 acheté des petits pavil­lons ailleurs, et avaient donc reven­du à leurs locataires, pour beau­coup des ouvri­ers tra­vail­lant dans les usines auto­mo­biles voisines de Berli­et, sou­vent immi­grés du Maghreb. Ils ne con­nais­saient pas le fonc­tion­nement des copro­priétés et les con­traintes de la loi de 65. Il y avait donc des sit­u­a­tions très con­flictuelles dans ces quartiers. Pour moi, l’enjeu était que ces nou­veaux accé­dants puis­sent pren­dre leurs respon­s­abil­ités. J’ai donc été iden­ti­fiée comme une experte sur ces sujets d’intervention publique dans les copro­priétés, ce qui est assez déli­cat car ce sont des loge­ments privés. Je suis rev­enue à Paris et suis entrée à l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat. Par la suite, j’ai pos­tulé pour diriger un grand pro­jet de ville dans l’Essonne, à la tête d’un groupe­ment d’intérêt pub­lic (GIP), mais ai vite été frus­trée de ne pas assez voir les habitants.

À Grigny, nous nous sommes ren­du compte qu’il y avait besoin de tra­duc­teurs pour per­me­t­tre aux familles de prof­iter d’un pro­gramme de réus­site éduca­tive. On a mis en place un réseau de tra­duc­teurs, for­mé des habi­tants qui par­laient les langues des per­son­nes ayant besoin de tra­duc­tion, et qui a eu un bel impact : cent familles se sont recon­nec­tées aux écoles, les per­son­nes ont com­mencé à par­ticiper aux cours de français pour débu­tant et ont pris des ini­tia­tives. Cette expéri­ence m’a per­mis de décou­vrir une fonc­tion essen­tielle et qui man­quait cru­elle­ment, celle de passeur. Les élec­tions de 2008 ont été un coup de mas­sue : les habi­tants de Grigny ont très peu voté car les pro­jets, qui deve­naient pour­tant une réal­ité, se fai­saient sans les gens, qui con­sid­éraient que ça n’était pas pour eux. Finale­ment, on se pri­vait de leurs dynamiques. Or, on ne peut pas chang­er leur vie sans eux. L’institution n’avait plus de crédit, il fal­lait faire quelque chose à côté de l’institution, avec un souci de péren­nité, car nouer des liens de con­fi­ance prend du temps. Vois­in­Ma­lin, ce sont ces deux dimen­sions : par­tir des gens, de leurs besoins et de leurs ressources et trou­ver un mod­èle économique qui per­me­tte une indépen­dance par rap­port à un pou­voir politique.

Com­ment avez-vous trou­vé des parte­naires pour acquérir une autonomie financière ?

En tant que direc­trice du GIP, j’avais fait le con­stat que tous les acteurs présents dans ces quartiers étaient en échec de com­mu­ni­ca­tion avec ces pop­u­la­tions et que ça leur coû­tait très cher : quand Veo­lia ou Enedis passent, on ne leur ouvre pas la porte, le per­son­nel le vit mal, les gens ne savent pas bien utilis­er les équipements qui subis­sent des dégra­da­tions, etc. Ils sont donc prêts à pay­er pour avoir un ser­vice qui fonc­tionne dans ces quartiers. Notre rôle est d’assurer en quelque sorte les derniers kilo­mètres entre les acteurs de ces ter­ri­toires et les per­son­nes qui y vivent.

Quel est le pro­fil des man­agers de VoisinMalin ?

Le man­ag­er monte une équipe de voisins sur son ter­ri­toire. Son pro­fil est sou­vent bac + 5, c’est un rôle riche et pas évi­dent. Et le man­ag­er doit aimer cette réal­ité sociale. J’ai fail­li avoir une poly­tech­ni­ci­enne, qui avait mon­té un pro­jet de bib­lio­thèque de rue avec ATD Quart Monde, mais elle devait pan­tou­fler. Nous avons des anciens élèves de Sci­ences-Po ou d’écoles de com­merce, un ingénieur… mais encore une assis­tante sociale chevron­née ou un leader asso­ci­atif de quarti­er. Être man­ag­er sur un quarti­er, c’est très formateur !

Voisins, man­agers, tête de réseau et parte­naires réfléchissent col­lec­tive­ment sur les enjeux pour la suite.

Et celui des Voisins Malins ?

Plus de 100 per­son­nes, 36 langues par­lées, les plus jeunes sont étu­di­antes au lycée en BTS et ont 18 ans, le plus âgé a 75 ans, c’est un ouvri­er à la retraite, nous avons deux tiers de femmes, beau­coup de mères de famille qui ont envie de pren­dre un rôle, d’avoir un statut pro­fes­sion­nel recon­nu avec un petit salaire. La moitié sont des gens déjà impliqués et iden­ti­fiés dans leur quarti­er, l’autre moitié sont des incon­nus, par­fois timides mais qui sont recom­mandés par le médecin de famille, la bib­lio­thé­caire, l’institutrice… Pour les trou­ver, on cherche des recom­man­da­tions, on passe par coop­ta­tion. Ils sont recrutés en CDI et con­sacrent 15 à 20 heures par mois aux mis­sions en porte-à-porte, de préférence le soir entre 18 et 20 heures, ou le samedi.

Quelle est la soci­olo­gie des per­son­nes à qui ça rend service ?

On a de plus en plus de per­son­nes âgées isolées, des per­son­nes de migra­tion récente ou plus anci­enne, des per­son­nes au RSA, des familles, sou­vent com­posées d’une femme seule avec ses enfants, et même des mil­i­tants de quarti­er de la pre­mière heure… En réal­ité, les Voisins Malins et les habi­tants vus en porte-à-porte ont des his­toires de vie qui se ressemblent.

Quels sujets abor­dez-vous avec les habitants ?

Ceux qui ont trait au cadre de vie et au vivre ensem­ble. La moitié des sujets con­cer­nent la vie courante et les travaux dans l’habitat. L’autre moitié con­cerne la san­té (préven­tion, infor­ma­tion sur l’offre de soins, accès aux droits de san­té), l’éducation (l’accès à la crèche et à l’école dès 2 ans, la rela­tion avec le col­lège), l’identification des per­son­nes âgées isolées, l’inclusion numérique…

Com­ment qual­i­fiez-vous les béné­fices soci­aux et socié­taux apportés par VoisinMalin ?

Le pre­mier béné­fice est humain. Vois­in­Ma­lin apporte de l’estime de soi, de la con­sid­éra­tion, de l’écoute à des per­son­nes qui se sen­tent aban­don­nées. Ensuite, 80 % d’entre elles appren­nent quelque chose de nou­veau et d’utile. Elles ont accès à l’information et à une réflex­ion per­son­nelle. Ça leur per­met de pren­dre con­fi­ance dans leurs capac­ités à com­pren­dre leur envi­ron­nement et à résoudre des sujets con­crets (répar­er une fuite d’eau, faire une démarche en ligne, se ren­seign­er sur un change­ment…), et d’inverser un proces­sus de renon­ce­ment à agir et de repli sur soi. 66 % des gens nous dis­ent qu’ils vont chang­er quelque chose suite au pas­sage de Vois­in­Ma­lin. Les Voisins Malins nous dis­ent égale­ment qu’il se crée pro­gres­sive­ment un sen­ti­ment d’appartenir à une com­mu­nauté, une sor­tie de l’isolement ou du désar­roi. Dernier élé­ment, nos inter­ven­tions ont un impact sur l’évolution des pra­tiques de ser­vice de la part des acteurs qui adaptent leurs inter­ven­tions aux besoins et aux réal­ités vécues par les gens (traite­ment des récla­ma­tions, horaires d’ouverture…) et font évoluer leur pro­pre regard sur ces per­son­nes, qui trou­vent une plus grande légitim­ité à leurs yeux.

Forte de votre expéri­ence, quel mes­sage avez-vous envie de don­ner à la société française ?

L’expérience des Voisins Malins rejoint ce qui m’avait ent­hou­si­as­mée au Chili : quand on a une vie com­pliquée, ren­dre ce coup de main le soir après le tra­vail, franche­ment, vous voyez des gens qui feraient ça par­mi ceux qui ont davan­tage de pos­si­bil­ités ? C’est une excel­lente nou­velle d’avoir de telles per­son­nes par­mi nous ! Moins les gens ont, plus ils se sen­tent proches de ceux qui ont encore moins. Ce sens des pri­or­ités autour de la rela­tion humaine, je trou­ve qu’on l’a beau­coup per­du. Qui a ce même intérêt pour les autres dans notre société, dans nos immeubles ? C’est une vraie source d’inspiration pour moi. Et ils dis­ent les choses comme elles sont, il y a un par­ler vrai sans polis­sage qui sim­pli­fie beaucoup.

L’autre mes­sage que je voudrais dire est que je suis frap­pée par le fos­sé gran­dis­sant qui sépare notre société à deux vitesses. La com­péti­tiv­ité pour la réus­site de leurs enfants coupe les plus priv­ilégiés du réel. Les gens qui réus­sis­sent dis­ent qu’ils sont méri­tants. Je suis très cri­tique vis-à-vis de cette notion de mérite, qui est bien moins vraie aujourd’hui. Tous ces jeunes diplômés qui s’intéressent à l’ESS, c’est très bien, mais il faut qu’ils ail­lent vrai­ment au con­tact des réal­ités car cer­tains pro­jets ne sont pas adap­tés à ce que vivent les gens et ne les rejoignent pas.

J’ai eu l’occasion de ren­con­tr­er Charles-Édouard Vin­cent (91), le fon­da­teur de Lulu dans ma rue, et ce qui me frappe, c’est que, Vois­in­Ma­lin, comme Lulu dans ma rue, est le fruit de toute votre expéri­ence qui s’inscrit dans le temps, la maturité.

On peut dire qu’il faut une sorte d’humilité. Les jeunes pro­fes­sion­nels qui vien­nent ici, il y en a pour qui c’est dif­fi­cile. Ils sont for­més, ont des méth­odes, vien­nent avec le pro­jet de pro­fes­sion­nalis­er les choses, mais nous leur dis­ons d’aller d’abord sur le ter­rain et idéale­ment de tra­vailler dans un quarti­er pen­dant deux ans pour vivre l’expérience d’y être manager.

Je trou­ve très intéres­sant que l’expérience, toutes les étapes d’une vie per­me­t­tent les grandes réal­i­sa­tions humaines et tournées vers l’autre, dans notre société qui loue la vitesse et la réus­site financière.

C’est exacte­ment ça. J’ai été dans plein de mon­des dif­férents, j’ai fait l’ESCP, je venais de Ginette et beau­coup d’anciens de ces écoles sont des grands man­agers. Venir chez Vois­in­Ma­lin, c’est un vrai choix, car un man­ag­er gagne 30/35 000 euros annuels bruts, un diplômé d’une grande école aura une décote de 20 à 30 % sur son salaire. Au début, c’est accept­able. Quand on fonde une famille en Île-de-France, c’est plus com­pliqué, il y a une prise de risque et des renon­ce­ments. Mais un tel choix enri­chit ceux qui le font, ils seront plus créat­ifs dans leurs prochains jobs pour trou­ver des solu­tions et ils auront à cœur d’apporter du sens dans leurs projets.

Où est-ce que l’expérience de Vois­in­Ma­lin vous rejoint au plus intime ? Qu’est-ce qui serait le fil con­duc­teur de votre parcours ?

J’ai pris con­science il y a peu que mon engage­ment con­tre les impuis­sances et les injus­tices trou­vait sa source dans le dépasse­ment d’une sit­u­a­tion intolérable de vic­time que j’ai per­son­nelle­ment vécue. Le fait de per­me­t­tre à ces per­son­nes de vivre mieux, de pou­voir choisir dans leur vie et de vivre une forme d’émancipation, est ce qui est moteur pour moi.

Est-ce qu’on se sent seul par­fois dans ce type d’entreprise tournée vers l’autre ?

On se sent très seul. C’est pour ça que les réseaux de pairs (comme Ashoka) sont très impor­tants. J’ai des échanges réguliers avec des mem­bres d’Ashoka qui con­nais­sent les mêmes dif­fi­cultés que moi, ça ras­sure ! Et puis j’ai plein de bonnes fées, et des per­son­nes qui accom­pa­g­nent le pro­jet depuis longtemps.

Quelles sont les per­spec­tives pour VoisinMalin ?

Nous avons l’ambition de cou­vrir 20 villes français­es d’ici 2020 grâce à un réseau de 250 Voisins Malins et d’ouvrir 50 000 portes. Nous aurons ain­si réus­si à touch­er une per­son­ne sur cinq par­mi les deux mil­lions les plus pau­vres vivant dans ces quartiers.


Pour en savoir plus et pour soutenir l’association

http://www.voisin-malin.fr/

https://www.ashoka.org/fr-FR


Répartition des ressources

En 2017, 45 % des ressources sont issues des mis­sions réal­isées en parte­nar­i­ats avec des com­man­di­taires publics et privés

Objec­tif : 60 % d’ici 5 ans

19 % des sub­ven­tions publiques

36 % du mécé­nat privé

Parte­nar­i­ats opéra­tionnels sur des sujets d’intérêt général :

Énergie : Veo­lia, ERDF, Enedis

Con­struc­tion et travaux publics : Vin­ci, Eiffage

Ser­vices aux habi­tants : La Poste, AG2R La Mondiale

Réponse à des appels d’offres sur des pro­jets qui con­cer­nent les habi­tants des quartiers pop­u­laires : Accen­ture, BNP Paribas Real Estate

Sou­tien de plusieurs grandes fon­da­tions famil­iales et d’entreprises

Commentaire

Ajouter un commentaire

vignyrépondre
5 février 2019 à 16 h 01 min

bien

Répondre