Vision globale et ancrage local : un paradoxe du luxe

Dans un monde où le luxe se veut à la fois universel et enraciné dans des traditions locales, les maisons historiques doivent jongler entre rayonnement international et préservation de leur identité. Bernardaud, manufacture de porcelaine fondée en 1863 à Limoges, illustre ce paradoxe : comment revendiquer un ancrage et un savoir-faire français tout en évoluant dans un marché globalisé ? Entre héritage, innovation et résilience face à la concurrence internationale, le présent article explore les conditions de cette dualité.
Le luxe se nourrit d’un paradoxe fondamental : comment concilier une présence mondiale avec un ancrage local authentique ? Cette dualité façonne les grandes maisons, qui doivent sans cesse jongler entre des exigences contradictoires. D’un côté nos entreprises, souvent très dépendantes de l’exportation, aspirent à un rayonnement global et tirent leur prestige d’une capacité à toucher un public international aux cultures très variées. D’un autre côté, notre force réside dans l’authenticité de nos productions, dans la richesse de notre terroir et dans notre ancrage industriel, inévitablement associé à un investissement fort dans le tissu économique et social local.

Le cas exemplaire de Bernardaud
Pour une entreprise comme Bernardaud, cette tension est d’autant plus forte. Un mot de présentation de notre maison : fondée en 1863, Bernardaud est une entreprise familiale après six générations et est le principal producteur de porcelaine de luxe au monde. Notre porcelaine est vendue aux particuliers dans nos boutiques ou auprès de nos revendeurs, à des hôtels et restaurants, à des galeries d’art dans le cadre de nos collaborations avec des artistes, ou à des entreprises du luxe qui se diversifient dans le domaine des arts décoratifs et souhaitent une production en France.
Notre entreprise opère aujourd’hui quatre sites de production dans la région de Limoges et emploie 750 collaborateurs dans le monde entier (dont 600 à Limoges), avec notamment deux filiales de distribution en propre aux États-Unis et au Japon. Alors que la gastronomie est un des principaux marqueurs des différences culturelles, revendiquer notre rôle d’ambassadeur de l’art de vivre à la française et s’adresser aux besoins du service de table du monde est un exercice d’équilibriste particulièrement périlleux !

Bernardaud et Haviland
750 collaborateurs, 3 millions de pièces de porcelaine produites par an, 75 % de la production exportée, quatre sites de production en Haute-Vienne et deux filiales de distribution au Japon et aux États-Unis, 600 points de vente dans le monde, dates de création : Bernardaud 1863 et Haviland 1842.
Une identité façonnée par l’histoire
Dans le cas particulier de la porcelaine, cette tension entre ancrage local et pertinence globale prend une dimension encore plus intrigante. Si la porcelaine est aujourd’hui considérée comme un fleuron du savoir-faire français et un élément constitutif du repas gastronomique français classé au patrimoine de l’Unesco, elle trouve pourtant son origine en Chine, où elle fut inventée il y a plus d’un millénaire (IIe siècle). Ironiquement, il s’agissait à l’époque pour les cours royales d’Europe de réduire les coûts d’achat de porcelaine depuis la Chine (avec ses temps d’acheminement par les routes de la soie) en trouvant du kaolin (ingrédient clé de la pâte de porcelaine) en Europe.
Des gisements ont été trouvés à Limoges au XVIIIe siècle dans une région suffisamment boisée pour alimenter des fours et une industrie est née. Difficile donc pour nous de renier nos origines asiatiques quand, de surcroît, les arts décoratifs français ont, au fil des siècles, largement puisé leur inspiration dans l’esthétique chinoise, donnant naissance à des motifs et techniques aujourd’hui considérés comme typiquement français. Ce paradoxe souligne une vérité essentielle du luxe : il ne peut exister sans influences croisées, sans dialogues entre civilisations.

La résistance à la délocalisation
Ces dernières décennies, l’industrie européenne a connu un mouvement de balancier : après des décennies de délocalisation vers l’Asie, une prise de conscience s’est opérée quant à la nécessité de réindustrialiser pour des raisons de souveraineté et d’engagements en matière de responsabilité sociale et environnementale (RSE). Le secteur porcelainier français en a été un exemple frappant : en quelques décennies, il a vu sa taille divisée par dix alors que la concurrence asiatique a déplacé la distribution de magasins d’arts de la table traditionnels (vendant toutes les gammes de produits) vers la grande distribution (se fournissant le plus souvent dans des pays à bas coûts de main‑d’œuvre).
Nous avons été les témoins de la disparition de notre réseau de revendeurs et avec lui de la quasi-totalité de nos confrères européens, qui ont perdu leurs débouchés commerciaux. Les entreprises qui ont résisté sont précisément celles qui ont su préserver leur savoir-faire et investir dans l’innovation localement. Dans notre cas, ce sont dans ces trente dernières années que nous créons et développons nos marchés d’hôtellerie restauration, d’œuvres d’art, de sous-traitance pour des groupes du luxe ou de céramiques techniques.
Tous ces marchés et diversifications nécessitent une capacité de produire des objets riches et complexes, avec des délais de développement et de livraison courts : il est impossible de répondre efficacement à ces contraintes sans une intégration verticale complète de l’ensemble des techniques et technologies du porcelainier, et sans chaînes de développement et production courtes. La maîtrise de la production est une condition nécessaire de la pérennité d’une entreprise comme la nôtre, mais la capacité à associer cette production à une identité forte et à un patrimoine vivant reste le point essentiel.

Savoir se différencier
Contrairement aux pays asiatiques, qui disposent de capacités de production bien plus vastes et pourraient, en théorie, reproduire nos modèles avec les mêmes techniques et la même qualité, la France et l’Europe ont su se différencier par la construction de marques puissantes : Bernardaud (évidemment) mais aussi Haviland (acquis par Bernardaud fin 2024), Raynaud, Coquet en France ; Richard Ginori, Vista Alegre, Meissen, Herend, Rosenthal, Wedgwood, Royal Copenhagen en Europe…
“Un récit, une histoire et un art de vivre qui transcendent l’objet lui-même.”
Les manufactures européennes ne se contentent pas de produire de la porcelaine : elles incarnent un récit, une histoire et un art de vivre qui transcendent l’objet lui-même. En Asie, les entreprises de porcelaine restent souvent cantonnées au rôle de fabricant sans réelle identité de marque. En Europe, les entreprises qui ont su bâtir un positionnement se sont protégées, au moins partiellement, de la simple logique de coût en attirant une clientèle en quête d’authenticité et de prestige. C’est cette capacité à associer un produit à un héritage et à une vision qui assure la résilience des maisons de luxe face aux défis de la mondialisation.

L’empreinte mondiale d’un artisanat local
L’ouverture aux marchés étrangers est une nécessité pour les maisons de luxe, qui cherchent à séduire des clients sur tous les continents. Pourtant, leur légitimité repose souvent sur une tradition, un savoir-faire et des techniques propres à un lieu précis.
En visitant les ateliers de modelage et création de Bernardaud, on s’étonnera ainsi de croiser des artisans vous expliquant avec passion la différence fondamentale entre les lignes d’un bol chinois, coréen ou japonais sans jamais, peut-être, être allés dans ces pays. Dans l’heure qui suivra, le sujet sera repassé à des considérations bien plus françaises : comment dessiner un service à bouillabaisse pour un restaurant à Marseille, ou un service à choux farcis pour le championnat du monde du chou farci organisé par Bernardaud dans ses ateliers en octobre dernier.
C’est ce paradoxe qui fait la singularité du luxe : une marque doit être universelle dans son rayonnement, mais elle doit aussi tirer sa force de ses racines locales.
Variété des clients, fidélité du producteur
Cette tension est particulièrement visible dans les exigences des marchés. On découvre ainsi qu’au Moyen-Orient nos clients achètent des services complets pour des dizaines de personnes, avec des pièces de services que nous ne vendons que très peu en France : soupières, légumiers, etc. Les couleurs sont riches et l’or est très présent. Au Japon en revanche, nous vendons des assiettes à l’unité : la pièce de porcelaine a vocation à être un cadeau et l’emballage est presque aussi important que le produit lui-même. Les décors épurés et blancs sont privilégiés. Chaque région impose ses propres codes, obligeant la maison à adapter son offre sans renier son identité.
Pour une entreprise comme Bernardaud, l’identité repose sur la qualité de ses productions et créations, mais aussi très fortement sur son identité industrielle. En gardant notre siège à Limoges, en participant activement à la vie de la cité (participation aux syndicats professionnels, investissement dans la vie associative locale, Fondation Bernardaud, etc.) et en travaillant le plus possible avec des partenaires locaux, Bernardaud assure son ancrage et la force du tissu économique. Les entreprises du secteur du luxe sont les garantes de savoir-faire et les représentantes de ces derniers dans le monde entier : elles ont un capital sympathie là où elles sont implantées et peuvent en faire une grande force si elles l’entretiennent.

L’équilibre entre standardisation et personnalisation
On imaginerait de prime abord qu’une manufacture de porcelaine est un atelier produisant chaque pièce à la main : nos manufactures de Limoges emploient plus de 600 personnes dans un environnement très industriel et produisent plus de trois millions de pièces de porcelaine par an. Dans ce contexte la tentation de la standardisation est forte. Produire en série permet d’optimiser les coûts et d’assurer une présence homogène sur tous les marchés. Pourtant, le luxe ne peut se réduire à cette logique industrielle. Chaque pièce, chaque service, chaque création doit préserver une singularité qui renvoie à l’histoire et à l’expertise de la marque. C’est dans cette recherche d’équilibre que réside l’un des défis majeurs des entreprises du secteur.
La personnalisation, autrefois réservée à une clientèle élitiste, est devenue un levier incontournable pour répondre aux attentes des clients à travers le monde. Ces clients sont des hôtels et restaurants ouvrant dans le monde entier et demandant des pièces répondant aux exigences de leur clientèle internationale, avec des décors les liant avec l’architecture du lieu, et adaptées aux plats qui seront servis localement. Ce sont aussi des revendeurs de porcelaine souhaitant compléter notre offre avec des pièces adaptées aux usages locaux : notre service Aux Oiseaux vendu dans le monde entier aura ainsi sa déclinaison en service de thé chinois, bol katori pour l’Inde ou service à café arabe.
Une dimension artistique
Enfin, ce sont des galeries d’art avec lesquelles nous distribuons l’ensemble de nos collaborations avec des artistes : nous travaillons ainsi avec l’artiste américain Jeff Koons, l’artiste sénégalais Omar Victor Diop, les frères Campana au Brésil ou l’artiste coréen Park Seo-Bo. Offrir des pièces uniques ou des éditions limitées permet de concilier identité locale et désir d’exclusivité. C’est par ailleurs une direction prise par l’ensemble des acteurs du luxe : à titre d’exemple, depuis les années 80, le nombre de références différentes produites sur nos sites a été multiplié par 10.
Notons que ce besoin de proximité avec les envies du consommateur est d’autant plus essentiel pour les acteurs de la maison : nous produisons un luxe « pour soi », qui n’a pas vocation, pour partie, à être un marqueur social pour les autres comme la mode ou la maroquinerie. Nos produits doivent donc encore plus répondre au désir le plus personnel et intime de celui qui achètera nos services.

L’innovation au service de la tradition
Loin d’être un frein, ce paradoxe peut devenir un moteur d’innovation. Les maisons de luxe explorent de nouvelles approches pour réconcilier l’héritage et la modernité. Les avancées technologiques permettent aujourd’hui de réinterpréter des techniques artisanales tout en répondant aux exigences d’une production internationale.
Chez Bernardaud nous revendiquons fortement ce désir d’innovation et d’industrialisation, qui libère nos capacités créatives et garantit à notre entreprise de humer l’air de son temps et de rester pertinente : on n’imagine pas la technicité et la recherche et développement qui entrent aujourd’hui dans la conception d’une assiette, alors qu’une trentaine d’ingénieurs travaillent dans nos départements de R & D, amélioration continue, QHSE, développement ou en encadrement de production.
Ainsi on ne s’étonnera pas que Bernardaud par ces recherches ait pu se diversifier dans la production de blindages balistiques en céramique et surconteneurs de stockage de déchets radioactifs, et que ces recherches ont largement servi à concevoir le Balloon Dog que nous produisons avec Jeff Koons ! Les collaborations avec des artistes, designers et artisans issus de divers horizons contribuent également à enrichir ce dialogue entre tradition et modernité.
Une question de développement durable
Enfin, cette tension entre global et local pousse les entreprises du luxe à repenser leur modèle de développement durable. L’objectif n’est plus seulement de produire des objets désirables, mais aussi de s’inscrire dans une démarche éthique et responsable. Le respect des ressources locales, la transmission des savoir-faire et l’adoption de pratiques respectueuses de l’environnement sont autant de défis qui s’inscrivent dans cette logique de conciliation entre héritage et mondialisation. Chez Bernardaud, ces injonctions ont des traductions très concrètes : l’entreprise bénéficie du label IGP Porcelaine de Limoges garantissant que l’intégralité de ses productions se situent en Haute-Vienne.
En complément, cette exigence du circuit court se retrouve également dans nos politiques d’achat : 92 % de nos achats (matières, services, composants…) se situent en France, 98 % en Europe. Nous sommes une industrie des arts du feu, aussi nous devons avoir une exigence particulière sur l’extraction des ressources du sol qui servent à faire notre porcelaine, et sur l’usage que nous faisons des énergies pour la cuire : un département travaille aujourd’hui sur ces sujets qui deviennent de plus en plus universels.
“Le paradoxe entre vision globale et pertinence locale n’est pas une contrainte, mais une opportunité.”
Une dualité fondatrice du luxe
Le paradoxe entre vision globale et pertinence locale n’est pas une contrainte, mais une opportunité. Il est le reflet de la complexité et de la richesse du luxe, où l’universalité s’écrit toujours au singulier. Chaque marque, chaque maison doit trouver son propre équilibre entre expansion et enracinement, entre innovation et tradition. Cet équilibre, loin d’être figé, évolue en permanence, au gré des tendances, des attentes des clients et des défis contemporains. C’est dans cette capacité à conjuguer les deux dimensions que réside l’avenir du luxe : un dialogue constant entre ce qui fait son histoire et ce qui construit son avenir.
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Dommage que beaucoup d’entreprises du luxe passent par de la sous-traitance délocalisée, minant ce discours de secteur pourvoyeur d’emplois locaux : https://www.lemonde.fr/economie/article/2014/04/08/dans-la-maroquinerie-de-luxe-les-delocalisations-sont-moins-frequentes_4397520_3234.html