Un cerisier, pour illustrer un poème de Jaccottet

“Vieilles ” humanités ou “ Coup de jeune ” humaniste ?

Dossier : L'X et les humanitésMagazine N°701 Janvier 2015
Par Dominique RINCÉ

Si, comme le sug­gère claire­ment l’intitulé du départe­ment HSS de l’École (Human­ités et Sci­ences sociales), ces vieilles human­ités et jeunes sci­ences sociales ont indis­sol­uble­ment par­tie liée dans la for­ma­tion du poly­tech­ni­cien, toutes appar­tenant dans un autre champ métaphorique sou­vent com­men­té à ce qu’on appelle les sci­ences molles par rap­port aux sci­ences dures, attar­dons-nous un moment sur ce qui peut faire la valeur allé­gorique de la pré­sumée vieil­lesse de ces human­ités et faire sens dans ce champ de ten­sion fructueux pour nous entre cul­ture sci­en­tifique et cul­ture humaniste.

REPÈRES

Humanités, au sens classique du terme : les humaniores litterae désignaient ainsi originellement dans notre culture gréco-latine l’étude des langues anciennes, élargie à la Renaissance à celle de la philosophie et des « belles-lettres », autrement dit les « vieilles » humanités par opposition à celles qu’aux XIXe et XXe siècles on nomme les « jeunes » sciences humaines et sociales : sociologie, anthropologie, psychologie, géographie et plus tard linguistique et psychanalyse, pour ne citer que les plus importantes.

Du vieux et du jeune
Du dur et du mol

Champ de ten­sion fructueux donc entre sci­ences dites dures ou molles, mais champ de ten­sion aus­si entre vieilles et jeunes sci­ences humaines comme le rap­pelait Michel Ser­res dans Éclair­cisse­ments1, qui se présente sous la forme d’une série d’entretiens avec le soci­o­logue Bruno Latour, alors pro­fesseur à l’École des mines.

Leur cinquième entre­tien, « Sagesse », cherche à définir les modal­ités de ce que les deux débat­teurs finis­sent par appel­er une triangulation.

“ Notre philosophie des sciences dures n’existerait plus sans les sciences humaines ”

Latour ques­tionne : « Les sci­ences humaines sont donc néces­saires pour per­me­t­tre d’autres aligne­ments, pour tri­an­guler, pour faire le point ? » Et Ser­res répond : « Assuré­ment, ces nou­velles sci­ences nous apprirent mille choses et même une nou­velle manière de penser.

De la lin­guis­tique à l’histoire des reli­gions, de l’anthropologie à la géo­gra­phie, nous leur sommes redev­ables d’informations telles que, sans elles, une plu­ral­ité de mon­des nous resterait ignorée.

Elles nous ont entraînés à une tolérance générale, uni­verselle même, à une sou­p­lesse presque aéri­enne qui nous fait nous éton­ner des dogmes opiniâtres que nos pères dis­aient rigoureux. Notre philoso­phie des sci­ences dures elle-même n’existerait plus sans les sci­ences humaines. »

Triangulation et nœud gordien

Voilà donc pour les deux pre­miers repères de notre tri­an­gu­la­tion, mais Ser­res ajoutait, se retour­nant vers ces « vieilles » human­ités qui nous impor­tent ici : « Cela dit, chaque lumière porte avec elle son ombre asso­ciée. De même que les clartés des sci­ences dures se pro­jet­tent finale­ment dans l’exigence des sci­ences humaines, de même celles-ci ne nous enseignent rien […] si elles n’explorent que les rela­tions entre les hommes, igno­rantes des choses du monde.

[…] Une seule source de lumière ne suf­fit pas, ni celle des sci­ences dures, ni celle des sci­ences humaines, en tant qu’elles se dis­ent sci­en­tifiques toutes deux. » Et Bruno Latour de con­clure l’entretien par cette per­ti­nente remar­que : « Ce sont les human­ités qui por­tent en elles la ques­tion du trait d’union.

Il ne s’agit plus d’opposer sci­ences de l’objet et sci­ences de la société, mais de leur ajouter ce qui les attache, le nœud gor­di­en que nul ne doit trancher. »

Les human­ités comme nœud gor­di­en intan­gi­ble, voilà bien à mon sens la pre­mière légitim­ité séman­tique de leur inso­lite vieil­lesse : ancr­er toutes mémonos con­nais­sances, toutes nos exper­tis­es sur ce que Ser­res nomme encore le « bruit de fond », ances­tral ou ontologique, sur lequel se détachent toutes nos con­nais­sances et dont sont déposi­taires les mythes, les grands textes, les grandes œuvres de ces human­ités au tra­vail dans notre mémoire collective.

Le cerisier de Jaccottet

Puisque la philoso­phie et l’histoire ont ailleurs la par­tie belle dans notre dossier, je voudrais m’en tenir un moment à la seule lit­téra­ture, que j’enseigne depuis un tiers de siè­cle à Palaiseau, pour sug­gér­er com­ment, au-delà de la fonc­tion mémorielle que nous venons de rap­pel­er, elle par­ticipe aus­si en per­ma­nence à un autre tra­vail sur le temps et l’histoire, tra­vail au cours duquel le par­a­digme de la vieil­lesse et de la jeunesse n’en finit pas de se con­tester, voire de s’inverser.

Car Qu’est-ce que la lit­téra­ture ? À cette ques­tion sar­tri­enne, les répons­es sont pos­si­ble­ment esthé­tiques, soci­ologiques, voire idéologiques. Mais on peut tout aus­si bien répon­dre d’une déf­i­ni­tion brève et forte, en étroit rap­port avec notre inter­ro­ga­tion : la lit­téra­ture, ce peut être, c’est, de l’humanité, ce qui, dans la langue, résiste indéfin­i­ment au temps.

“Ce cerisi­er […] nul besoin de le rejoin­dre, de le con­quérir, de le pos­séder ; […] c’était fait, j’avais été rejoint, con­quis.” © KORDEO / FOTOLIA

Non pas en ten­tant naïve­ment de domin­er ou vain­cre le temps – temps de l’histoire ou temps de l’existence – par une pré­ten­due péren­ni­sa­tion de l’œuvre mais en la faisant déposi­taire, dans la fic­tion comme dans la poésie, de cette extra­or­di­naire dona­tion de jou­vence, de cette inépuis­able efflo­res­cence de jeunesse que le lan­gage au présent de l’écriture sem­ble para­doxale­ment puis­er au tré­fonds de la vieil­lesse du monde et des mots pour le dire.

Cela ne s’apprend pas, ne s’explique pas, même à des étu­di­ants poly­tech­ni­ciens pas­sion­nés. Cela se donne tout sim­ple­ment à lire. Dans le texte. Et pour cela je voudrais emprunter à Philippe Jac­cot­tet2, un de nos plus grands poètes vivants de langue française, un extrait de son très beau Cahi­er de ver­dure3, frag­ments d’un poème en prose titré « Le cerisier » :

« Cette fois il s’agissait d’un cerisi­er ; non pas d’un cerisi­er en fleurs, qui nous par­le un lan­gage limpi­de ; mais d’un cerisi­er chargé de fruits, aperçu un soir de juin, de l’autre côté d’un grand champ de blé. C’était une fois de plus comme si quelqu’un était apparu là-bas et vous par­lait, mais sans vous par­ler, sans vous faire aucun signe ; quelqu’un ou plutôt quelque chose, et une “chose belle” certes ; mais alors que, s’il s’était agi d’une fig­ure humaine, d’une promeneuse, à ma joie se fussent mêlés du trou­ble et le besoin, bien­tôt, de courir à elle, de la rejoin­dre […] – pour ce cerisi­er, je n’éprouvais nul besoin de le rejoin­dre, de le con­quérir, de le pos­séder ; ou plutôt, c’était fait, j’avais été rejoint, con­quis, je n’avais absol­u­ment rien à atten­dre, à deman­der de plus ; il s’agissait d’une autre espèce d’histoire, de ren­con­tre de parole. Plus dif­fi­cile encore à saisir. […]

J’essaie de me rap­pel­er de mon mieux, et d’abord, que c’était le soir, assez tard même, longtemps après le couch­er du soleil, à cette heure où la lumière se pro­longe au-delà de ce qu’on espérait, avant que l’obscurité ne l’emporte défini­tive­ment, comme quand, il y a longtemps de cela, quelqu’un appor­tait une lampe à votre chevet pour éloign­er les fan­tômes. […] Il se pro­dui­sait donc une espèce de méta­mor­phose : ce sol qui deve­nait de la lumière ; ce blé qui évo­quait l’acier.

“ Cette extraordinaire donation de jouvence ”

En même temps, c’était comme si les con­traires se rap­prochaient, se fondaient, dans ce moment, lui-même, de tran­si­tion du jour à la nuit où la lune, telle une vestale, allait venir relay­er le soleil athlétique.

Ain­si nous trou­vions- nous recon­duits, sous une pres­sion presque imper­cep­ti­ble et ten­dre comme une caresse, très loin en arrière dans le temps, et tout au fond de nous, vers cet âge imag­i­naire où le plus proche et le plus loin­tain étaient encore liés, de sorte que le monde offrait les apparences ras­sur­antes d’une mai­son ou même, quelque­fois, d’un tem­ple, et la vie celles d’une musique.

Je crois que c’était le reflet très affaib­li de cela qui me par­ve­nait encore, comme nous parvient cette lumière si vieille que les astronomes l’ont appelée “fos­sile”4.

Les métaphores vives

On pressent, je l’espère, à la lec­ture d’un tel poème, ce qu’ont d’infiniment pré­cieux, plus encore que la musique ou la pein­ture qui ont besoin d’être représen­tées (jouées ou accrochées), la lit­téra­ture en général et la poésie en particulier.

Cette dernière en effet met au car­ré dans son écri­t­ure la valeur des métaphores vives5 de l’origine et de la fin, et n’a de cesse de tra­vailler, dans le bain immé­di­ate­ment et indéfin­i­ment disponible de la langue, les motifs et les ques­tions qui fondent l’appellation même des vieilles humanités.

“ Une ardente vieillesse assumée et une antique jeunesse retrouvée ”

Une vieil­lesse, on l’entend bien à relire Jac­cot­tet, que son cerisi­er cré­pus­cu­laire exalte au miroir para­dox­al d’une loin­taine et fos­sile jeunesse. Car que con­te ce morceau de lit­téra­ture ? Une prom­e­nade évidem­ment, comme ces innom­brables balades que l’écrivain accom­plit dans son jardin de la Drôme.

Mais évidem­ment aus­si autre chose qu’une prom­e­nade. Un rap­proche­ment essen­tiel, dans les écarts et les tis­sages métaphoriques du texte, entre un ici et un ailleurs, un main­tenant et un jadis, une ardente vieil­lesse assumée et une antique jeunesse retrouvée.

Voilà bien pourquoi, nous aus­si, accep­tons et assumons pleine­ment l’épithète de vieilles pour ces human­ités dont le per­ma­nent « coup de jeune » nous est un impératif catégorique.

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1. Éclair­cisse­ments. Entre­tiens avec Bruno Latour, F. Bourin, 1992 ; rééd. Flam­mar­i­on, coll. « Champs », 1994.
2. Né en Suisse en 1925, il vit désor­mais à Grig­nan dans la Drôme.
3. Cahi­er de ver­dure, Gal­li­mard, 1990.
4. Philippe Jac­cot­tet, « Le Cerisi­er », Cahi­er de ver­dure, Œuvres, Gal­li­mard, coll. « La Pléi­ade », p. 745–747.
5. Sur ce motif on lira avec prof­it le très bel essai de Paul Ricoeur inti­t­ulé pré­cisé­ment La Métaphore vive (Éd. du Seuil, 1975).

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