Vers une sociologie de l’Intranet

Dossier : Les services aux entreprisesMagazine N°558 Octobre 2000
Par Jean-Pierre LOISEL (58)

L’intranet est porté par la déferlante de l’Internet

L’intranet est porté par la déferlante de l’Internet

Dans les années 70, les évo­lu­tions des théo­ries du mana­ge­ment per­met­taient de pré­voir que l’en­tre­prise du futur serait une entre­prise en réseau. Les grandes orga­ni­sa­tions pyra­mi­dales avaient atteint les limites de leur effi­ca­ci­té, liée aux éco­no­mies d’é­chelle. Les études sur la socio­lo­gie des entre­prises avaient mis en évi­dence que la libé­ra­tion des éner­gies pas­sait par la créa­tion d’en­ti­tés auto­nomes liées entre elles par des réseaux de communications.

Les pro­grès tech­no­lo­giques per­met­taient de créer des réseaux au sein des entre­prises, mais leur lour­deur et leur manque de convi­via­li­té les ren­daient peu por­teurs de véri­tables chan­ge­ments dans les com­por­te­ments des utilisateurs.

La révo­lu­tion qui se pré­pa­rait alors était celle de l’In­ter­net, dont très peu de per­sonnes étaient conscientes à l’é­poque. Les tech­no­lo­gies étaient là, mais il allait fal­loir encore deux décen­nies pour les ouvrir à un large public, grâce au micro-ordi­na­teur d’une part et au » navi­ga­teur » d’autre part.

Les der­nières années du xxe siècle ont été celles de la décou­verte de l’In­ter­net par une masse crois­sante de la popu­la­tion, dans les entre­prises et dans la vie domes­tique. Aujourd’­hui, l’ac­cès au réseau par un navi­ga­teur, la confi­gu­ra­tion des pages web, le » surf » d’une page à l’autre pour accé­der à tous types d’in­for­ma­tions, mais aus­si à une mul­ti­tude de ser­vices gra­tuits ou non, sont entrés dans la culture de la plu­part des pays du monde.

Il n’est pas sur­pre­nant, dès lors, que des per­sonnes habi­tuées à la richesse de conte­nu et de pré­sen­ta­tion de l’In­ter­net, et en attente de pres­ta­tions faci­li­tant la vie quo­ti­dienne, aient un niveau d’exi­gence ana­logue vis-à-vis de leur entre­prise. Quels que soient les inves­tis­se­ments déjà faits en matière de réseaux et de com­mu­ni­ca­tion, toutes les entre­prises sont aujourd’­hui conduites à adop­ter en interne les normes Inter­net, et ce à des­ti­na­tion de l’en­semble du per­son­nel : c’est la vague de l’in­tra­net. Sou­vent même, elles sont conduites à adop­ter les mêmes vec­teurs vis-à-vis de leurs four­nis­seurs et sous-trai­tants, et c’est alors un extra­net, com­plé­men­taire de l’intranet.

Les applications intranet se mettent en place progressivement

Mais à quoi sert réel­le­ment l’in­tra­net de l’entreprise ?

Bien enten­du, les appli­ca­tions sont dif­fé­rentes selon les entre­prises, leur métier, leur stra­té­gie de com­mu­ni­ca­tion, la nature de leur per­son­nel. Mais en géné­ral, le déve­lop­pe­ment des usages de l’in­tra­net se fait en plu­sieurs temps.

Dans un pre­mier temps, il sert – comme l’In­ter­net – à la mes­sa­ge­rie élec­tro­nique, accom­pa­gnée de l’en­voi de pièces jointes.

Dans un deuxième temps, il met à la dis­po­si­tion du per­son­nel des infor­ma­tions plus ou moins struc­tu­rées, sou­vent recueillies sur le » net « , sur l’en­vi­ron­ne­ment de l’en­tre­prise : revue de presse, infor­ma­tions ciblées pour les dif­fé­rents ser­vices et les dif­fé­rentes caté­go­ries de per­son­nels (envi­ron­ne­ment juri­dique, admi­nis­tra­tif, légis­la­tif…), infor­ma­tions sur la pro­fes­sion et sur les concur­rents (plus ou moins confi­den­tielles selon leur nature). La sélec­tion des infor­ma­tions pour en évi­ter l’in­fla­tion est d’ailleurs une néces­si­té à ce stade.

Simul­ta­né­ment, l’in­tra­net devient le sup­port pri­vi­lé­gié de la com­mu­ni­ca­tion interne, même si jour­naux d’en­tre­prise et réunions d’in­for­ma­tion sub­sistent au moins pro­vi­soi­re­ment. Par ce vec­teur, la direc­tion peut trans­mettre à l’en­semble du per­son­nel, en direct ou en dif­fé­ré, dans un seul pays ou dans le monde entier, des infor­ma­tions ver­bales, des tableaux de chiffres, des pho­tos d’é­vé­ne­ments majeurs, des séquences vidéo d’ac­tua­li­té de l’en­tre­prise. Le per­son­nel, mais aus­si la direc­tion, sont très deman­deurs de ce mode de com­mu­ni­ca­tion qui rap­proche les niveaux de déci­sion et d’exé­cu­tion, sou­vent bien éloi­gnés dans les grandes entreprises.

Dans un troi­sième temps se déve­loppent les ser­vices inter­ac­tifs à l’u­sage du per­son­nel : demandes de congés, demandes de réser­va­tions de salles, ins­crip­tions à des stages de for­ma­tion, bourses de l’emploi interne faci­li­tant les évo­lu­tions de car­rières, etc.

Ce n’est sou­vent que dans un qua­trième temps qu’est abor­dé le véri­table tra­vail de groupe, celui qui, mobi­li­sant des acteurs de métiers divers, traite le cœur de l’ac­ti­vi­té de l’en­tre­prise, de ses pro­ces­sus et de ses projets.

Les outils existent pour faciliter le travail de groupe

Il existe aujourd’­hui de nom­breux logi­ciels des­ti­nés au tra­vail coopé­ra­tif (« group­ware ») et cen­sés amé­lio­rer la pro­duc­ti­vi­té » des cols blancs « . Ils ont déjà per­mis de sim­pli­fier les tâches répé­ti­tives et rou­ti­nières qui consti­tuent sou­vent une par­tie impor­tante du tra­vail quo­ti­dien. Mais leur mise en œuvre n’a pas tou­jours été accom­pa­gnée d’un tra­vail de l’é­quipe concer­née sur la recon­fi­gu­ra­tion des pro­ces­sus qui est ren­due pos­sible par les nou­veaux outils : ce sont en effet les indi­vi­dus concer­nés eux-mêmes qui peuvent appor­ter le plus de pro­grès aux pro­ces­sus, pro­po­ser des sup­pres­sions d’ac­ti­vi­tés inutiles, des enri­chis­se­ments de postes et de fonc­tions ren­dus pos­sibles par l’a­mé­lio­ra­tion des interactions.

Les pro­ces­sus com­plexes, ceux qui néces­sitent au sein d’une équipe de tra­vail, de faire jouer capa­ci­té d’a­na­lyse, appré­cia­tion des risques, négo­cia­tion entre par­te­naires, prises de déci­sion, peuvent aus­si béné­fi­cier de l’ap­port de l’in­tra­net et de logi­ciels particuliers.

C’est même là, pro­ba­ble­ment, que se situe­ra l’es­sen­tiel des pro­grès de pro­duc­ti­vi­té des entre­prises au cours des pro­chaines années, en per­met­tant de gérer plus effi­ca­ce­ment la R&D, de sor­tir plus rapi­de­ment les nou­veaux pro­duits et ser­vices, d’ac­croître la maî­trise des grands pro­jets vitaux pour l’entreprise.

Par l’in­tra­net, tous les indi­vi­dus contri­buant à un même pro­ces­sus com­plexe ou à un même pro­jet peuvent accé­der à l’en­semble des infor­ma­tions per­ti­nentes : les acteurs internes et externes, la répar­ti­tion des res­pon­sa­bi­li­tés, les étapes clés, les risques, les évé­ne­ments exté­rieurs le concer­nant direc­te­ment, etc.

Pour autant, le mana­ge­ment du pro­jet s’en trouve-t-il amé­lio­ré, et la prise de déci­sions est-elle plus efficace ?

L’intranet ne peut faire abstraction des facteurs humains du travail de groupe

Les logi­ciels de tra­vail de groupe sont très éla­bo­rés, mais leur uti­li­sa­tion ne peut suf­fire : le pro­grès col­lec­tif pas­se­ra par la prise en compte des aspects psy­cho­so­cio­lo­giques du tra­vail de groupe, car même devant son écran l’in­ter­naute (ou l’in­tra­naute) reste un être humain, par­ta­gé entre rigueur et créa­ti­vi­té (cer­veau gauche et cer­veau droit), sen­sible et capable d’é­vo­ca­tions selon les sons, les images, les mes­sages écrits qu’il reçoit, plus ou moins inhi­bé pour réagir aux infor­ma­tions, émettre des pro­po­si­tions, enga­ger des actions.

En même temps que des outils, l’in­tra­net apporte une manière tout à fait nou­velle de tra­vailler en groupe, lar­ge­ment média­ti­sée, dont il faut tenir compte pour bien mesu­rer l’in­fluence des fac­teurs humains.

Posi­tifs ou néga­tifs, les apports du » Web » sont à com­pa­rer aux carac­té­ris­tiques habi­tuelles du tra­vail de groupe, dépen­dant tota­le­ment de la nature de l’en­tre­prise, de ses pro­duits et ser­vices, de sa culture propre, de la diver­si­té de son personnel.

Par­mi les nou­velles dimen­sions appor­tées par l’in­tra­net, on constate souvent :

  • Une plus grande faci­li­té à don­ner aux membres de l’é­quipe pro­jet des signes de recon­nais­sance, un voca­bu­laire com­mun, un logo, qui pour­ront se retrou­ver sys­té­ma­ti­que­ment sur les pages web du pro­jet, pour le dif­fé­ren­cier des autres pro­jets de l’en­tre­prise. Ces signes seront fédé­ra­teurs de l’é­quipe pro­jet, qu’elle soit entiè­re­ment dans l’en­tre­prise, ou par­tiel­le­ment à l’ex­té­rieur (extra­net).
     
  • Le rôle impor­tant des fac­teurs émo­tion­nels, comme pour les réunions qui se tiennent phy­si­que­ment, mais avec des mani­fes­ta­tions très dif­fé­rentes : les blo­cages hié­rar­chiques, par exemple, se mani­fes­te­ront beau­coup moins, mais les images ou les sons peuvent sus­ci­ter des réac­tions émo­tives dif­fi­ciles à pré­voir, selon par exemple les sou­ve­nirs qu’ils réveillent.
     
  • La pos­si­bi­li­té de voir et revoir autant que néces­saire les infor­ma­tions reçues par le » net « , et de poser des ques­tions com­plé­men­taires à l’ex­pé­di­teur. Les vitesses d’as­si­mi­la­tion des membres de l’é­quipe peuvent être très dif­fé­rentes, d’où une com­pré­hen­sion en pro­fon­deur qui peut être bien meilleure. La créa­ti­vi­té du groupe vir­tuel est dif­fé­rente de celle d’un groupe qui se réunit réel­le­ment. Elle peut être sti­mu­lée par des quan­ti­tés d’ap­ports externes, mais elle ne peut s’ap­puyer sur la force des inter­ac­tions qui per­met de rebon­dir sur les inter­ven­tions des uns et des autres.
     
  • La créa­tion plus ou moins auto­ma­ti­sée d’une » his­toire » du groupe. Le carac­tère mul­ti­mé­dia de l’in­tra­net per­met de valo­ri­ser bien davan­tage les évé­ne­ments qui favo­risent la créa­tion d’une culture spécifique.
     
  • La coexis­tence de réunions vir­tuelles et de réunions réelles. Les réunions réelles devront appor­ter ce que sup­prime pré­ci­sé­ment le recours à l’in­tra­net, par exemple la connais­sance réci­proque des membres du groupe, la com­mu­ni­ca­tion non ver­bale, le stress de l’at­teinte des objec­tifs du pro­jet qui est un élé­ment fédé­ra­teur important.

Maîtriser le changement culturel

Faute de tenir compte de ces dimen­sions nou­velles, et de bien d’autres selon la nature des groupes et des pro­jets, il est fort pro­bable que l’in­tra­net n’ap­por­te­rait pas d’a­mé­lio­ra­tion réelle de la pro­duc­ti­vi­té, et ne serait qu’un gad­get empié­tant sans néces­si­té sur le temps déjà limi­té des membres des équipes de projet.

Il est donc tout à fait recom­man­dé de pré­pa­rer par­ti­cu­liè­re­ment les mana­gers de divers niveaux, dans les entre­prises et les autres orga­ni­sa­tions, à com­prendre et à maî­tri­ser les nou­velles formes de travail.

L’en­jeu est de grande impor­tance, car selon la façon dont les outils sont uti­li­sés, ils peuvent contri­buer à une réi­fi­ca­tion du tra­vail humain, ou au contraire à l’é­pa­nouis­se­ment des talents dont l’en­tre­prise a le plus grand besoin pour atteindre ses objec­tifs de progrès.

Or, si les sommes inves­ties dans la recherche et le déve­lop­pe­ment de logi­ciels sont consi­dé­rables, il n’en est pas de même de l’ef­fort consen­ti pour amé­lio­rer notre com­pré­hen­sion des fac­teurs humains.

L’ac­cul­tu­ra­tion très rapide des indi­vi­dus aux tech­no­lo­gies Inter­net laisse pen­ser que les réti­cences et les freins au chan­ge­ment ne tien­dront pas long­temps, mais si nous vou­lons vrai­ment inté­grer les nou­velles tech­niques dans notre vie quo­ti­dienne, nous devons mieux connaître leur impact psychosocial.

N’est-il pas néces­saire que, contri­buant au pro­grès éco­no­mique, ces tech­no­lo­gies soient aus­si un fac­teur de pro­grès social ?

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