Un carrefour la nuit

Vers une R & D à deux vitesses

Dossier : L'automobileMagazine N°717 Septembre 2016
Par Aurélien RAMSEYER (01)
Par Thomas MOREL

Pas­sage en revue des enjeux de l’ingénierie auto­mo­bile : pas­sage d’une ingé­nie­rie en pla­te­forme à une ingé­nie­rie en modules décor­rel­lée du cycle de vie des pro­duits, une struc­tu­ra­tion par le « desi­gn to value », des pro­duits évo­lu­tifs pen­dant leur vie par mise à jour logi­cielle, des ges­tions de talents et de com­pé­tences évo­lu­tives ou le « soft » pri­me­ra sur le « hard »

En 2030, plus de 30 %1 de la valeur engen­drée par l’industrie auto­mo­bile pro­vien­dra de nou­veaux ser­vices liés à la connec­ti­vi­té et à la mobi­li­té par­ta­gée. Cap­ter cette valeur est un enjeu cru­cial pour les dif­fé­rents acteurs, tant construc­teurs qu’équipementiers, et l’une des clés majeures de leur suc­cès rési­de­ra dans la capa­ci­té d’adaptation des direc­tions de R & D. 

“ En 2030, plus de 30 % de la valeur proviendra de nouveaux services ”

Une telle ten­dance résulte d’une part de l’influence de nou­veaux entrants comme Tes­la, qui est capable de faire évo­luer les fonc­tion­na­li­tés de ses véhi­cules over-the- air, mais aus­si de la pres­sion sur les coûts, de la ratio­na­li­sa­tion des inves­tis­se­ments et du rac­cour­cis­se­ment des cycles de déve­lop­pe­ment qui consti­tuent autant de contraintes supplémentaires. 

Pour faire face à ces nou­veaux défis, la R & D auto­mo­bile doit se trans­for­mer pour adop­ter un fonc­tion­ne­ment à deux vitesses. 

Il lui faut être en mesure à la fois de déve­lop­per des modules pérennes sur une dizaine d’années, mais aus­si de pro­po­ser, grâce à des évo­lu­tions logi­cielles fré­quentes et à dis­tance, de nou­velles pres­ta­tions après la vente du véhi­cule afin de conti­nuer à moné­ti­ser des ser­vices tout au long de son cycle de vie. 

REPÈRES

L’intensification de la concurrence amène les constructeurs à étendre leurs gammes et proposer un nombre toujours plus important d’options.
C’est ainsi que le nombre de modèles proposés, par exemple, par BMW est passé de 15 en 2001 à 35 aujourd’hui et qu’une Renault Clio actuelle est disponible en dix motorisations et présente plus de soixante-dix options sélectionnables.

LES GAGES D’UNE R & D EFFICIENTE

La R & D auto­mo­bile fait face à plu­sieurs ten­dances bien connues. En pre­mier lieu, les construc­teurs aug­mentent leur offre avec des gammes de plus en plus éten­dues et des équi­pe­ments plé­tho­riques. De ce fait, ils sont moins spé­cia­li­sés qu’auparavant sur des seg­ments de mar­ché bien définis. 

Paral­lè­le­ment, les véhi­cules deviennent de plus en plus com­plexes, en par­ti­cu­lier avec l’avènement du véhi­cule auto­nome ou des moto­ri­sa­tions hybrides. 

L’ensemble de ces fac­teurs exige un effort par­ti­cu­lier de la part de la R & D pour évi­ter que la crois­sance des coûts n’accompagne celle de la com­plexi­té des véhicules. 

UN ASSEMBLAGE DE MODULES


Les pres­ta­tions évo­luent pen­dant la vie du véhi­cule grâce à la connec­ti­vi­té et au déve­lop­pe­ment des tech­no­lo­gies pour véhi­cule auto­nome. © MCKINSEY

Face à cette contrainte, les construc­teurs et équi­pe­men­tiers ont cher­ché à maxi­mi­ser l’utilisation des élé­ments déve­lop­pés, avec une vision de long terme (entre dix et quinze ans). Le véhi­cule est aujourd’hui le résul­tat d’un assem­blage de modules, alors qu’auparavant les modules étaient conçus pour chaque projet. 

Ces modules sont décor­ré­lés du pro­jet véhi­cule et de ses déri­vés. Au nom de cette logique nou­velle, le pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment a lar­ge­ment évo­lué, pas­sant du concept de pla­te­forme adap­tée à un seg­ment à un concept de module uti­li­sable sur plu­sieurs segments. 

Pour réduire encore le coût des pro­duits, les acteurs mul­ti­plient les for­mats de coopé­ra­tion afin de sépa­rer autant que pos­sible inves­tis­se­ments et risques indus­triels, alors qu’en paral­lèle les équipes de R & D tra­vaillent en per­ma­nence à opti­mi­ser le coût pro­duit par des méthodes du type Desi­gn-to-Value (voir encadré). 

L’explosion de la com­plexi­té (induite par les sys­tèmes com­man­dés par des cal­cu­la­teurs embar­qués) a néces­si­té un recours des acteurs à l’ingénierie sys­tème, ins­pi­rée de l’industrie aéro­nau­tique, qui s’est accom­pa­gnée d’une néces­saire adap­ta­tion des orga­ni­sa­tions et du déve­lop­pe­ment de nou­velles com­pé­tences et outils. 

VERS DES PRODUITS ÉVOLUTIFS

“ La valeur perçue par les conducteurs se déplace ”

Le rapide déploie­ment des appli­ca­tions pour smart­phones et la capa­ci­té à connec­ter mobile et véhi­cule ont créé un besoin nou­veau chez les conduc­teurs : celui d’un véhi­cule évo­lu­tif, avec des mises à jour rapides des pres­ta­tions après l’achat.

Tes­la, par exemple, ajoute de nou­velles pres­ta­tions (par­king auto­nome du véhi­cule depuis un smart­phone, chan­ge­ment de file auto­nome) à chaque nou­velle ver­sion de son logi­ciel Sum­mon, dont les mises à jour sont télé­char­geables à dis­tance par l’ensemble du parc de la marque. 

UN PRODUIT ADAPTABLE

DESIGN-TO-VALUE

Le Design-to-Value est une approche intégrée de développement de produits qui croise les perspectives des clients, des concurrents et de l’entreprise.
Elle s’attache à identifier et à quantifier les sources de valorisation du produit, la comparaison des performances de produits concurrents, la modélisation du juste coût produit, et permet ainsi de déterminer les améliorations ou spécifications les plus à même d’augmenter la valeur ou de réduire le coût du produit.

Sous l’effet d’avancées tech­no­lo­giques liées à la connec­ti­vi­té et aux véhi­cules auto­nomes, la voi­ture passe pro­gres­si­ve­ment d’une logique d’objet figé, à celle de pro­duit adap­table, capable de répondre à des usages et des besoins évo­luant rapidement. 

La valeur per­çue par les conduc­teurs se déplace ain­si de l’objet lui-même vers les pres­ta­tions et même vers l’évolutivité de ces prestations. 

RESPONSABILITÉ DE BOUT EN BOUT

Pour la R & D les réper­cus­sions sont majeures : le pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment devra être revu afin d’assurer que les besoins d’évolutions à dis­tance en après-vente soient inclus dès le début des pro­jets et coor­don­nés avec l’infrastructure infor­ma­tique, ce qui néces­site une moder­ni­sa­tion de la gou­ver­nance et de la res­pon­sa­bi­li­té « de bout en bout » entre diverses fonctions. 

LES FACTEURS CLÉS DU SUCCÈS

Voiture TESLA
Tes­la pro­pose de nou­velles pres­ta­tions télé­char­geables à distance.

L’évolution du pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment implique la mise en place d’une R & D à deux vitesses, visant à construire des pla­te­formes et modules uti­li­sables sur une durée éten­due, tout en inté­grant le déve­lop­pe­ment rapide de nou­velles pres­ta­tions. Pour faci­li­ter l’émergence d’un tel modèle de R & D, cinq fac­teurs clés de suc­cès se dégagent. 

Les entre­prises vont devoir gérer la confron­ta­tion cultu­relle entre les besoins de mises à jour fré­quentes et la vision à long terme des inves­tis­se­ments dans les pla­te­formes, les modules ou les par­te­na­riats, en par­ti­cu­lier chez les construc­teurs et équi­pe­men­tiers de rang 1. 

La construc­tion d’une exper­tise en déve­lop­pe­ment logi­ciel sera cru­ciale pour la concep­tion, l’intégration et la mise à jour de fonc­tions logi­cielles embar­quées. Favo­ri­sant l’innovation et l’émergence de nou­veaux busi­ness models, cette com­pé­tence pour­ra pro­ve­nir de recru­te­ments, de par­te­na­riats ou encore de recours à la sous-traitance. 

La ges­tion des talents et des car­rières, avec la créa­tion de par­cours pro­fes­sion­nels sti­mu­lants dans des envi­ron­ne­ments à plu­sieurs vitesses, consti­tue un troi­sième fac­teur. L’un des points cri­tiques tien­dra à l’identification des pro­fils sus­cep­tibles de s’adapter au mieux aux men­ta­li­tés par­ti­cu­lières de chaque environnement. 

“ De nouveaux outils capables de gérer l’évolutivité des prestations après la vente ”

La capa­ci­té à réor­ga­ni­ser des équipes de R & D pour inté­grer l’évolutivité des pres­ta­tions pen­dant le cycle de vie des pro­duits sera éga­le­ment indis­pen­sable. Les ques­tions de gou­ver­nance et de res­pon­sa­bi­li­té « de bout en bout » entre R & D, l’après-vente et fonc­tion infor­ma­tique (pour assu­rer des mises à jour fonc­tion­nelles) seront déter­mi­nantes pour le suc­cès de cette réorganisation. 

Enfin, les entre­prises devront inves­tir dans de nou­veaux outils capables de gérer l’évolutivité des pres­ta­tions après la vente du véhi­cule, comme des outils de ges­tion des mises à jour à distance. 

DE NOUVELLES CHANCES D’INNOVATION

Chaque entre­prise du sec­teur auto­mo­bile devra repen­ser en pro­fon­deur la pro­po­si­tion de valeur de sa R & D en gar­dant à l’esprit ce monde à deux vitesses. 

Cette évo­lu­tion repré­sente éga­le­ment une immense chance de voir sur­gir des inno­va­tions majeures via de par­te­na­riats ou de l’innovation ouverte entre acteurs tra­di­tion­nels auto­mo­biles, nou­veaux entrants et acteurs tra­di­tion­nels d’autres secteurs. 

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1. Voir l’étude de McKin­sey, Dis­rup­tive Trends that will Trans­form the Auto Indus­try, jan­vier 2016.

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