Verona, Australia

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°526 Juin/Juillet 1997Par : Baz LuhrmannRédacteur : Philippe LÉGLISE-COSTA (86)

Grisés par les embardées vrom­bis­santes de la décapotable, ils hurlent aux qua­tre ciels et aux grat­te-ciel leurs apos­tro­phes vio­lentes et exhibent leurs tatouages et leurs armes ruti­lantes dans le vacarme des rues et de la tech­no. C’est la bande à Mon­tagüe. Le choc avec les durs de Capulet manque de tourn­er au mas­sacre entre les allées d’une sta­tion­ser­vice. Alerté de son héli­cop­tère, le chef de la police inter­vient et ser­monne les deux par­rains cap­i­tal­istes, qui, par l’affrontement de leurs clans, men­a­cent la ville d’un chaos plus grand encore.

Avant ces prémiss­es fra­cas­santes, une jolie présen­ta­trice avait annon­cé, dans une petite télévi­sion au milieu de l’écran, un pro­gramme de deux heures sur la lutte sanglante des deux familles. À peine le spec­ta­teur s’est-il ren­du compte que les vers de Shake­speare étaient scrupuleuse­ment respectés.

Le film de Baz Luhrmann, Roméo et Juli­ette, tient tout du long ce pari. Aux rues sur­voltées suc­cè­dent les plages jonchées de boîtes de bière et de papiers à frites, puis la vil­la du mil­lion­naire Capulet en énorme pas­tiche de nou­veau riche, l’église de béton cou­verte de fétich­es télé­vangéliques, les car­a­vanes du ter­rain vague nom­mé Man­toue, les nuages bleu et vert d’un orage kitsch.

Roméo et Juli­ette s’y aiment der­rière le pili­er d’une soirée déca­dente, ils s’embrassent dans la piscine sur­veil­lée par caméra vidéo des Capulet, ils s’enlacent, morts déjà, entourés des cierges col­orés de l’église d’un Frère Lau­rent alcoolique. Sur les bass­es des groupes Garbage, Radio Hard ou The Cardi­gans, entre les coups de feu et les crisse­ments de pneus, les paroles éter­nelles du grand William adoptent les rythmes d’un dia­logue de série.

Il est assuré­ment ten­tant de crier au sac­rilège, de dénon­cer le dévoiement des sub­til­ités shake­speari­ennes ou même de regret­ter les joliess­es de West Side Sto­ry : il faut vrai­ment être Aus­tralien et financé par Hol­ly­wood pour affich­er un tel mau­vais goût ! Pour­tant le sen­ti­ment pre­mier de long clip MTV, sur récupéra­tion indigne du texte de la pièce, s’efface bien­tôt devant la cohérence du film.

En fin de compte, c’est bien un spec­ta­cle à part entière qu’offre le réal­isa­teur, dont les inven­tions et par­fois les out­rances créent un univers pro­pre, inouï et pour­tant fam­i­li­er, clos et irréel comme une pièce de théâtre. Ain­si les images tristes des pro­grammes télévisés ou des films de série B sont-elles méta­mor­phosées par des couleurs vio­lem­ment étranges, ou bien sat­urées d’objets profus.

Le pas­sage de l’écran minus­cule du début (et de la fin) au for­mat ciné­ma mon­tre bien l’ambition du réal­isa­teur. De la même manière, le réc­it s’accommode bien des pis­to­lets automa­tiques des hommes de main, bran­dis pour jouer ou pour tuer, ou des cadil­lacs ouvertes pour la parade. La Vérone de Shake­speare réson­nait bien d’épées dégainées et de chevaux bruyants.

La réti­cence ini­tiale du spec­ta­teur tient sans doute plus au déplaisir des références per­dues qu’à une pré­ten­due mau­vaise qual­ité du film. Faute de retrou­ver les repères atten­dus, lit­téraires, théâ­traux ou même ciné­matographiques, il ne voit plus que super­fi­cial­ité et plat­i­tude. Or les pour­suites urbaines, les fusil­lades, les espaces surpe­u­plés ou rav­agés font néces­saire­ment appel, au-delà de leur impact visuel ou ryth­mique, à une cul­ture, de télévi­sion et de clips vidéo, qui les enrichit.

Les sig­ni­fi­ca­tions et les références nou­velles s’y mul­ti­plient, les con­no­tent, les dépassent. Elles jouent, pour le pub­lic aver­ti, la fonc­tion du texte clas­sique. Comme le vers ou la phrase représen­tent clas­sique­ment bien plus que leur sens immé­di­at, ce sont ici les images et les sons qui se déplient. A con­trario des vers de Shake­speare, sans doute large­ment incom­préhen­si­bles dans leur sig­ni­fi­ca­tion lit­térale au plus grand nom­bre, reste dans ce Roméo et Juli­ette la poésie musi­cale, comme un rap dont le rythme envoû­tant vaut autant que les quelques mots qui en sur­gis­sent par éclats.

Si toute­fois l’on n’est guère porté aux débor­de­ments styl­isés et vio­lents qui font le miel des jeunes spec­ta­teurs (et d’autres), si l’inversion des codes n’est pas tout à fait défini­tive, il est tou­jours pos­si­ble d’écouter le texte, mag­nifique, éter­nel. Tant, que par­fois hard rocks, couleurs sat­urées et clin­quant aus­traliens pâlis­sent, s’effacent, s’évanouissent. Le texte envahit l’image, le texte crée l’image cette fois encore. n

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