Valéry Giscard d’Estaing et le programme Ariane

Valéry Giscard d’Estaing et le programme Ariane

Dossier : ExpressionsMagazine N°762 Février 2021
Par Frédéric d'ALLEST (61)

À l’occasion de sa dis­pari­tion, notre prési­dent Mar­wan Lahoud (83) a ren­du hom­mage à Valéry Gis­card d’Estaing en présen­tant le bilan effec­tive­ment très posi­tif de son septen­nat. Je ne résiste pas cepen­dant à cor­riger l’erreur, com­plaisam­ment répan­due par ses soins au fil des ans et du suc­cès du lanceur Ari­ane, con­sis­tant à met­tre à son crédit la déci­sion d’engager le développe­ment d’Ari­ane, don­nant à la France et à l’Europe l’autonomie d’accès à l’espace.

La réal­ité his­torique que j’ai vécue aux pre­mières loges (comme chef de pro­jet Ari­ane de 1973 à 1976, puis directeur du pro­gramme de 1976 à 1980, puis comme PDG d’Arianespace de 1980 à 1991) est toute autre. C’est au prési­dent Georges Pom­pi­dou, con­seil­lé par Bernard Esam­bert (54) et active­ment soutenu par son min­istre de la défense Michel Debré, très con­scient des enjeux stratégiques civils et mil­i­taires de l’espace, que revient l’initiative de pro­pos­er à nos parte­naires européens au début de 1973 de dévelop­per ce lanceur.

Les réticences d’un ministre des Finances

C’est lui qui donne instruc­tion au gou­verne­ment, con­tre l’avis de son min­istre des Finances, un cer­tain Gis­card d’Estaing – notre cama­rade Michel Pébereau (61) alors à la direc­tion du Tré­sor s’en sou­vient cer­taine­ment – de négoci­er et approu­ver lors de la con­férence spa­tiale de Brux­elles en juil­let 1973 l’engagement du développe­ment d’Ari­ane. À cette date, un arrange­ment détail­lé engageant le finance­ment pluri­an­nuel de la total­ité du développe­ment du lanceur jusqu’à la qual­i­fi­ca­tion en vol de la pre­mière ver­sion d’Ari­ane (Ari­ane 1) est approu­vé, puis signé par dix États européens par­tic­i­pants dans le cadre d’un pro­gramme à la carte de l’Agence spa­tiale européenne (ESA).

Le pro­gramme est alors irréversible­ment lancé dans l’industrie européenne sous la maîtrise d’œuvre du Cnes agis­sant au nom et pour le compte de l’ESA. Les appels d’offres sont immé­di­ate­ment lancés, le choix des indus­triels de pre­mier et deux­ième niveaux sont faits et les con­trats de développe­ment sont négo­ciés dans les huit mois qui suivent.

Les préventions d’un Président

Dès son élec­tion en mai 1974, Gis­card d’Estaing nous ordonne de sus­pendre la noti­fi­ca­tion immi­nente de ces con­trats (ce qu’il n’avait pas le droit de faire sur le plan juridique puisque le Cnes agis­sait au nom et pour le compte de l’ESA). Il était con­va­in­cu que le bud­get de développe­ment (2 060 mil­lions de francs plus une marge pour aléas de 20 %) serait très large­ment dépassé.

À sa décharge, il était rel­a­tive­ment fréquent que les grands pro­grammes tech­nologiques voient leur bud­get ini­tial dépassé dans des pro­por­tions con­sid­érables, cer­tains dis­aient une mul­ti­pli­ca­tion par le fac­teur π, illus­tré entre autres à cette époque par le Con­corde et tris­te­ment aujourd’hui par l’EPR. Il pen­sait donc que cela coûterait exces­sive­ment cher à la France, qui sup­por­t­ait plus de 60 % de son finance­ment puis 100 % si les dépens­es dépas­saient 135 % du bud­get ini­tial : la France avait dû à Brux­elles faire cette con­ces­sion pour apais­er l’Allemagne et d’autres pays par­tic­i­pants qui craig­naient beau­coup de tels déra­pages. En con­trepar­tie, la France exigeait la maîtrise d’œuvre du pro­gramme par le Cnes.

Une longue négociation

Il fal­lut près de six mois pour con­va­in­cre ses inspecteurs et lui-même de la solid­ité de notre dossier et de la pru­dence de nos choix tech­nologiques validés au préal­able par des études et essais expérimentaux.

Davan­tage peut-être que nos argu­ments, ce qui empor­ta sa déci­sion de faire machine arrière est le fait que la France avait souscrit en 1973 un engage­ment inter­na­tion­al dont il lui était très dif­fi­cile de se retir­er, d’autant plus que c’était la France qui avait con­va­in­cu ses parte­naires européens de s’y engager. Il avait dû reculer devant les protes­ta­tions véhé­mentes de ces derniers et les deman­des prob­a­bles de lour­des indemnités.

Un succès et un soutien sans faille

Gis­card n’eut pas à le regret­ter puisque nous respec­tâmes la marge pour aléas de 20 % du bud­get ini­tial, aidés j’en con­viens par une for­mule de révi­sion des prix favor­able alors que l’inflation était forte. Il partagea avec nous la sat­is­fac­tion et la fierté de la réus­site du pre­mier lance­ment le 24 décem­bre 1979, avec seule­ment six mois de retard sur la date fixée en 1973, une par­tie de ce retard étant d’ailleurs la con­séquence du retard de la noti­fi­ca­tion des con­trats résul­tant de son intervention.

Il soutint ensuite sans faib­lir la pour­suite du pro­gramme, comme d’ailleurs tous ses suc­cesseurs à l’Élysée.

2 Commentaires

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SUSSELrépondre
8 février 2021 à 21 h 55 min

Ancien du Ser­vice des pro­grammes des Organ­ismes de Recherche en 1974, je con­firme évidem­ment les pro­pos de mon ami Frédéric d’ALLEST. J’ai rédigé l’an dernier, pour un col­loque, ce témoignage :
Valéry GISCARD d’ESTAING à l’Élysée — le mora­toire sur le pro­gramme ARIANE :
L’option A du « Rap­port AIGRAIN » avait été adop­tée sous la Prési­dence de Georges POMPIDOU grâce à la voix prépondérante de ce dernier : soutenue par les
« barons » du gaullisme au nom de l’indépendance nationale, elle avait ren­con­tré le scep­ti­cisme de cer­tains autres min­istres et sus­cité l’opposition farouche du min­istre des finances —Valéry GISCARD d’ESTAING.
Lorsque Valéry GISCARD d’ESTAING, devenu Prési­dent de la République, nom­ma son ami Michel d’ORNANO Min­istre de l’Industrie et de la Recherche, il lui don­na comme con­signe d’arrêter le pro­gramme ARIANE tout fraîche­ment engagé. Le mora­toire mis en place avait offi­cielle­ment pour but de faire le bilan des
con­séquences de cet arrêt avant de le formaliser…
Dans les semaines qui ont suivi, les réac­tions stupé­faites et hos­tiles à cet arrêt ont été nombreuses :
•Les gaullistes de la « fil­i­a­tion » Michel DEBRÉ ont crié à la trahison…,
•Les indus­triels ont fait val­oir la perte de com­pé­tence après quelques décen­nies d’efforts mil­i­taires et civils colos­saux, les pertes d’emplois nobles, les dédits à
vers­er par les États,
•Les diplo­mates ont assuré que la France, qui venait de qua­si­ment con­train­dre ses parte­naires européens à venir dans ce pro­gramme, allait être la risée et se
voir vilipendée au sein de la toute neuve Agence Spa­tiale Européenne,
•Enfin, les dédits résul­tant des engage­ments déjà pris étaient si élevés que les bud­gets à prévoir pour l’Espace ne dimin­u­aient pas vrai­ment, du moins à court
terme.
Après les quelques mois de recueil de tous ces élé­ments, Michel d’ORNANO eut le courage d’aller expli­quer tout cela au Prési­dent de la République le mar­di soir,
veille du Con­seil des min­istres qui devait pren­dre la déci­sion défini­tive d’arrêt.
Con­nais­sant bien l’intérêt du Prési­dent pour les aspects économiques et financiers, Michel d’ORNANO mit en avant que si nous dis­po­sions d’un tel lanceur, nous pour­rions le ven­dre dans le monde entier, alors que les Russ­es et les Améri­cains n’étaient pas dis­posés, d’après leur poli­tique du moment, à le faire.
Valéry GISCARD d’ESTAING se lais­sa fléchir par tous ces argu­ments, mais sans pour autant vouloir se déjuger et en bougonnant : il deman­da à Michel d’ORNANO
de revenir le mar­di soir suiv­ant, pour déci­sion au Con­seil des min­istres suiv­ant, avec l’« Étude de marché » démon­trant ces fameuses perspectives
commerciales !!!
(.….….…..)
La déci­sion de reprise du programme :
Elle fut clairon­née la semaine suiv­ante, à l’issue du Con­seil des min­istres, sur le per­ron de l’Élysée : les per­spec­tives com­mer­ciales éblouis­santes étaient un
argu­ment de poids…

Chris­tine de ROUBINrépondre
23 février 2021 à 0 h 26 min

N’ou­blions pas que le pro­gramme Ari­ane fait suite à Europa (6 tirs, 6 échecs).

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