Une tempête imminente sur les moyens de paiements en Europe

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°608 Octobre 2005
Par Sami CHABENNE (87)
Par Pierre-Olivier GERVAIS (94)

Les paiements en profonde mutation : une ” tempête ” en perspective ?

Les paiements en profonde mutation : une ” tempête ” en perspective ?

Ces dernières années, l’in­dus­trie européenne des paiements a ini­tié sa trans­for­ma­tion. L’éro­sion des marges a déjà com­mencé et s’ac­centuera au cours des années à venir. Nous prévoyons qu’en­tre 2001 et 2011 les revenus par trans­ac­tion dimin­ueront de l’or­dre de 25 % pour les paiements domes­tiques. Cette baisse atteindrait même plus de 50 % pour les paiements inter­na­tionaux. Elle s’ex­plique par trois prin­ci­paux fac­teurs : des change­ments sans précé­dent dans le com­porte­ment des clients ; des régle­men­ta­tions de plus en plus struc­turantes ; et enfin l’en­trée sur le marché de nou­veaux acteurs util­isant des réseaux non bancaires.

Le marché n’est plus régi par les four­nisseurs de moyens de paiements mais par les clients eux-mêmes. Ceux-ci exi­gent une offre ban­caire, de plus en plus sophis­tiquée, cor­re­spon­dant par­faite­ment à leurs besoins, notam­ment en matière de paiement élec­tron­ique des fac­tures, ou bien de mise à dis­po­si­tion d’in­for­ma­tions en temps réel. Ces com­porte­ments qui étaient tra­di­tion­nelle­ment le pro­pre des grands clients cor­po­rate ten­dent à se généralis­er aux clients entre­pris­es de plus petite taille et aux clients par­ti­c­uliers. L’ensem­ble des clients utilisent de plus en plus les moyens élec­tron­iques mis à leur dis­po­si­tion depuis quelques années (voir fig­ure 1), même si le chèque reste encore bien présent en France où il représente 31 % des paiements (en 2002, l’usage du chèque en France représen­tait 79 % du total des chèques échangés dans la zone euro). L’ex­i­gence crois­sante des clients se traduit par une baisse de leur fidél­ité, avec des mis­es en con­cur­rence fréquentes.

Face à ces change­ments, les ban­ques vont devoir s’adapter aux besoins des clients, et notam­ment ceux des entre­pris­es, en élar­gis­sant la gamme de leurs ser­vices et en aug­men­tant leur niveau d’ex­cel­lence opérationnelle.

De plus, les évo­lu­tions régle­men­taires ini­tiées au cours des années qua­tre-vingt-dix pro­je­tant l’in­stau­ra­tion d’une zone unique de paiement en euros aboutis­sent aujour­d’hui. Le Par­lement européen a adop­té fin 2001 un nou­veau règle­ment con­cer­nant les paiements trans­frontal­iers en euros : depuis le 1er juil­let 2003, tout trans­fert en euro (inférieur à 12,5 k €) au sein de l’U­nion européenne doit avoir le même tarif qu’il soit domes­tique ou non, avec un objec­tif d’ho­mogénéi­sa­tion pour tous les mon­tants à l’hori­zon 2010. Demain, les sys­tèmes de place seront à leur tour har­mon­isés, l’U­nion européenne encour­ageant une con­sol­i­da­tion des sys­tèmes de place au niveau européen afin de max­imiser les effets d’échelle et de réduire les coûts de transaction.

Par ailleurs, de nom­breuses entre­pris­es non ban­caires inter­vi­en­nent de plus en plus dans le méti­er des paiements, par exem­ple la grande dis­tri­b­u­tion, les sociétés de ser­vices infor­ma­tiques ou encore les opéra­teurs de télé­phonie mobile. Ces sociétés finis­sent d’ailleurs par entr­er en com­péti­tion avec les banques.

Les grands dis­trib­u­teurs (Tesco, Wal-Mart, Auchan…) prof­i­tent de leurs fréquentes inter­ac­tions avec le client pour dévelop­per des ser­vices financiers adap­tés à leurs besoins. Une chaîne de grande dis­tri­b­u­tion peut rapi­de­ment croître sur ce méti­er grâce à son sys­tème de ges­tion de clien­tèle, une seg­men­ta­tion fine de sa clien­tèle et son effi­cac­ité dans la vente croisée.

Côté opéra­tionnel, les grandes sociétés de ser­vices infor­ma­tiques et les prestataires de traite­ment des opéra­tions back-office (Atos, First Data Cor­po­ra­tion, Total Sys­tem Ser­vices…) sont devenus des acteurs impor­tants dans le méti­er. Ces acteurs, ini­tiale­ment des sous-trai­tants pour les ban­ques, se sont pro­gres­sive­ment organ­isés pour pro­pos­er des offres à valeur ajoutée aux ban­ques et aux acteurs non ban­caires des paiements. Par­mi les offres fig­ure notam­ment la ges­tion com­plète des cartes de crédit pour le compte des grands dis­trib­u­teurs et des pétroliers.

Fig­ure 1
Part rel­a­tive en vol­ume des prin­ci­paux types de paiements

(1) Inclus les stocks de dol­lars détenus en dehors des États-Unis.


Ces acteurs four­nissent égale­ment aux petites ban­ques les moyens d’être com­péti­tives en exter­nal­isant leurs paiements et en béné­fi­ciant d’ef­fets d’échelle. Sans leur aide, ces ban­ques n’au­raient pas la taille cri­tique pour gér­er leurs moyens de paiements.

Enfin, les opéra­teurs de télé­phonie mobile se sont eux aus­si attaqués au marché des paiements. Par exem­ple, NTT Doco­mo au Japon pro­pose une véri­ta­ble offre de porte-mon­naie élec­tron­ique inté­gré dans le télé­phone mobile. Cette offre per­met notam­ment de recharg­er le porte-mon­naie en ligne, et d’ef­fectuer des paiements à dis­tance sans con­tact. Elle s’ap­puie sur une puce spé­ciale inté­grée dans le télé­phone. C’est d’ailleurs cette même puce qui per­met aus­si d’u­tilis­er le télé­phone mobile pour l’ac­cès aux trans­ports en com­mun en rem­place­ment des bil­lets tra­di­tion­nels, l’ac­cès aux spec­ta­cles et bien d’autres utilisations.

Quelles seront les conséquences pour les banques ?

Pour faire face à l’ensem­ble de ces change­ments, les ban­ques devront inve­stir lour­de­ment. Cer­tains investisse­ments seront incon­tourn­ables, ceux notam­ment liés aux nou­velles régle­men­ta­tions européennes. D’autres seront lais­sés à l’ap­pré­ci­a­tion de chaque banque et con­stitueront la prin­ci­pale oppor­tu­nité de dif­féren­ci­a­tion. Par­mi ces derniers, on retrou­ve les sys­tèmes de ges­tion de clien­tèle, de fidéli­sa­tion et de vente croisée, qui devront s’ap­puy­er sur une meilleure con­nais­sance des habi­tudes et des com­porte­ments des clients.

En général, les ban­ques n’au­ront que peu de marge de manœu­vre dans la mesure où les pro­jets régle­men­taires devraient représen­ter une part impor­tante du bud­get au détri­ment de pro­jets stratégiques d’ex­pan­sion ou de fidélisation.

En même temps nous prévoyons, sous la dou­ble pres­sion des clients et des instances de régu­la­tion, une baisse des prix, qui pour­rait s’avér­er spectaculaire.

De ce fait, la crois­sance impor­tante des vol­umes ne parvien­dra que dif­fi­cile­ment à main­tenir les niveaux de revenus, qui ne devraient que faible­ment croître (voir chiffres-clés, fig­ure 2).

La com­bi­nai­son entre une diminu­tion des prix et les besoins sig­ni­fi­cat­ifs d’in­vestisse­ment va peser sur le mod­èle d’ac­tiv­ité de nom­breuses ban­ques. Nous esti­mons que pour revenir aux niveaux de rentabil­ité actuels, les acteurs devront par­venir (fig­ure 3), soit à aug­menter les vol­umes de 40 à 45 % — un vrai saut quan­tique quand on sait que les vol­umes de trans­ac­tions aug­mentent en général de moins de 10 % par an — soit à aug­menter la pro­duc­tiv­ité d’un fac­teur 5 à 7…

Fig­ure 2
Évo­lu­tion par région des vol­umes de paiements (esti­ma­tion BCG)

 

 
Chiffres-clés

Les paiements domes­tiques ont total­isé plus de 220 mil­liards de trans­ac­tions en 2001, soit 99 % de l’ensem­ble des trans­ac­tions de paiements. Ces paiements total­i­saient 1 447 000 mil­liards de dol­lars soit 81 % des paiements mon­di­aux en valeur.

De 2001 à 2011, nous pro­je­tons que les vol­umes de paiements domes­tiques vont croître à une vitesse moyenne de 6,5 % par an pour attein­dre 414 mil­liards de trans­ac­tions. Par­al­lèle­ment la valeur aug­menterait de 5,3 % par an pour attein­dre 2 417 000 mil­liards de dol­lars. Selon nos prévi­sions, les revenus pour les ban­ques qui représen­taient 247 mil­liards de dol­lars en 2001 aug­menteront de 3,3 % par an pour arriv­er à 357 mil­liards en 2011.

Les paiements trans­frontal­iers représen­taient en 2001 un vol­ume de 2,5 mil­liards de trans­ac­tions et une valeur de 330 000 mil­liards de dol­lars. De 2001 à 2011 les paiements trans­frontal­iers pour­raient croître de 9,4 % par an en vol­ume pour attein­dre 6,2 mil­liards de trans­ac­tions, et aug­menter de 6,2 % par an en valeur pour attein­dre 604 000 mil­liards de dol­lars. Les revenus engen­drés passeraient de 30 mil­liards de dol­lars en 2001 à 32 mil­liards en 2011, soit une crois­sance de seule­ment 0,5 % par an.

Fig­ure 3
Les deux leviers de compétitivité

Certes, de nom­breuses ban­ques ont déjà essayé de lancer des pro­grammes de réduc­tion des coûts afin de pro­téger leurs marges glob­ales. Mais rares sont celles qui ont pris la mesure de l’ensem­ble des trans­for­ma­tions en cours et de leurs enjeux réels.

Quelles alternatives possibles ? Le paysage après la tempête

Tous les acteurs de la place ne pour­ront pas sup­port­er les investisse­ments décrits ci-dessus. Si les acteurs globaux, grandes ban­ques d’en­ver­gure mon­di­ale ont les vol­umes et les cap­i­taux pour absorber les besoins d’in­vestisse­ment, les petites ban­ques locales ont assez peu de marge de manœu­vre. Pour elles, le parte­nar­i­at ou l’ex­ter­nal­i­sa­tion sont les seules options pour rester dans la course. Cer­taines de ces ban­ques devront adopter un mod­èle de paiement virtuel : elles recen­treront leurs activ­ités sur la ges­tion de la rela­tion clien­tèle et utilis­eront les ser­vices de four­nisseurs extérieurs ” en mar­que blanche ” pour la ges­tion des paiements. Les poids lourds régionaux seront quant à eux coincés entre ces deux extrêmes. Ils devront égale­ment con­sid­ér­er l’op­por­tu­nité de parte­nar­i­at pour cer­tains élé­ments de leur chaîne de valeur.

Fig­ure 4
Le parte­nar­i­at : un retour sur investisse­ment dif­fi­cile à éval­uer de manière pure­ment financière

La mise en place des parte­nar­i­ats sera prob­a­ble­ment une déci­sion dif­fi­cile pour les ban­ques, étant don­nés les coûts sup­plé­men­taires qu’ils généreront à court terme, et les économies rel­a­tive­ment lim­itées qu’ils induiront (voir fig­ure 4). Mais nous pen­sons que l’en­jeu va bien au-delà d’une sim­ple logique de retour sur investisse­ment. Un parte­nar­i­at crée des bases pour pro­téger et faire prospér­er son cœur de méti­er en délestant une part de cap­i­tal financier et humain, qu’il sera alors pos­si­ble de réin­ve­stir dans des pro­jets résol­u­ment tournés vers les clients.

Cer­taines ban­ques ont déjà dévelop­pé des avan­tages con­cur­ren­tiels forts en investis­sant dans des sys­tèmes aux fonc­tion­nal­ités avancées. Les autres, si elles souhait­ent sur­vivre, vont devoir réa­gir d’au­tant plus vite en étab­lis­sant une stratégie sur l’ac­tiv­ité paiements.

Poster un commentaire