Une initiative internationale pour une éthique du libéralisme

Dossier : Développement durableMagazine N°742 Février 2019
Par Bernard ESAMBERT (54)
Le 16e objectif de développement durable retenu par l’ONU est intitulé « Paix, justice et institutions efficaces ». Cet objectif ne peut être atteint si les excès actuels du libéralisme ne sont pas combattus et c’est ce qui m’a conduit ainsi qu’un certain nombre de personnalités à créer la Fondation Éthique et économie.

Le libé­ra­lisme, qui a per­mis la sor­tie de la misère de cen­taines de mil­lions d’habitants de notre pla­nète, est main­te­nant atta­qué, et sin­gu­liè­re­ment par les jeunes. Car la mon­dia­li­sa­tion à laquelle il a conduit est défi­gu­rée par les mal­ver­sa­tions qui se mul­ti­plient et par des écarts de richesse qui s’accroissent et deviennent indé­cents. Il se crée deux caté­go­ries d’humains : ceux qui pro­fitent par­fois à l’excès du sys­tème et ceux qui en sont défi­ni­ti­ve­ment exclus.

Je me suis livré en avril 2018, dans une note de quinze pages, à une cri­tique sévère des dys­fonc­tion­ne­ments de l’économie, des dys­fonc­tion­ne­ments aggra­vés en ce début de xxie siècle. La mon­dia­li­sa­tion, la libé­ra­li­sa­tion des mar­chés, la finan­cia­ri­sa­tion de l’économie créent un contexte de com­bat éco­no­mique qui a trans­for­mé la pla­nète en champ de bataille, qui a conduit à des volon­tés de puis­sance et d’hégémonie, à des inéga­li­tés criantes et mena­çantes. Les indi­vi­dus recherchent le confort maté­riel pour eux-mêmes, négligent l’empathie pour les autres et sou­mettent la Terre à des ten­sions qui dépassent les limites de son autorégulation.


REPÈRES

Tout a com­men­cé dans les années 1960, quand le com­merce mon­dial s’est mis à croître beau­coup plus rapi­de­ment que la richesse (le PNB) mon­diale. Le pro­grès et le rythme effré­né des moyens de trans­port, le renou­vel­le­ment accé­lé­ré des pro­duits et enfin la glo­ba­li­sa­tion de l’information ont inten­si­fié le mou­ve­ment. Aujourd’hui les échanges inter­na­tio­naux repré­sentent plus du tiers du PNB mon­dial et nous tra­vaillons tous deux jours sur trois pour l’exportation. Les délo­ca­li­sa­tions d’usines puis
des labo­ra­toires de recherche, afin de per­mettre l’adaptation des pro­duits aux mar­chés locaux, ont eu pour consé­quence les trans­ferts de capi­taux vers de nou­velles zones économiques.


Un besoin de repères

Un modèle éco­no­mique fon­dé sur la crois­sance éva­luée à tra­vers le PIB sans prendre en compte les dom­mages infli­gés aux res­sources vitales des géné­ra­tions futures ne peut être satis­fai­sant. Les repères éthiques col­lec­tifs se sont effon­drés. La mon­dia­li­sa­tion s’est déve­lop­pée beau­coup plus rapi­de­ment que ses néces­saires régu­la­tions et que l’apparition d’un code éthique au niveau mon­dial, même si les actions en faveur du déve­lop­pe­ment durable se déve­loppent à tous niveaux. Il s’agit doré­na­vant de faire naître un libé­ra­lisme éclai­ré pre­nant en consi­dé­ra­tion la notion de soli­da­ri­té au sein de l’espèce humaine. Il convien­drait désor­mais d’agir pour mettre de l’ordre dans notre image du monde et ne plus lire l’économie comme une reli­gion sans tables de la loi.

Mettre de l’ordre dans la guerre économique

« C’est un mal­heur du temps que les fous guident les aveugles », écri­vait Sha­kes­peare dans Le Roi Lear. Sommes-nous en posi­tion d’aveugles gui­dés par des diri­geants fous ?

Côté régu­la­tion, les orga­nismes sont trop dis­per­sés : l’ONU, l’Otan et les États-Unis… pour la gen­dar­me­rie du monde ; la Banque Mon­diale, le FMI, l’OMC, les G2, G7, G8 et G20… pour l’économie. Tous et toutes datent d’années récentes, à l’exception de l’OMC, d’ailleurs ima­gi­née dans les accords de Bret­ton Woods.

Il appa­raît évident que le monde ne pour­ra faire l’économie d’une orga­ni­sa­tion confé­dé­rale, débou­chant sur un mini­mum de fédé­ra­lisme, lui per­met­tant de mettre de l’ordre dans la guerre économique.

“L’essentiel,
c’est la fabrication de l’Histoire,
pas des richesses matérielles”

Un libéralisme au service de l’Homme

Il ne sert à rien de dan­ser la danse du scalp devant le libé­ra­lisme ou de le vouer aux gémo­nies, mais il convient de le maî­tri­ser et de le mettre au ser­vice de l’Homme.

Il faut sim­ple­ment le doter d’un code moral qui le rende accep­table à la majo­ri­té des États et des femmes et des hommes. Qui recrée un peu de ver­tu et de grâce dans le sys­tème, en décli­nant l’immense désir de jus­tice et de digni­té de l’Homme du xxie siècle.

Il faut le doter d’un code éthique éta­bli par une tren­taine de sages mon­diaux connus par leur rayon­ne­ment humain, des « entre­pre­neurs d’humanité » en quelque sorte (Prix Nobel de la paix, d’économie, théo­lo­giens de toutes les reli­gions, phi­lo­sophes…), choi­sis de telle sorte que cha­cun des sept mil­liards d’habitants du monde se sente peu ou prou repré­sen­té par l’un d’entre eux. Les « tables de la loi » qui résul­te­raient de leur conclave, par leur exem­pla­ri­té, dote­raient le libé­ra­lisme des lettres de noblesse dont il manque cruel­le­ment et don­ne­raient du sens à une mon­dia­li­sa­tion en manque de repères.

Pour beau­coup, qui ne reprennent pas à leur compte la for­mule attri­buée à Mal­raux « Le xxie siècle sera reli­gieux ou ne sera pas », un code moral peut se conce­voir indé­pen­dam­ment de toute base reli­gieuse. Quoi qu’il en soit, une sagesse pour­rait se déga­ger d’une tel code éthique, libre d’ailleurs de toute tutelle reli­gieuse car résul­tant de la plu­ra­li­té reli­gieuse, sur­tout si l’on fait éga­le­ment appel à quelques Prix Nobel de la paix, grands scien­ti­fiques et phi­lo­sophes, et quelques libres pen­seurs et fer­vents par­ti­sans des droits de l’Homme.

Il ne s’agirait pas d’effectuer la syn­thèse entre éco­no­mie et morale, mais d’envisager une nou­velle façon d’appliquer la morale à l’économie afin de don­ner un nou­veau souffle à notre sys­tème éco­no­mique actuel ; et de doter l’économie de mar­ché d’un réfé­ren­tiel éthique, d’une « loi morale dans nos cœurs » irri­guant la vie en société.

Ce code « Éthique du libé­ra­lisme », sui­vi de sa très large dif­fu­sion mul­ti­lingue et mul­ti­mé­dia, don­ne­rait sa légi­ti­mi­té à un droit posi­tif uni­ver­sel. Il pour­rait rece­voir l’aval des plus hautes auto­ri­tés poli­tiques du monde.

Une fondation pour porter cette initiative

Pour pré­pa­rer ce code, l’Académie des sciences morales et poli­tiques, pré­si­dée par Ber­trand Col­lomb (60), la « Fra­ter­ni­té d’Abraham » pré­si­dée par Edmond Lisle, asso­cia­tion enga­gée dans le dia­logue inter­re­li­gieux, et moi avons créé la Fon­da­tion « Éthique et éco­no­mie », dans le but de pro­mou­voir l’analyse des rai­sons pro­fondes des dys­fonc­tion­ne­ments de l’économie et d’organiser une « ren­contre, au niveau mon­dial, de hautes per­son­na­li­tés char­gées de rédi­ger une charte sur l’éthique dans la conduite de la vie économique ».

Avec cette Fon­da­tion, nous avons consul­té des per­son­na­li­tés venues de tous hori­zons, au fil de dix-huit confé­rences d’octobre 2015 à juin 2017 : Jean-Pierre Han­sen, Père Bau­douin Roger, Blanche Segres­tin, Paul Dem­bins­ki, Jean Tirole, prix Nobel d’économie, Ser­gueï Gou­riev, Michel Cam­des­sus, Pas­cal Lamy, Haïm Kor­sia, Gaël Giraud, Naraya­na Mur­thy, Car­di­nal Bar­ba­rin, Ahmed Abba­di, SG Rabi­ta Moham­ma­dia des Oulé­mas, Suzanne Ber­ger, Angel Gur­ria, Jean Pierre Dupuy, Masa­mi Kita, Zuo Xuejin.

Sou­hai­tons qu’en 2019 une pre­mière marche vers ce code « Éthique du libé­ra­lisme » soit fran­chie ! L’essentiel, c’est la fabri­ca­tion de l’Histoire, pas des richesses matérielles.

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