Nombre d’entreprises créées chaque année en France

Une enquête sur la formation entrepreneuriale des ingénieurs

Dossier : La France a besoin d'entrepreneursMagazine N°549 Novembre 1999
Par Jacques BÉRANGER (58)

En 1998 et à la demande du secré­taire d’É­tat à l’In­dus­trie, le Conseil géné­ral des Mines et le Conseil géné­ral des tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion ont char­gé une équipe – consti­tuée de Robert Cha­bral (CNRS), Fabrice Dam­brine (Mines) et moi-même (Télé­com) – d’une étude sur le déve­lop­pe­ment des capa­ci­tés entre­pre­neu­riales dans les écoles d’in­gé­nieurs, notam­ment dans le domaine des tech­no­lo­gies inno­vantes.

L’en­quête pré­li­mi­naire sur des éta­blis­se­ments fran­çais a été com­plé­tée par un exa­men de ce qui se passe aux États-Unis et en Europe. Il en est res­sor­ti que les ingé­nieurs fran­çais sont net­te­ment moins entre­pre­neurs que la moyenne de la popu­la­tion active de leur pays et leur capa­ci­té à créer des entre­prises est un poten­tiel très sous-employé : 1 % seule­ment des ingé­nieurs fran­çais créent une entre­prise à la sor­tie de l’é­cole et les chiffres par la suite ne s’é­lèvent qu’à 7 % (Source Agence pour la créa­tion d’en­tre­prise, APCE).

L’analyse

Les obs­tacles à la créa­tion d’en­tre­prise sont nom­breux jus­qu’à présent :

  • l’o­ri­gine fami­liale des élèves est beau­coup plus sou­vent consti­tuée de fonc­tion­naires que d’entrepreneurs,
  • les ensei­gnants cher­cheurs des écoles ont majo­ri­tai­re­ment une for­ma­tion aca­dé­mique, éloi­gnée jus­qu’à aujourd’­hui de la connais­sance de la petite entreprise,
  • les labo­ra­toires de recherche des écoles ont été orien­tés essen­tiel­le­ment vers des résul­tats lar­ge­ment publiables et non vers des pos­si­bi­li­tés de créa­tion d’entreprise,
  • les écoles d’in­gé­nieurs elles-mêmes pen­saient et cer­taines pensent tou­jours que la créa­tion d’en­tre­prise est une filière mar­gi­nale pour leurs élèves, et que cela ne jus­ti­fie pas de leur part un inves­tis­se­ment propre important,
  • enfin, les grandes entre­prises s’ef­forcent d’at­ti­rer à elles les élé­ments les plus dyna­miques d’une promotion.


Ces obs­tacles existent ailleurs qu’en France, mais nous avons obser­vé que les pays les plus per­for­mants dans la créa­tion d’en­tre­prise ont mis en place des for­ma­tions adap­tées, com­plé­tées par un sou­tien pro­lon­gé aux créateurs.

Très sché­ma­ti­que­ment on peut dire, en exa­mi­nant la situa­tion à l’é­tran­ger, qu’il existe un rap­port 10 entre la France et les États-Unis dans les ratios concer­nant la créa­tion des entre­prises tech­no­lo­giques inno­vantes et un rap­port 2 avec cer­tains pays voi­sins en par­ti­cu­lier dans le domaine de l’en­sei­gne­ment supérieur.

Cet écart est à rap­pro­cher des moyens finan­ciers mis en œuvre et de l’an­cien­ne­té des struc­tures d’aide à la créa­tion d’en­tre­prise dans ces pays. C’est pour­quoi en nous ins­pi­rant d’ex­pé­riences étran­gères, mais aus­si des réa­li­sa­tions fran­çaises déjà signi­fi­ca­tives, nous avons pu faire quelques recom­man­da­tions très concrètes.

Per­sonne n’o­se­ra contes­ter la rela­tion de cause à effet entre l’ef­fort de for­ma­tion et sou­tien, et le nombre des créa­tions d’en­tre­prises. Ce serait cou­rir le risque de faire prendre à notre pays un gros retard dans les domaines de la tech­no­lo­gie, de l’emploi, et du dyna­misme indus­triel ; cela serait par­ti­cu­liè­re­ment cru­cial dans la branche des NTIC.

Heu­reu­se­ment, nous per­ce­vons depuis peu le réveil de l’o­pi­nion publique, et des atti­tudes plus posi­tives à l’é­gard de l’en­tre­pre­neur se manifestent.

En dehors de la créa­tion d’en­tre­prise pro­pre­ment dite, les per­for­mances sont plus dif­fi­ci­le­ment com­pa­rables, mais il est mani­feste que les ini­tia­tives deman­dées à l’in­gé­nieur, même dans les grandes entre­prises et les admi­nis­tra­tions, se rap­prochent de plus en plus de celles du créa­teur de PMI notam­ment du fait de l’é­vo­lu­tion de leur orga­ni­sa­tion interne et de leur envi­ron­ne­ment, par exemple :

  • prendre le risque d’in­no­ver dans les pro­duits, les pro­cé­dés et les méthodes,

  • réagir rapi­de­ment aux muta­tions externes (mar­chés, tech­niques…) et sai­sir les opportunités,
  • faire la syn­thèse des aspects tech­niques, com­mer­ciaux, juri­diques, socio­lo­giques, en tant que diri­geant de petites entités,
  • sans par­ler de la néces­si­té pour chaque citoyen de construire sa propre tra­jec­toire pro­fes­sion­nelle et sou­vent de créer son propre emploi.

Dès lors, l’en­sei­gne­ment supé­rieur peut et doit créer les condi­tions favo­rables à l’é­mer­gence de nou­veaux entre­pre­neurs et à l’é­clo­sion de nou­veaux pro­jets, en par­ti­cu­lier du fait de ses nom­breux laboratoires.

Ce fai­sant il s’ef­force de s’at­ta­cher au concept plus large de la « créa­tion d’activités ».

De la sorte, les écoles d’in­gé­nieurs, qui favo­risent la créa­tion d’en­tre­prise par leurs for­ma­tions et leur sou­tien actif, sont cer­taines de déve­lop­per des capa­ci­tés de pre­mière impor­tance dans de nom­breux types de carrière.

Nos recommandations

Elles portent sur la mise en place d’en­sei­gne­ments don­nant prio­ri­té aux pro­jets péda­go­giques qui favo­risent la créa­tion d’en­tre­prise, tant par leur conte­nu que par leur capa­ci­té à déve­lop­per la créativité.

Le suc­cès de cet ensei­gne­ment ne sera effec­tif que si l’en­semble des acteurs des grandes écoles et des admi­nis­tra­tions ins­tallent cette prio­ri­té au cœur de leur démarche.

Les efforts doivent por­ter, selon nous, sur :

  • les pro­grammes d’en­sei­gne­ment, com­por­tant très tôt dans un tronc com­mun une part d’in­ci­ta­tion et une part de for­ma­tion, puis une filière option­nelle d’ap­pro­fon­dis­se­ment pour les élèves les plus intéressés,
  • la péda­go­gie, très orien­tée vers la for­ma­tion-action, le tuto­rat interne ou externe et l’é­tude de pro­jets com­plets de créa­tion d’entreprise,
  • le recru­te­ment et la mobi­li­sa­tion du corps ensei­gnant et sur l’é­tat d’es­prit des diri­geants mêmes de l’école,
  • l’ap­port de condi­tions d’ac­cueil et de sou­tien à la créa­tion d’en­tre­prise, par des actions trans­ver­sales, sus­ci­tant un véri­table chan­ge­ment culturel.


Ce sché­ma néces­site une réflexion en pro­fon­deur et un très grand prag­ma­tisme dans la mise en œuvre, vu son carac­tère encore expérimental.

La péda­go­gie à mettre en place récla­me­ra des moyens spé­ci­fiques et un long temps de pré­pa­ra­tion de la part de l’en­ca­dre­ment et des ensei­gnants chercheurs.

Chaque école devra trou­ver son che­min entre le « tout par nous-mêmes » – qui, dans le contexte actuel des grands écoles et de leur envi­ron­ne­ment, ne pour­rait conduire qu’à l’é­chec – et le « tout par les autres » qui vide­rait l’é­cole de son sens, l’empêchant de res­ter un pôle de com­pé­tences et de gar­der elle-même l’es­prit entrepreneurial.

Un par­te­na­riat ou plu­tôt des par­te­na­riats et une orga­ni­sa­tion en réseau (par exemple, entre écoles d’in­gé­nieurs et écoles de com­merce), bien que tou­jours déli­cats à construire et à pour­suivre avec suc­cès, devraient per­mettre d’op­ti­mi­ser les moyens.

La mise en œuvre

Les conclu­sions de ce rap­port ont com­men­cé à être appli­quées confor­mé­ment à la Charte de qua­li­té récem­ment éla­bo­rée par le Secré­ta­riat d’É­tat à l’Industrie.

Au premier plan, face à la mer, l’ENST-Bretagne (technopole Brest Iroise).
Au pre­mier plan, face à la mer, l’ENST-Bretagne
(tech­no­pole Brest Iroise).

Ain­si, au sein du groupe des écoles de télé­com­mu­ni­ca­tions (CGET), l’ENST, l’ENST Bre­tagne, l’INT (Mana­ge­ment et Tele­com), aux­quelles sont asso­ciées l’E­NIC et EUROCOM, mettent en place :

  • une sen­si­bi­li­sa­tion et une inci­ta­tion à la créa­tion, pour tous les élèves en pre­mière année de for­ma­tion initiale,
  • une filière spé­cia­li­sée « entre­pre­neur », éven­tuel­le­ment sous forme d’UV, pour 10 à 20 % des élèves en deuxième ou troi­sième année,
  • un incu­ba­teur interne proche des labo­ra­toires dans chaque école. Y sont déjà pré­sents glo­ba­le­ment une quin­zaine de por­teurs de pro­jet, issus de ces éta­blis­se­ments et, espé­rons-le, ce nombre pour­rait croître rapidement.


Déjà des élèves ou des anciens élèves de ces écoles ont rem­por­té cette année des pre­miers prix dans plu­sieurs grands concours natio­naux à la créa­tion d’entreprise.

Cet amor­çage, ces pre­mières actions et ces résul­tats encou­ra­geants ne doivent cepen­dant pas faire oublier qu’il s’a­git d’une trans­for­ma­tion en pro­fon­deur des écoles.

Une dizaine d’an­nées seront néces­saires pour mesu­rer les résul­tats et s’as­su­rer qu’ils sont durables. C’est le délai mini­mum auquel il faut s’at­tendre pour des réformes ayant un cer­tain niveau d’am­bi­tion. S’il en résulte un renou­veau très signi­fi­ca­tif de la créa­tion d’en­tre­prise dans les NTIC, la preuve sera faite qu’il est pos­sible en France que l’en­sei­gne­ment supé­rieur apporte une contri­bu­tion active aux néces­si­tés de l’é­co­no­mie et à son développement.

Les conditions de réalisation à respecter

Dans la conduite des incu­ba­teurs, une vigi­lance par­ti­cu­lière me paraît cepen­dant néces­saire sur les points suivants :

  • la déli­mi­ta­tion, sans déra­page, des inté­rêts publics et pri­vés, en par­ti­cu­lier quant aux finan­ce­ments et à leur emploi,
  • la per­cep­tion claire des enjeux tech­no­lo­giques et capi­ta­lis­tiques liés aux créa­tions d’en­tre­prises, afin que les inté­rêts natio­naux soient tou­jours respectés,
  • un juste équi­libre, de la part de l’é­cole, entre un éveil du goût du risque et le res­pect des choix individuels,
  • la sau­ve­garde de la confi­den­tia­li­té concer­nant les pro­jets de créa­tions et la pro­tec­tion juri­dique de la pro­prié­té, dans un contexte où le fac­teur temps est primordial,
  • la pro­gres­si­vi­té dans le sou­tien aux créa­tions d’en­tre­prises pour évi­ter la pro­li­fé­ra­tion des pro­jets insuf­fi­sam­ment maî­tri­sés, des concours et des incu­ba­teurs trop coû­teux, les pertes d’éner­gie, d’argent, ou pire de moti­va­tion dues à des déceptions.


Il ne faut pas oublier non plus que cer­tains pro­blèmes d’ordre géné­ral liés à la créa­tion d’en­tre­prise ne sont pas encore réglés :

  • le sta­tut du jeune entre­pre­neur, qui n’est ni étu­diant ni salarié,
  • le capi­tal d’a­mor­çage qui reste dif­fi­cile à trou­ver pour les petits projets,
  • les cri­tères de ren­ta­bi­li­té de l’in­ves­tis­se­ment public, en par­ti­cu­lier dans les incu­ba­teurs, cri­tères qui réclament vrai­sem­bla­ble­ment la prise en compte des retom­bées tech­no­lo­giques et éco­no­miques de la créa­tion d’en­tre­prise à très long terme.

 
En défi­ni­tive le rap­port invite les écoles d’in­gé­nieurs à lan­cer des réflexions et des expé­riences sur plu­sieurs points clés :

  • les cri­tères de recru­te­ment des élèves,
  • l’é­vo­lu­tion des ensei­gne­ments et l’ac­qui­si­tion d’une com­pé­tence péda­go­gique spécifique,
  • le déve­lop­pe­ment de la créativité,
  • la consti­tu­tion de réseaux pour atteindre les tailles cri­tiques nécessaires.

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