Une décennie d’éveil à la « permafinance »

La finance est plus éloignée du monde sensible que d’autres activités, mais on constate l’émergence d’une prise de conscience de ses impacts environnementaux dans le public et parmi les professionnels. Les outils de mesure en la matière se multiplient, au risque d’une certaine confusion. La finance verte n’en progresse pas moins, sous la pression des différents acteurs. On voit pointer ce que pourrait être une « permafinance », au service d’une économie durable et soutenable, donc permanente.
La finance est, par construction, plus éloignée du monde réel que d’autres acteurs économiques. La finance verte, qu’il convient de définir, progresse, notamment en France et en Europe, et s’éveille à la durabilité sur le fond et la forme. Cet article distingue ce qui a changé de ce qui n’a pas changé depuis une décennie et propose des pistes pour développer ce que pourrait être une permafinance intégrant réellement nos enjeux écologiques.
Une nécessaire prise de conscience
Le développement durable est devenu un oxymore, face à l’impossibilité physique de croître indéfiniment à la surface de notre belle planète bleue. En 1931, Paul Valéry écrivait : « Le temps du monde fini commence. » Nous y sommes : la crise environnementale n’est pas une crise, mais un nouvel état du monde. Au fils des ans, j’ai réalisé que mes années passées, en tant qu’industriel, du côté des rejets liquides et solides de nos sociétés m’avaient aidé à mieux appréhender cette réalité. Pour ceux qui n’ont pas eu cette chance, appréhender les impacts environnementaux est difficile, notamment parce qu’ils nous sont invisibles.
Nous ne voyons jamais les gaz à effet de serre que nous émettons, nous ne voyons qu’une infime partie des 63 kg par jour de matières premières (minérales, métalliques, énergétiques et agricoles) et des 3,8 m3 par jour d’eau douce nécessaires pour fabriquer et fournir les produits, les services et les infrastructures dont nous jouissons. Tout aussi invisibles sont les graves corollaires de ces flux : produits toxiques, polluants éternels, perturbateurs endocriniens, intrants azotés, microplastiques…
La finance : une position spécifique « loin du sol »
La finance a une spécificité de plus à gérer. Un produit financier est un agrégat de titres plus ou moins complexe. Dans les cas simples, hors produits dérivés, ce sont des portefeuilles d’actions ou de dettes et des indices boursiers comme le CAC 40. Ces produits sont possédés par des asset owners ou investisseurs et gérés par des asset managers. Les particuliers, qui sont aussi des investisseurs dès qu’ils sont épargnants, ont accès à ces produits par leurs banques, leurs fournisseurs d’assurance-vie et autres distributeurs, ce qui rajoute un ou deux intermédiaires. Comme illustré dans le schéma simplifié ci-contre, un acteur financier aura des millions à des dizaines de milliards de données à agréger pour capturer et refléter l’impact environnemental de ce qu’il a en portefeuille car, entre lui et les impacts réels sur la nature, il y a au moins sept étages d’agrégation.
Ainsi l’éloignement entre le monde « où l’on vit » et le monde « dont l’on vit », si bien décrit par Bruno Latour, s’amplifie dans le monde de la finance, qui est encore plus éloigné que les entreprises des interactions physiques, chimiques et biologiques avec la nature, et plus éloigné de la moyenne des citoyens, car plus riche, plus urbain et socialement mieux protégé. Loin des yeux loin du cœur… La finance arrive-t-elle à agréger ces impacts pour en tenir compte ? Pour certains acteurs, la réponse commence à être plutôt oui, mais pour l’immense majorité la réponse est plutôt non et la phrase la plus souvent entendue dans les colloques et autres conférences sur le sujet est l’incontournable : « Nous n’avons pas encore les données. »

L’éveil : ce qui a changé
Depuis dix ans, la stabilité du fonctionnement des écosystèmes s’est clairement dégradée et les records de température ou les phénomènes météorologiques extrêmes sont passés de plutôt rares à très fréquents. La prise de conscience écologique dans la finance a progressé, à coups de recrutement, de formation et d’engagement, et s’est aussi accompagnée d’une montée en puissance du greenwashing à la fois en quantité et en sophistication : en témoignent la profusion d’ambitions trompeuses « net zéro » en matière de carbone et l’hétérogénéité de la qualité des plans de transition climatique. En parallèle, l’acceptation de ce même greenwashing a baissé sous l’effet conjugué des régulateurs et des vigies que sont les ONG et les associations d’épargnants ou d’investisseurs, les médias indépendants comme Novethic et les institutions prescriptrices comme l’Ademe.
En Europe et particulièrement en France, l’intégration de « l’extra-financier » ou ESG, pour environnement, social, gouvernance, est devenue incontournable et la demande de produits verts s’est accentuée, l’offre s’est étoffée et les règles du jeu ont commencé à changer (réglementations et référentiels volontaires) même hors d’Europe (Accord de Paris sur le climat, Accord de Kunming-Montréal sur la biodiversité, Taskforce on Climate Related Financial Disclosures, TCFD et TNFD, idem avec Nature).
Concrètement de nouveaux outils sont apparus et ont commencé à être utilisés de gré, comme le label Greenfin, France finance verte, la démarche mondiale Science Based Targets initiative (SBTi) ou la métrique collaborative open source Net Environmental Contribution (NEC), ou de force, comme le paquet réglementaire de l’UE sur la finance durable, accompagné de son lot de critiques et de son bouquet de sigles (CSRD pour Corporate Sustainability Reporting Directive, SFDR pour Sustainable Finance Disclosure Regulation, PAB pour Paris-Aligned Benchmark) et de sa taxonomie verte.
Le printemps florissant de la finance verte
Cette vague centrée sur l’UE a généré une jungle d’indicateurs, de données et d’approches, qui peut donner le vertige. Pour illustrer la diversité des voies existantes pour rendre des comptes, trois outils opérationnels parmi les plus aboutis sont présentés en page .
Comparons ces outils sur un même objet : le fameux CAC 40, indice des 40 plus grandes capitalisations de la Bourse de Paris-Euronext (composition du 1er septembre 2024 et sur la base des informations publiées sur l’exercice 2023). La taxonomie de l’UE qualifie de vert 5 % du chiffre d’affaires agrégé du CAC 40. L’entreprise la plus verte est Unibail-Rodamco-Westfield, URW, exploitant de centres commerciaux avec 50 % de CA 2023 alignés au titre du critère d’atténuation du changement climatique de l’activité « acquisition et propriété de bâtiments ». Le fait que les centres commerciaux puissent participer à la surconsommation n’est pas pris en compte ici, car seule la performance énergétique des bâtiments intervient, pas leur finalité.
“Il faut bien comprendre ce que chaque outil permet de dire.”
La Net Environmental Contribution délivre une information beaucoup plus discriminante, intégrant la finalité et classant les composantes du CAC 40 sur son échelle granulaire de ‑100 % à +100 % : de gauche à droite, 100 nuances de brun (rouge sur le visuel) jusqu’au 0 % qui correspond à la moyenne mondiale des impacts environnementaux, et 100 nuances de vert. Le CAC 40 affiche beaucoup plus de composantes brunes que de vertes et ressort en moyenne dans le gris-brun avec une NEC à ‑6 % : cela signifie qu’il regroupe des activités économiques qui ont plus d’impacts environnementaux négatifs que la moyenne mondiale de l’économie. L’entreprise la plus verte est ici Veolia avec une NEC de +47 %.
SBTi ne répond pas à la question de savoir ce qui est vert ou brun dans l’activité actuelle d’une entreprise, mais qualifie ses promesses selon leur compatibilité avec des trajectoires de réduction d’émissions de gaz à effet de serre. À l’aune des méthodes sectorielles de SBTi, deux tiers du poids du CAC 40 promet de s’aligner avec des trajectoires compatibles avec une hausse de la température moyenne mondiale limitée à 1,5 °C en 2100 par rapport à l’ère préindustrielle et 80 % à 2 °C ou moins. Enfin, la première entreprise à « s’aligner 1,5 °C » est LVMH (luxe et boissons) avec un alignement dès 2026.
Ainsi les réponses de chaque approche divergent et chacune a un champion bien différent : URW, Veolia ou LVMH. Cette étude de cas montre que le choix des outils est crucial et qu’il faut rester vigilant et bien comprendre ce que chaque outil permet de dire.

Les attentes légitimes
Depuis dix ans, beaucoup de constats restent les mêmes quand ils ne s’aggravent pas et l’aphorisme de Raymond Aron « l’ignorance et la bêtise sont des facteurs considérables de l’histoire » reste d’actualité. La première attente légitime est le défi transversal de formation pour faire monter en compétence les acteurs de cette longue chaîne de valeur. Cela évite aussi de se mentir, par exemple en mélangeant impacts réels et fantasmés ou actifs réels et actifs financiers. Cette éducation nécessite parfois de se débarrasser de croyances et de raccourcis toxiques, comme « l’ESG nuit à la performance financière » ou « l’environnement et le climat, c’est pareil ». Les autres leviers légitimes d’écologisation se regroupent, comme pour toute activité économique, en trois types : la demande, l’offre et les règles du jeu.
Le pouvoir du client, épargnant ou investisseur
Le pouvoir de la demande est le plus rapide à mobiliser. Il consiste à placer son argent autrement et selon ses critères propres. Il est sous-utilisé, en particulier chez les épargnants, qui n’ont pas l’envie ou la connaissance pour se sentir capables de prendre la main sur leur épargne face à la jungle des enveloppes fiscales et des intermédiaires qui gravitent autour de leurs PEA, PEE, Perco, assurance-vie ou autre. La demande de produits de finance durable s’est clairement accrue cette dernière décennie, en particulier pour les investisseurs professionnels. Chez les épargnants, où « un Français sur deux déclare accorder une place importante aux impacts environnementaux et sociaux dans leurs décisions de placement » d’après le dernier sondage Ifop pour le Forum pour l’investissement responsable, cette demande reste insuffisamment satisfaite, ce qui nous amène au second point.
Le pouvoir des acteurs financiers
L’offre de produits « responsables » ou « verts » a explosé jusqu’à atteindre des excès dont nous revenons partiellement, les régulateurs ayant mis des garde-fous sur les appellations et les déclarations. Alors que certains acteurs ont cédé aux sirènes du greenwashing, d’autres ont créé de nouveaux produits et des outils de transparence, comme la NEC ou comme le label français Greenfin, géré par le ministère de l’Écologie. En 2025, ce label, bien qu’encore insuffisamment promu et connu, couvre une centaine de fonds et plus de 30 milliards d’euros : il a bel et bien commencé à faciliter l’accès des épargnants à une offre verte sérieuse et auditée.

Le pouvoir des politiques, des citoyens et des lobbys
La finance est au service de l’économie : elle investit dans ce qui lui semble profitable ou solvable et elle recherche la croissance et la rentabilité, les deux premiers facteurs de la valorisation financière. Changer les règles effectives du jeu économique est le levier le plus puissant mais souvent le plus lent à mettre en œuvre et le plus tardif. L’UE et la France ont beaucoup œuvré pour la transparence dans la finance depuis une décennie, avec des premiers résultats récents ou encore à venir, mais elles n’ont pas suffisamment travaillé sur les règles du jeu du commerce mondial, dont l’équation reste inéquitable et surpolluante. Depuis une décennie, sous l’action conjointe de ces leviers, la finance verte a donc progressé, mais la dynamique s’est récemment ralentie et on observe des réflexes de retour au « bon vieux temps », où l’« extra-financier » était à sa place : en dehors de la finance !
De l’éveil à la professionnalisation
Je ne sais pas si le printemps de la finance verte sera suivi d’un été meurtrier, mais les faits sont têtus et, dans un monde où les risques physiques et de transition s’aggravent, les ignorer ne semble pas être la meilleure idée. Le professionnalisme dicte de les considérer comme matériels et le pragmatisme comme des moyens d’identifier des opportunités. Ainsi, en utilisant tous les leviers existants avec un discernement écologique affûté, soutenu par des outils robustes, des moyens et une forte dose de bon sens, nous pouvons clairement passer de l’éveil à la pleine conscience et à la satisfaction d’être plus alignés, loin de nos dissonances cognitives actuelles. Cette finance, que je qualifierais volontiers de permafinance, en écho à la permaéconomie, terme dérivé de la permaculture, pour permanent agriculture, pourrait ressembler à ce qui suit.
« Une finance adaptée au changement climatique, donc plus proche des écosystèmes, éminemment locaux et socles de résilience des territoires. »
Ce serait tout d’abord une finance adaptée au changement climatique, donc plus proche des écosystèmes, éminemment locaux et socles de résilience des territoires, et nécessaire à la survie de beaucoup d’activités. Mais ce serait aussi une finance de proximité, en circuit plus court, à l’instar du crowdfunding de projets locaux d’énergies renouvelables ou de la microfinance pour les entrepreneurs pauvres et complétée par de la philanthropie environnementale, par exemple via le 1 % pour la Planète. Ce serait enfin une finance des actifs dits réels, comme les bâtiments, le foncier agricole et forestier, les infrastructures, et au service des entités réelles les plus connectées à ces actifs réels : les agriculteurs, les entreprises, et en particulier les PME, les collectivités, les associations et, bien sûr, les citoyens.
Une préférence serait organisée et incitative pour les projets, activités et biens les plus utiles à notre société et les plus régénératifs pour la nature, avec des taux et des ratios favorables qui nécessitent des outils et référentiels robustes et mieux connectés entre eux, comme le fait actuellement le label Greenfin en s’interfaçant à la taxonomie de l’UE, ou la nouvelle version de la NEC en intégrant encore plus de certifications environnementales. Enfin, ce serait une finance plus transparente, plus lisible et plus audacieuse sur ce qu’elle finance et ne finance pas, car il n’y a pas de sens à financer l’inutile ou le clairement nuisible.
Nous en sommes à la fois très loin et assez près, car des graines de cette permafinance au service d’une économie durable et soutenable, donc permanente, sont déjà là.