ingénieurs des Mines

Un pouvoir d’influence plutôt que de contrainte

Dossier : Le Bicentenaire des MinesMagazine N°661 Janvier 2011
Par Christian MARBACH (56)

Le Col­loque his­torique qui s’est tenu en octo­bre dernier a bal­ayé le spec­tre des activ­ités dans lesquelles le corps des Mines s’est trou­vé impliqué. Ce corps a su con­serv­er son pou­voir d’in­flu­ence jusqu’à aujour­d’hui. Cette ” élite intel­lectuelle et admin­is­tra­tive “, comme la qual­i­fie un des organ­isa­teurs du Col­loque, Bruno Bel­hoste, qui n’est pas ingénieur des Mines, con­stitue une spé­ci­ficité remar­quable de notre pays et un atout pour l’avenir de notre industrie.

L’his­toire du corps des Mines, comme insti­tu­tion et comme rassem­ble­ment de per­son­nages ayant joué, indi­vidu­elle­ment ou col­lec­tive­ment, des rôles émi­nents dans l’his­toire de la France, de ses sci­ences et de ses indus­tries, a déjà été abordée.

“Il faut spécialement mentionner les travaux de l’Institut d’histoire de l’industrie.”

Beau­coup des inter­venants du Col­loque his­torique d’oc­to­bre 2010 ont rap­pelé les travaux, trop sou­vent dithyra­m­biques, de L. Aguil­lon dans le Livre du Cen­te­naire (vers 1894), ou plus récem­ment, ceux d’An­dré Thépot, dans Les ingénieurs des Mines, his­toire d’un corps tech­nique d’É­tat (1998), qui sut ori­en­ter les études de nom­breux jeunes chercheurs sur cette population.


REPÈRES

Le corps des Mines a été fondé pen­dant la Révo­lu­tion française et ses mis­sions ont été cod­i­fiées en 1810. Il faut remon­ter plus loin encore, sous l’An­cien Régime, pour retrou­ver les orig­ines du corps, avec la créa­tion d’un départe­ment min­istériel pour les Mines en 1769 et la créa­tion d’une pre­mière école des Mines en 1783. Il est indis­pens­able de sig­naler la qual­ité excep­tion­nelle de la banque de don­nées des Annales des Mines au con­tenu super­visé avec dévoue­ment et brio par Robert Mahl (63). Grâce à lui, l’in­ter­naute pour­ra trou­ver des élé­ments biographiques sur d’in­nom­brables ingénieurs des Mines, comme sur les insti­tu­tions afférentes.


La Sabix comme La Jaune et la Rouge ont sou­vent pro­posé des papiers bien doc­u­men­tés sur des ingénieurs des Mines, et ren­du compte des biogra­phies ou auto­bi­ogra­phies les con­cer­nant, par exem­ple sur Roger Mar­tin, Jacques Lesourne, Robert Dautray.

Dans ce reg­istre il faut aus­si, tout spé­ciale­ment, men­tion­ner les travaux — col­lo­ques et pub­li­ca­tion de leurs Actes — que l’In­sti­tut d’his­toire de l’in­dus­trie, ani­mé par Chris­t­ian Stof­faës (66), a effec­tués sur les excep­tion­nels des­tins de Pierre Guil­lau­mat ou Georges Besse.

Du bon usage des historiens

Pierre Guil­lau­mat et Georges Besse

Les organ­isa­teurs ont tenu à associ­er à leurs travaux des his­to­riens incon­testa­bles dans le domaine cou­vert : des his­to­riens de l’in­dus­trie, des sci­ences, de l’é­conomie, ou des rela­tions entre les entre­pris­es et l’É­tat. Citons Anne-Françoise Garçon, Bruno Bel­hoste, et aus­si, pour le col­loque Télé­com­mu­ni­ca­tions, Pas­cal Griset et Éric Godelier.

Ces per­son­nal­ités ont su définir ou ani­mer des chapitres de l’his­toire du corps, mais aus­si repér­er des mémoires écrits sur ces sujets ou deman­der à leurs étu­di­ants d’y tra­vailler. Évidem­ment atten­tifs aux grands domaines d’ac­tiv­ité du corps, ils ont cepen­dant su renou­vel­er la liste des per­son­nal­ités étudiées.

Ain­si, le col­loque n’a-t-il pas apporté de points de vue nou­veaux sur Michel Cheva­lier ou Louis Armand, mais il a su rap­pel­er, par exem­ple, ce qu’é­taient les belles fig­ures d’Arthur Fontaine, Paul Weiss, Fer­nand Blondel, ou encore nuancer celle d’un Hen­ry Le Chate­lier, grand savant saisi par la débauche d’un ratio­nal­isme exac­er­bé et l’ap­pli­quant sans nuances à l’or­gan­i­sa­tion du travail.

Les affiches

Lors des dif­férents col­lo­ques, comme à d’autres occa­sions (dont les Journées du pat­ri­moine), les organ­isa­teurs du bicen­te­naire ont util­isé des affich­es présen­tant les por­traits d’ingénieurs du corps des Mines par­ti­c­ulière­ment célèbres (tout naturelle­ment il faut ici enten­dre le corps au sens élar­gi). La liste des per­son­nages retenus est intéres­sante, comme le style de ces posters.

Une trentaine d’exposés

Le Col­loque his­torique a été répar­ti sur qua­tre demi-journées, aux titres suiv­ants : sci­ences et dif­fu­sion du savoir ; inno­va­tion et indus­tri­al­i­sa­tion ; sécu­rité et envi­ron­nement ; ressources énergé­tiques et minérales.

Cha­cune de ces séances a con­tenu des présen­ta­tions his­toriques un peu glob­ales (par exem­ple, les ingénieurs des Mines et la pro­tec­tion sociale des ouvri­ers des mines), ou l’évo­ca­tion de car­rières individuelles.


Entre passé et présent

Il faut soulign­er que les préoc­cu­pa­tions his­toriques n’ont jamais été absentes des autres col­lo­ques, et que les allers-retours entre le passé et le présent ont été un des points forts et éclairants du bicentenaire.
Ain­si, le Col­loque sur la poli­tique indus­trielle, le col­loque final, dont on trou­vera un compte ren­du rapi­de par ailleurs, a‑t-il débuté par une évo­ca­tion audio­vi­suelle de cita­tions, notam­ment sur les doc­trines saint-simoni­ennes, portées par de nom­breux X et Corpsards.


Et cha­cune a été encadrée par une présen­ta­tion plutôt his­torique et un essai de réac­tion ou de syn­thèse, plus sou­vent don­né par un ingénieur des Mines fam­i­li­er à la fois du domaine cou­vert et de son évo­lu­tion his­torique (ne serait-ce que sur les cinquante dernières années). L’ensem­ble a donc don­né lieu à une trentaine d’ex­posés, qui seront repris dans des Actes dont la pub­li­ca­tion est prévue.

Des discussions inévitables et utiles

Les Français aiment beau­coup les bicen­te­naires, mais les cri­tiquent sans arrêt.

Les reproches qu’on leur fait sont d’ailleurs con­tra­dic­toires. En voici quelques exem­ples : vous avez encore le nez dans le rétro­viseur, his­toire de vous con­sol­er de vos sot­tis­es présentes en admi­rant votre gloire passée. Vous allez enjo­liv­er le passé pour vous faire plus beau et qu’on vous admire davan­tage aujourd’hui.

“Le Colloque a su renouveler la liste des personnalités étudiées.”

L’ac­cent que vous avez mis sur cet aspect est erroné ; même mal­hon­nête ; ce n’est pas éton­nant compte tenu du con­seiller que vous avez choisi, farouche­ment anti­gaulliste (vari­ante : d’un anti­com­mu­nisme pri­maire). Ou encore, vari­ante plus dis­tin­guée : tout le monde sait bien que vous avez fait exprès de ne pas par­ler de tel sujet, ou de tel per­son­nage, ou de ne don­ner la parole qu’aux his­to­riens d’une cer­taine école (événe­men­tielle, sociale, patati, pata­ta), évidem­ment de ne pas don­ner votre bib­li­ogra­phie ; de faire du copi­er-coller ; de faire appel à des thésards qui n’ont pas ter­miné leur tra­vail ; ou encore de faire appel à un acteur dont le seul souci est de jus­ti­fi­er les déci­sions qu’il a pris­es il y a trente ans.

Notre col­loque a‑t-il été l’oc­ca­sion de tels échanges ? Pas aus­si car­i­cat­u­raux, mais cer­taines ques­tions ont pu inter­peller. Ain­si, dans le domaine sci­en­tifique, le corps aurait pro­duit des savants excep­tion­nels dans la pre­mière moitié du XIXe, mais ensuite, disette.

Erreur, diront les con­tra­dicteurs, vous oubliez les sci­ences économiques et sociales (Mau­rice Allais est décédé pen­dant les semaines des com­mé­mora­tions du bicen­te­naire), et Hen­ri Poin­caré, et plus près de nous dans le domaine nucléaire, Bloch ou Messiah.

Un rôle majeur

Quelques résul­tats se déga­gent du Col­loque his­torique. Une réaf­fir­ma­tion de cer­taines lignes de force : la place de la sci­ence et de l’en­seigne­ment ; l’at­ten­tion portée au sous-sol pour le con­naître, le met­tre en carte, l’ex­ploiter ; l’im­pact du saint-simonisme, sous la forme de la pri­or­ité affichée pour l’in­dus­trie ; l’at­ten­tion portée à l’en­vi­ron­nement indus­triel ; et évidem­ment le rôle majeur joué par les ingénieurs du corps dans cer­tains secteurs comme les chemins de fer, le pét­role, le nucléaire.


L’engagement politique

Ques­tion : Avec le sous-enten­du d’ex­cel­lence qu’ap­porte votre méth­ode de sélec­tion, vous fab­riquez des indi­vidus telle­ment rationnels qu’ils sont inca­pables de recon­naître qu’ils peu­vent se tromper : ain­si Bich­e­lonne, met­tant son intel­li­gence au ser­vice de l’É­tat français de Pétain et donc de la col­lab­o­ra­tion la plus honteuse.
Réponse : Certes, le corps d’au­jour­d’hui n’est pas fier de compter un Bich­e­lonne dans ses anciens, et il ne suf­fit pas pour se jus­ti­fi­er de rap­pel­er qu’il compte aus­si dans ses rangs un Armand, un Malavoy ou un Saunal. Aus­si, prenons la déci­sion de tra­vailler sere­ine­ment sur l’his­toire du corps pen­dant la Sec­onde Guerre mondiale.


Une meilleure appré­ci­a­tion de cer­taines dialec­tiques comme les rela­tions sci­ence-indus­trie. D’abord pour une bonne val­ori­sa­tion des sci­ences (les corp­sards ont sou­vent été des savants-ingénieurs), mais aus­si dans le cadre de rela­tions décom­plexées entre pub­lic et privé (que d’ingénieurs du corps tra­vail­lant en même temps pour l’ad­min­is­tra­tion et, comme con­seil, pour des entreprises !).

“Ne pas oublier les sciences économiques et sociales.”

L’analyse du para­doxe appar­ent dû à la coex­is­tence des tra­di­tions de con­trôle et de l’aide apportée aux com­porte­ments de dépol­lu­tion et une mise en lumière neuve de rôles impor­tants en matière sociale, qui sont assez oubliés dans la mémoire col­lec­tive du corps et de ses spec­ta­teurs depuis la fin des mines en France, dans la mesure où le rôle essen­tiel et tra­di­tion­nel du corps, inspecteur du tra­vail désigné par le statut du mineur, a pra­tique­ment dis­paru avec les mines en France : mais saviezvous qu’Arthur Fontaine a joué un rôle majeur dans la créa­tion du Bureau inter­na­tion­al du travail ?


Arthur Fontaine et le BIT

Arthur Fontaine (1880) fut admis dans le corps des Mines, et dès sa sco­lar­ité et ses voy­ages d’é­tudes à l’é­tranger, se pas­sion­na pour l’austère labeur ouvri­er. Aus­si, après son ser­vice ordi­naire dans le Pas-de-Calais fut-il rat­taché à l’Of­fice du tra­vail à peine créé. Il y dévelop­pa grâce à ses com­pé­tences sta­tis­tiques une véri­ta­ble banque de don­nées sur le tra­vail, la durée du tra­vail, les pop­u­la­tions ouvrières sans oubli­er le cas par­ti­c­uli­er des femmes et des enfants, les retraites, les acci­dents du tra­vail, et il le fit en con­tact per­ma­nent avec le patronat et les syn­di­cats ouvriers.
Cette activ­ité per­me­t­tant la réu­nion d’une doc­u­men­ta­tion incon­testée et la réal­i­sa­tion d’en­quêtes sur les acci­dents ou les con­flits le con­duisit simul­tané­ment à oeu­vr­er pour la pré­pa­ra­tion de textes lég­is­lat­ifs et régle­men­taires, tâche qu’il pour­suiv­it à la tête de la Direc­tion du travail.
Il con­sen­tit de gros efforts pour rap­procher les points de vue et les règle­ments des États européens en matière de tra­vail ouvri­er. Démar­rée avant la guerre, cette activ­ité inter­na­tionale reprit en 1918, pour aboutir dès 1919 à la créa­tion du Bureau inter­na­tion­al du tra­vail dont Fontaine fut le pre­mier président.
Arthur Fontaine fut aus­si un act­if mécène des let­tres et des arts.


Les ” Mines Colo”

Le Col­loque his­torique don­na l’oc­ca­sion de revenir, trop briève­ment sans doute, sur le rôle que les ingénieurs des Mines ont joué dans les colonies. Dans la mesure où l’ob­jec­tif affiché de la coloni­sa­tion de ces ter­ri­toires était le développe­ment, donc en par­ti­c­uli­er la con­nais­sance et l’ex­ploita­tion des ressources naturelles, les ingénieurs des Mines ont été appelés à la mise en oeu­vre de tâch­es de car­togra­phie (notam­ment géologique : une de leurs grandes tra­di­tions depuis Élie de Beau­mont), d’or­gan­i­sa­tion juridique (encore aujour­d’hui, le code minier est en vigueur dans de nom­breux pays qui ont con­nu l’in­flu­ence française), de recherch­es et d’ex­ploita­tions pétrolières et minérales.


Mon­u­ment à Eyguières en l’hon­neur de Jules Roche.

Des colos remarquables

Jules Roche (1872) par­tic­i­pa aux deux mis­sions Flat­ters qui avaient l’am­bi­tion de définir le tracé du chemin de fer transsa­harien. Il fut mas­sacré aux côtés de Flat­ters en 1881.
Fer­nand Blondel (13), que le col­loque étu­dia, per­suadé que le con­ti­nent africain con­te­nait des ressources minérales impor­tantes sut y met­tre en place un ser­vice des Mines effi­cace. Avec son cama­rade Jean Malavoy (21), il s’ef­força de pro­fes­sion­nalis­er la recherche géologique tout en faisant en métro­pole un lob­by­ing act­if pour encour­ager des investisse­ments en Afrique. Malavoy, une fois ren­tré en métro­pole, sut faire preuve d’actes de résis­tance héroïques, par exem­ple, lors de sa dépor­ta­tion à Mau­thausen, et fut mar­tyrisé en Alle­magne en 1945.

Découvreurs et aménageurs

Pour des raisons qui tien­nent à la dif­fi­culté actuelle du dis­cours his­torique français sur les effets de la coloni­sa­tion, le rôle de ces décou­vreurs, amé­nageurs et indus­triels n’est que très peu con­nu, a for­tiori mis en valeur. Oui, le rôle des Mines Colo, créées en 1919, mérite d’être analysé. Qu’ils aient été affec­tés à des ter­ri­toires loin­tains en tant que mem­bres volon­taires du corps, ou qu’ils aient fait par­tie de la bonne cen­taine d’X affec­tés dès la sor­tie de l’X à des postes en colonies, sous des appel­la­tions var­iées (comme ce fut le cas jusqu’aux X 1955, par exem­ple pour un Pierre Guil­lau­mat), leurs tra­jec­toires, leurs moti­va­tions, leurs réal­i­sa­tions méri­tent le regard d’his­to­riens attentifs.

Con­clu­ons avec Bruno Bel­hoste, organ­isa­teur du Col­loque historique.

” À quoi sert l’ingénieur des Mines ? Et qui sert-il ? Libéral tem­péré et homme de ter­rain, appli­ca­teur de la sci­ence et adepte de la tech­nique, l’ingénieur des Mines est quand même, par fonc­tion, d’abord au ser­vice de l’É­tat, au moins quand il ne pan­tou­fle pas dans une entre­prise privée. ”

Un pouvoir d’influence

Une meilleure appré­ci­a­tion des rela­tions science-industrie

” Dans le même corps, on trou­ve donc d’un côté, un habi­tus ” d’hommes de méti­er “, car­ac­térisé par l’e­sprit de con­cer­ta­tion, l’ou­ver­ture aux autres acteurs et aux autres cul­tures pro­fes­sion­nelles, la “rai­son des mines”.

Et, de l’autre, un habi­tus de ” pre­mier de la classe “, venu d’une sélec­tion impi­toy­able et d’une for­ma­tion de très haut niveau, car­ac­térisé, au con­traire, par la dis­tinc­tion, la ten­dance à la dom­i­na­tion et le regard en sur­plomb, la ” rai­son des machines “.

“Les ingénieurs des Mines ont tou­jours préféré exercer un pou­voir d’in­flu­ence qu’un pou­voir de con­trainte. Ils font de cette élite intel­lectuelle et admin­is­tra­tive une spé­ci­ficité remar­quable de notre pays, et peut-être aus­si un atout, s’il existe encore aujour­d’hui, comme il faut l’e­spér­er, un avenir pour notre industrie. ”

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